En prévision de l’Aid al Adha, qui aura lieu fin juin, des amis me proposaient un chevreau parmi les bêtes qu’ils élèvent à la montagne. Hajer était enthousiaste, mais surtout à l’idée de voir le petit animal. Je n’étais pas certain, quoi qu’elle en dise, qu’elle désirait manger la viande du chevreau : sa façon de parler indiquait plutôt une tendresse pour l’animal vivant et gambadant. Mais nous parlâmes quand même des modalités du sacrifice pour la fête religieuse à venir. Nous pouvions immoler la bête avec douceur, là haut dans la montagne, chez nos amis, dans une prière qui remercierait le Créateur pour tout ce qu’il nous a donnés.
Nous avions besoin de quelqu’un qui pourrait préparer l’animal sacrifié pour en faire de la viande. De la viande à manger et de la viande à offrir.
J’ai demandé à quelques personnes autour de moi. J’ai effectivement reçu une aide, sans doute l’aide dont j’avais besoin, mais pas l’aide que je demandais. Au contraire, il me semble avoir reçu une autre leçon, inattendue, de la part du Très-haut.
À la place d’un boucher, j’ai rencontré un brave homme qui m’a assommé pendant plus d’un quart d’heure sur sa vision très étroite de la religion. Bien entendu, cet homme avait de bonnes intentions, il pensait me venir en aide, et donner voix à la seule manière de penser dans le cadre de l’islam. Je suis sorti éreinté et triste de cette conversation qui s’est vite transformée en monologue.
J’avais posé une question pratique au sujet d’un chevreau à dépecer, et j’avais eu le malheur de préciser que l’ami pouvait faire ce travail rémunéré à l’avance, que je n’exigeais pas que l’action fût réalisée pendant les trois jours de l’Aid.
Le brave homme s’est alors mis à m’expliquer quand et comment il fallait égorger la bête. Cela ne s’arrêta pas là. Comme je lui dis que je n’étais pas encore sûr d’égorger qui que ce soit, car j’avais l’habitude d’envoyer de l’argent pour nourrir des pauvres au lieu de tuer une bête pour moi, il m’expliqua que la religion devait être entendue comme une imitation stricte des actions du prophète. Qu’on n’avait pas à inventer des rituels nouveaux. Que la religion était une chose « réglementée », ou « légiférée ».
Je ne me souviens pas exactement du terme qu’il a employé, car cela m’a glacé le sang : le verbe qu’il a choisi annonçait une pratique rigoriste de l’islam, une vision sectaire. J’ai eu soudain la sensation de parler à un gardien, un milicien ou un surveillant. Je me suis tenu coi.
Le brave homme n’avait pas de colère dans les yeux et ne me parlait pas avec menace. Il y avait beaucoup de bienveillance dans sa voix et ses gestes. J’essayais de ne pas montrer mon malaise. Le rituel « du sacrifice » est une fête qui commémore le sacrifice d’Abraham. Or, dit le monsieur, il faut suivre l’exemple des prophètes et les imiter en tout. « Nous n’avons pas à penser. Nous sommes des perroquets qui répétons la parole des prophètes. »
Il a dit plusieurs fois que nous n’avions pas à penser, ce qui me donnait envie de fuir à toute jambe. Le coran, au contraire, encourage l’usage de la raison à de nombreuses reprises. Et ne mentionne jamais le moindre mouton, évidemment.
Je laissais parler le brave homme car je ne suis pas en faveur de créer des débats sur la place publique, surtout avec des gens qui se croient autorisés à donner des leçons et des conseils à n’importe quel inconnu. Le sage précaire a un peu peur des gens très sûrs d’eux.
De retour à la maison, je me sentais mal. Mon épouse comprit mon désarroi. Elle a su trouver les mots pour me rassurer. Elle m’expliqua d’où venait l’idéologie de ce brave homme, qu’elle saisit immédiatement grâce à telle ou telle formule qu’il avait employée et que je reformulais maladroitement. Oui, dit-elle, c’est typique de telle école de pensée, ils font toujours appel à cette citation qui en arabe se dit ainsi. Mais ils se trompent, ils trahissent le message de la religion. Heureusement que suivre l’exemple des prophètes n’est pas une règle : Ibrahim a égorgé une bête alors nous devrions faire la même chose ? Mais il a aussi dépecé un poulet sur ordre de Dieu à une autre occasion, et pourtant nous n’en avons pas fait un rituel musulman. Et puis, n’oublions pas, il a aussi abandonné sa femme enceinte de son premier enfant en pleine nature, doit-on aussi l’imiter en ceci ?
Bref, cette conversation déstabilisante fut un bon rappel au fait que l’islam n’oblige en aucun cas d’égorger une bête. Que s’il y a une obligation, c’est pour les riches de donner de la viande aux voisins et aux nécessiteux, c’est-à-dire d’être généreux et charitables. Si cela devient l’occasion d’un carnage ou d’un gaspillage, alors c’est une perversion du rite.
Ma rencontre avec cet homme gentil et sympathique, qui ne s’est jamais départi de son sourire et de sa bonne volonté, a sans doute été un signe pour m’encourager à faire quelque chose. J’étais sur le point de tuer moi-même un animal. Cette rencontre m’a remis sur la droite voie du maître des mondes : aucune bête ne périra de mes mains. Nous irons voir nos amis dans la montagne avec des choses à manger et nous nous amuserons avec les chevreaux. La fête sera l’occasion, au contraire, de devenir végétarien et de soulager autant que possible la souffrance des pauvres gens.