22 mars 2025 : Marcher contre le racisme, d’accord, mais pour quelle cause ?

Rivière Isar, Munich. Au loin, le musée de la science et des techniques, le magnifique Deutsches Museum.

Hier après-midi, à Munich, la marche contre le racisme du 22 mars s’est tenue dans un centre-ville animé, où il était parfois difficile, au vu des divers accoutrements, de distinguer les différents rassemblements : manifestations pro-LGBT ou enterrements de vie de jeune fille. Nous avions du mal à déterminer où se trouvait le rassemblement, jusqu’à ce qu’on voie des drapeaux arc-en-ciel floqués d’un message écrit qui stipulaient qu’il s’agissait d’événements liés à la « Semaine Internationale contre le Racisme ». Nous avons décidé d’y participer, ma femme et moi, mais notre action s’est bornée à marcher de Karlplatz jusqu’à la rivière Isar.

Bien sûr, être contre le racisme va de soi, mais comment ne pas ressentir un malaise en voyant, sur l’hôtel de ville de Marienplatz, flotter le drapeau israélien ? Comment ignorer que Munich est une ville où des militants pour les droits des Palestiniens ont été arrêtés, où le soutien à un État dont la politique repose sur une discrimination systémique n’est jamais remis en question ? Avec ce qui vient de se passer en Israël, afficher un tel soutien inconditionnel tout en prétendant marcher contre le racisme relève presque de la provocation.

Être contre le racisme, c’est aussi refuser les amalgames et les discours qui visent à stigmatiser une partie de la population sous couvert de lutte contre l’extrémisme. Depuis des années, nous voyons se répandre des discours sur un prétendu entrisme des Frères musulmans, utilisés comme prétexte pour cibler et persécuter les musulmans dans l’espace public. Si l’on veut être sérieux dans la lutte contre le racisme, alors il faut avoir le courage de dire clairement que la distinction entre islamistes et musulmans ne doit pas être un outil de discrimination.

Il est évident que la violence et le terrorisme doivent être combattus sans relâche. Mais si un islamiste – tant qu’il ne prône pas la violence – n’a pas le droit à la parole, alors qu’en est-il des catholiques intégristes, des fondamentalistes protestants ou des témoins de Jéhovah ? Qu’en est-il de ceux qui acceptent les paroles dégradantes concernant les Palestiniens de Gaza ? Une démocratie qui se veut cohérente doit appliquer les mêmes principes à tous.

Alors oui, marcher contre le racisme, mais pas sans lucidité. En plein ramadan, marcher fait du bien dans le soleil froid de Munich, mais n’est pas très facile. Nous nous sommes assis sur un banc pour regarder passer les promeneurs. Pour nous, c’était à la fois une marche et un sit-in contre le racisme. Arrivés à la rivière Isar, nous avons décidé d’aller voir le film Like a Perfect Unknown sur la vie de Bob Dylan.

Au final, Hajer et moi avons milité toute la journée pour la république. À la fin du film, l’heure de la prière du soir était déjà passée. Nous avions jeûné une heure de plus que tous les autres musulmans. Si ce n’est pas du militantisme, ça !

Glyptothek, le rêve d’une renaissance ratée

C’est l’étrange nom de ce musée qui m’en avait toujours tenu éloigné. Glyptothèque. Quelle erreur de ma part. Au cœur du quartier des musées de Munich, ce bâtiment des années 1830 est rénové de manière ravissante et abrite une magnifique collection de sculptures de la Grèce antique et de Rome.

Le dimanche, le billet d’entrée coûte un euro.

C’est une drôle d’histoire de musée, presque un paradoxe à elle seule. On pourrait s’attendre à ce qu’un premier musée public soit dédié aux trésors locaux, à l’identité bavaroise, aux racines germaniques. Mais non, lorsque le roi Louis Ier de Bavière décide de fonder ce temple de la sculpture, il ne choisit pas de célébrer son propre passé, il préfère mettre en avant l’héritage grec et romain. Un geste qui en dit long sur la nature même du musée : bien plus qu’un coffre aux trésors nationaux, c’est une scène où l’on joue une certaine idée de la civilisation. Alors bien sûr, derrière cette admiration pour l’Antiquité méditerranéenne, il y a sans doute aussi une pointe d’ambition allemande. Une volonté d’inscrire la Bavière dans la lignée des grandes cultures classiques, de se poser en héritière légitime de cette pureté idéalisée. Une manière, peut-être, de revendiquer une certaine noblesse européenne, entre idéal esthétique, domination militaire et renouveau politique.

La deuxième guerre mondiale aura fait s’effondrer ce rêve allemand. La brutalité des nazis aura eu raison de la renaissance bavaroise qui essayait de se tremper dans les chefs d’œuvres antiques pour construire un nouvel âge d’or.

Ramadan 2025 : encore un effort vers la sagesse

Photo (c) Hajer Thouroude, mars 2025, Munich

Je m’aperçois, en ce début de ramadan, que mon billet précédent était inopportun. Il contenait des critiques qui, bien que fondées, n’avaient peut-être pas leur place en cette période. C’est une chose que mon épouse me rappelle souvent : pendant le ramadan, on doit veiller à la pureté de ses paroles. Il lui arrive parfois, à ma chère et tendre, de commencer à dire du mal de quelqu’un, puis de s’interrompre brusquement : « Non, je ne dois rien dire, pas pendant le Ramadan. » Cette discipline, je l’admire et je tente moi aussi de la cultiver.

Je ne retire pas le billet en question, car ce que j’y écris sur Michel Onfray a sa place dans la réflexion que je mène sur la littérature de voyage depuis vingt ans et qui se manifeste par la myriade de billets épiphaniques et scrupuleux sur ce blog même. Néanmoins je regrette d’avoir publié cet article précisément en ce mois sacré. Cette prise de conscience me ramène à une réflexion plus large sur le ramadan et ses bienfaits.

Lire aussi : Les bienfaits du ramadan

La Précarité du sage, 2022

J’ai déjà écrit, il y a quelques années, un billet sur les vertus du jeûne, et je ne vais pas me répéter ici. Cette année, le Ramadan 2025 a une saveur particulière pour moi. Il m’apporte un bien-être que je n’avais peut-être jamais autant ressenti auparavant. L’an dernier, je l’avais mal commencé, pris au dépourvu que j’étais à cause de notre vie nouvelle à Munich. Cette fois-ci, je l’attendais avec impatience. Je l’avais préparé, à la fois mentalement et matériellement. J’ai anticipé, fait quelques provisions, cuisiné à l’avance pour éviter la faim des longues journées de jeûne.

Et les effets se font sentir. Physiquement, je me sens remarquablement bien. Je me lève tôt, reposé, concentré dans mon travail. Mon sommeil, cette année, est particulièrement harmonieux. Après le repas du soir, je ne cherche pas à prolonger la nuit. Vers 21h30, je me prépare à dormir, ce qui relève d’une certaine discipline. Mais cela me permet de me réveiller bien avant l’aube, en pleine forme, sans cette sensation de manque de sommeil qui peut parfois accompagner le jeûne.

Chaque ramadan apporte son lot d’enseignements pour soi et pour son rapport avec son corps. Un jour, peut-être, quand je serai vieux, j’aurai appris à l’accomplir avec une sagesse absolue, tel un samouraï de la pensée. Pour cela, il me faudrait un ermitage – une petite mosquée que je vais bâtir de mes mains, quelque part dans les montagnes cévenoles, là où ma source m’attend, là où ma terre, délaissée, espère encore mon retour.

La fabuleuse cartographie des montagnes d’Arabie par Harry St John Philby

La carte des montagnes d’Assir, entre Arabie saoudite et Yémen, réalisée par Philby dans les années 1940

C’est le roi Ibn Saoud qui a demandé à Harry Philby de cartographier la région montagneuse du sud ouest du royaume d’Arabie Saoudite. Personne ne savait exactement ce qui s’y trouvait et, comme c’était une région peuplées de peuples guerriers et autonomes, les géographes ne s’y étaient guère aventurés avant que le nouveau pouvoir impose son ordre.

Sur cette vidéo que j’ai faite de la carte, vous voyez la ligne rouge surmontée de la mention « Philby 1936-1937 », qui trace le trajet exact des allées et venues de l’explorateur pendant ces deux années.

On note que Jazan y est écrit Qizan, que Najran y figure comme une oasis, non une ville à proprement parler. Le site archéologique d’Okhdood y est bien identifié mais nulle trace de celui de Bir Hima, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO il y a quelques années.

Je ne sais pas vous, mais moi, cette carte me procure une émotion qui ne se tarit pas depuis la jour où je l’ai dépliée, à Munich. Je crois même avoir été le premier lecteur de ce livre, édition originale de 1952.

Je lis sur cette carte et entre les pages du livre où elle est collée, la personnalité rigoureuse et sensible de Philby. La marque d’un administrateur zélé, scrupuleux, pas génial mais soucieux de faire un travail utile à tous les administrateurs qui vont le succéder.

Munich, le G20 et Philby

Harry Philby, dans sa tenue d’explorateur, près d’inscriptions archéologiques entre Yémen et Arabie Saoudite, 1936.

Ce matin-là, Munich accueillait le G20. Les rues de la ville, habituellement paisibles, étaient quadrillées par des forces de sécurité impressionnantes. Les dirigeants du monde entier se réunissaient pour discuter des grands enjeux planétaires : submersions migratoires de l’occident, liberté d’expression pour les suprématistes blancs, supériorité de l’Amérique. Pourtant, avant même que les discours ne commencent, un attentat à la voiture bélier venait rappeler que le monde est fragile, que la violence peut surgir à tout moment, et que les certitudes des puissants sont souvent éphémères.

Pendant ce temps, loin du tumulte médiatique et des barrières de sécurité, je me rendais à la Bayerische Staatsbibliothek (BSB), la bibliothèque d’État de Bavière. Mon objectif : plonger dans les récits de voyages de Harry St. John Philby, cet explorateur britannique qui a arpenté l’Arabie au début du XXe siècle, et dont j’avais commandé les éditions originales de 1922 et de 1952.

Philby, l’anti-héros méticuleux

Philby se désignant sobrement par « L’auteur », 1916.

Philby n’est pas Lawrence d’Arabie. Il n’a pas le panache romantique, ni la légende hollywoodienne. C’est un homme de terrain, un travailleur acharné, presque ennuyeux dans sa rigueur. Ses récits de voyages effectués dans les années 1915 et 1930 sont des modèles du genre : scrupuleux, respectueux des hommes et des réalités qu’il décrit. Il ne cherche pas à embellir, ni à dramatiser. Il observe, note, analyse.

Philby est le contraire exact de tous les voyageurs à la mode dont je tairai le nom car on en a trop parlé sur ce blog. Ces derniers se servent des territoires voyagés comme d’un écrin flou qui met en valeur leur corps, leur gueule, leur esprit plein de formules paradoxales qui ravissent les banquiers et les politiciens. Au contraire, on cherche Philby entre ces pages où les territoires sont précisément cartographiés, les bâtiments minutieusement observés, les us et coutumes respectés.

Ses photos, en particulier, m’ont frappé. Elles n’ont aucune prétention artistique. Ce sont des images documentaires, prises pour expliquer, pour témoigner. Et c’est précisément cette absence de fard qui les rend si puissantes. Chaque cliché est une fenêtre ouverte sur un monde disparu, un hommage à des visages et des paysages qui ont depuis été transformés par le temps, la guerre et la mondialisation.

Les yeux hallucinés du cheikh de Najran, 1936. Photo aujourd’hui reproduite dans les châteaux et les palais de Najran.

Une plongée dans un autre monde

En sortant de la BSB, j’étais sonné. Ces quelques heures passées avec les écrits et les photos de Philby m’avaient transporté dans une autre époque, un autre état d’esprit. J’avais l’impression d’avoir traversé un désert, d’avoir marché aux côtés d’un homme qui, malgré les préjugés de son temps, avait su voir dans les Arabes des êtres d’avenir, dépositaires d’un passé complexe et mystérieux.

Photo de famille avec « Ibn Saud himself », roi d’Arabie et fondateur devenu mythique du royaume. Philby était en adoration devant lui. 1915.

Pour Philby, l’Arabie n’était pas (seulement) une terre à conquérir, mais (surtout) une civilisation à comprendre. Il avait appris l’arabe, étudié les coutumes locales, et s’était immergé dans une culture qui, pour beaucoup de ses contemporains, était opaque, voire menaçante.

Le G20 et le discours de Vance : un monde en décalage

Pendant ce temps, au G20, le vice-président américain Mike Vance tenait un discours sur l’immigration, présentée comme le problème le plus urgent de notre époque. Un siècle après Philby, le ton avait radicalement changé. Là où l’explorateur britannique voyait des hommes et des femmes à respecter, les élites américaines d’aujourd’hui voient des menaces à contenir, des flux à contrôler, des vies à trier.

Pour des hommes comme Trump, Vance ou Musk, les Arabes ne sont plus des partenaires, mais des obstacles. Ils ne méritent ni compréhension ni empathie, mais des drones, des murs et des politiques sécuritaires. La déchéance du monde occidental, si déchéance il y a, se trouve peut-être là : dans cette incapacité croissante à voir l’autre comme un égal, dans ce refus de s’engager dans un véritable dialogue.

80 ans après la libération d’Auschwitz : Mémoire, responsabilité et résonances contemporaines

En ce 80ème anniversaire de la libération des camps d’Auschwitz, il est crucial de revenir sur l’importance historique et symbolique de cet événement, non seulement pour comprendre le XXe siècle, mais aussi pour analyser son impact sur notre époque. Auschwitz, et plus largement les camps de concentration et d’extermination, représentent un point de bascule dans l’histoire des idées, une fracture morale et philosophique qui a redéfini les valeurs humaines. Avec Hiroshima, Auschwitz incarne l’aspect inhumain du siècle, et la fin de notre foi dans le progrès et la technique.

Pour résumer le XXe siècle dans son horreur, il faut convoquer trois mots qui renvoie chacun à un certain extrême du savoir-faire et de l’intelligence de l’occident :

  1. Les déportations de populations
  2. Les camps de la mort
  3. La bombe atomique

La libération des camps a marqué la révélation d’une horreur indicible : un système industriel de déshumanisation. Ce moment a transformé la pensée contemporaine, influençant la littérature, la philosophie et les discours politiques. Primo Levi, dans Si c’est un homme, a offert une perspective supportable en décrivant la vie quotidienne des prisonniers, loin du dolorisme, et en révélant les mécanismes de survie dans un monde concentrationnaire. Ce livre demeure un témoignage fondamental, non pour provoquer un simple “plus jamais ça”, mais pour comprendre, dans le détail, ce que signifie être privé de sa dignité tout en continuant à vivre.

Une commémoration troublante

Cependant, en 2025, alors que nous commémorons cet anniversaire, un paradoxe troublant émerge : certains des descendants des victimes de ces tragédies historiques sont aujourd’hui engagés dans des dynamiques de domination qui reproduisent, dans un autre contexte, des mécanismes de violence et de répression équivalente à ceux mis en place par l’Allemagne nazie. La situation à Gaza illustre cette contradiction. Avec plus de deux millions de Palestiniens enfermés dans une enclave assiégée, Gaza s’apparente à un gigantesque camp de concentration, un espace où les habitants vivent sous un blocus constant, soumis à des bombardements incessants. Et comme par hasard, les experts de la chose militaire observent qu’on a fait tomber sur Gaza plus d’explosif que la bombe d’Hiroshima n’en contenait.

Cette réalité, bien qu’éloignée dans sa forme et son contexte des camps nazis, interpelle par ses résonances symboliques. Les tragédies de la Deuxième Guerre mondiale — camps de concentration et bombe atomique — trouvent une résonance glaçante dans les violences infligées aujourd’hui à Gaza. Ces parallèles soulèvent le cœur et des questions profondes sur la mémoire collective et sur la manière dont elle est mobilisée ou détournée pour justifier des politiques contemporaines.

La nécessité de lire et de comprendre

Pour ne pas sombrer dans la provocation ou le simplisme, il est essentiel de revenir aux œuvres qui éclairent ces expériences extrêmes avec nuance et profondeur. Si c’est un homme de Primo Levi reste une lecture incontournable. De même, les mémoires de Simone Veil offrent une vision personnelle et lucide des camps, évitant les simplifications et les instrumentalisations.

Aujourd’hui, face à une montée des discours extrémistes qui rêvent de déportations, d’épurations ethniques et qui cherchent à étouffer les voix critiques, notamment celles qui défendent les droits des Palestiniens, il est plus urgent que jamais de relire ces textes. Ils rappellent que la mémoire de la Shoah ne doit pas servir à justifier l’injustice, mais à alimenter une réflexion universelle sur les droits humains, la justice et la coexistence.

Heinrich Heine comprit-il quoi que ce soit à la vie d’un palmier ?

Cette double page de Roland Barthes inclut aussi un extrait poétique de Heinrich Heine. Arrêtons-nous un instant sur ces deux quatrains.

En allemand :

Im Norden steht ein einsam’ Tannenbaum

Auf karger Höh’ in eisigem Traum.

Ihn schläfert; mit weißer Decke hüllt

Ihn Schnee und Eis und Kälte und Stille.

Er träumt von einer Palme, die

In fernen Ländern sonnig steht,

Einsam und traurig auf brennender Klippe

Verhüllend sich der feurigen Glut.

Heinrich Heine, Buch der Lieder, 1827.

Ce poème illustre bien l’entrée du palmier dans la littérature romantique européenne au XIXe siècle, non comme un symbole de vie, de profusion ou de fertilité, mais comme une figure de solitude, d’exil et de mélancolie. Le contraste entre le pin du nord et le palmier de l’Orient est frappant : bien que situés dans des climats opposés – l’un dans un froid glacial, l’autre sous une chaleur brûlante – les deux arbres partagent un même destin d’isolement et de souffrance face aux forces hostiles de la nature.

Heine utilise ici le palmier comme une projection symbolique de l’Orient, un lieu de soleil et de chaleur, mais aussi de dénuement et de désolation. Le palmier n’est pas un symbole de luxuriance ou de l’idéal orientaliste de profusion, mais l’écho d’une détresse universelle. Il devient un double mélancolique du pin nordique, incarnant une polarité où le trop froid et le trop chaud se rejoignent dans une même expression d’abandon.

Dans la tradition romantique, les éléments naturels servent souvent à exprimer un sentiment humain plus profond. Ici, le pin et le palmier ne sont pas de simples arbres, mais des métaphores d’un sentiment de tristesse et d’aliénation. Cela marque une rupture avec des visions antérieures du palmier dans les récits de voyage ou les textes scientifiques, qui mettaient davantage l’accent sur sa dimension nourricière et son rôle vital dans les paysages orientaux.

In Palmis Semper Parens Juventus: un Bavarois fou d’amour pour les palmiers

Historia Naturalis Palmarum, de Von Martius

Sur les traces des palmiers : une fascination tardive des voyageurs européens

Je travaille actuellement sur un article pour un catalogue de musée consacré aux palmiers dattiers. Ce projet m’a conduit à m’intéresser à la manière dont les premiers Européens ont perçu et décrit ces arbres emblématiques, que ce soit en Arabie ou sous d’autres latitudes.

C’est ainsi que j’ai découvert le travail fascinant de Carl Friedrich Philipp von Martius, un botaniste bavarois du XIXe siècle, véritable pionnier dans l’étude des palmiers. Von Martius a consacré une œuvre monumentale en trois volumes, rédigée en latin, à l’histoire des palmiers : Historia naturalis palmarum. Son attachement passionné à ces arbres transparaît dans une phrase devenue célèbre : “In palmis semper parens juventus, in palmis resurgo” — « Près des palmiers, je me sens jeune. Près des palmiers, je revis. »

Une visite sur la tombe de von Martius

Cette admiration pour von Martius nous a récemment conduits, Hajer et moi, sur sa tombe à Munich. Nous étions curieux de voir si le cimetière, à l’image de ses écrits, rendait hommage à son amour des palmiers. Mais, à notre grand dam, la tombe est modeste, envahie de mauvaises herbes, sans aucune trace des palmiers qu’il chérissait tant. Ce contraste m’a inspiré l’idée qu’il serait juste d’y planter un palmier et d’y graver sa célèbre phrase, en hommage à son œuvre et à sa passion.

Von Martius et les tropiques

Cependant, il est essentiel de souligner que l’amour de von Martius pour les palmiers n’a pas été nourri par des voyages en Arabie, mais en Amérique du Sud. Ses recherches et son émerveillement ont trouvé leur source dans les tropiques du Brésil, où il a exploré des forêts luxuriantes peuplées d’espèces de palmiers variées. Ce contexte tropical explique peut-être pourquoi sa vision des palmiers était si empreinte de vitalité et de jeunesse.

Illustration de Von Martius

Les voyageurs européens en Arabie : une découverte tardive

En revanche, les voyageurs européens en Arabie, avant le XIXe siècle, semblent presque aveugles à la présence des palmiers. Dans mes recherches, j’ai constaté que des explorateurs comme Ludovico di Varthema, au début du XVIe siècle, ne mentionnent ni les palmiers ni leurs fruits, les dattes. Ils décrivent abondamment d’autres plantes, mais les palmiers semblent échapper à leur attention.

Ce silence se prolonge pendant des siècles. Ce n’est qu’au XIXe siècle que des voix commencent à célébrer la beauté des palmiers dans les régions arabes. Richard Burton, l’explorateur britannique, est l’un des premiers à en parler avec admiration, soulignant leur élégance et leur ombre bienfaisante. Cette reconnaissance tardive est intrigante : pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que les palmiers soient perçus comme des objets de beauté, et non de simples pourvoyeurs de fruits ?

Une hypothèse : le regard européen en transformation

L’hypothèse qui émerge de mes recherches est que la reconnaissance des palmiers comme des arbres visuellement et symboliquement importants a nécessité un ajustement progressif du regard européen. Les arbres européens, tels que les chênes ou les hêtres, définissaient la norme pour ce qu’un arbre devait être : robuste, feuillu, enraciné dans un climat tempéré. En comparaison, le palmier, avec son tronc élancé et sa couronne singulière, défiait ces attentes. Il était, en quelque sorte, invisible aux yeux des premiers voyageurs, non parce qu’il n’existait pas, mais parce qu’il ne correspondait pas à leurs cadres de perception.

Ce n’est qu’avec l’avènement du romantisme, l’expansion des sciences botaniques, et une ouverture culturelle accrue au XIXe siècle, que le palmier a pu être véritablement “vu” et célébré. Les écrits de Burton et de von Martius en témoignent : ils marquent le moment où le palmier passe du statut de simple ressource alimentaire à celui d’icône esthétique et symbolique.

Aujourd’hui, les palmiers sont omniprésents dans notre imaginaire des paysages désertiques et tropicaux. Mais il est prudent de se rappeler que cette reconnaissance a été le fruit de siècles d’échanges, de voyages et de révisions de nos cadres de perception. Et, peut-être, cela nous invite aussi à nous demander quelles merveilles, sous nos yeux, passent inaperçues nous restent encore à voir.

S’installer dans le mois du jeûne et se croire guéri du mal

Alors que ce n’est même pas vrai

Je vous raconte rapidement

Le deuxième jour du ramadan fut plus heureux que le premier. Le premier jour de jeûne fut très pénible à cause de la réaction violente de mon corps au régime nouveau auquel je ne l’avais pas préparé.

Si j’étais mystique, je dirais que mon corps s’est révolté toute la journée sous l’influence de satan ou des démons qui refusaient violemment la bonté du jeûne et de la prière. De ce point de vue, le jeûne opère à la fois comme révélateur du mal en soi, et comme arme de combat contre lui. Le mal se voyant menacé, il refuse la défaite et vous utilise comme instrument de sa révolte : fatigue, énervement, faim, soif, déprime, perte d’équilibre, accident, chute, tentation, sommeil, vous passez par toutes ces étapes parce que le mal, en vous, cherche à vous faire rompre le jeûne et vous ramener vers la vie de pécheur jouissif et oublieux qui a toujours été la vôtre.

Le deuxième jour de jeûne, déjà, a vu le sage précaire beaucoup plus serein et de bonne humeur. Peu de fatigue, moins de déprime. Peu de soif ni de faim. Une sensation diabolique d’envie, cependant, dans la délicieuse boulangerie qui se trouve à côté du supermarché Aldi. Les retraités prenaient des viennoiseries à se damner et ils commandaient des cafés noirs à consommer sur place. Il était neuf heures du matin, je jeûnais depuis cinq heures et en temps normal je me serais laissé tenter aussi. J’ai pris cette sensation d’envie aigüe comme une épreuve du ramadan : rappelle-toi comme on souffre quand on est dans le besoin et que les autres profitent de la vie. Arrête d’envier ces gens et concentre-toi sur ta lecture. Pour ce faire, trouve-toi un espace sans odeur de bouffe et sans bruit. La Bibliothèque ! Dieu merci, les bibliothèques existent. Retour instantané de la bonne humeur.

Un candide pourrait croire hâtivement le mal dompté et soumis à la puissance du jeûne et de la prière, mais ce serait présomptueux. Non, soyons réaliste, le sage précaire n’est pas devenu un homme bon en une journée, il n’a pas soumis ses démons du mal en 24 heures. D’ailleurs, dans sa voiture avec sa moitié, il a encore dit des choses malveillantes sur des gens, il a traité de con un automobiliste, et il a crié F**k *ff! à un cycliste qui avait failli causer un accident.

Ce qui est plus probable, c’est que le génie du mal a compris que ce n’était que du jeûne et qu’il ne courait pas un danger extrême dans la peau du sage précaire.

Sous le signe de Beethoven

Entre Bonn, où j’ai visité le musée qui lui est consacré, et Munich où sa musique est jouée à l’Isarphilarmonie, mon séjour allemand se place sous le signe de Beethoven. Le sage précaire, pourtant, a toujours été plus enclin à écouter d’autres compositeurs. Beethoven, il l’écoute depuis l’adolescence mais presque plus par devoir que par attirance instinctive.

C’est la lecture de Kundera (il parle de Beethoven dans presque tous ses livres) qui l’a poussé à écouter en boucle les Variations Diabelli. Sa pratique théâtrale lui a fait découvrir la magnifique septième symphonie (les Baladins de Péranche avaient utilisé le poignant deuxième mouvement comme accompagnement de notre mise en scène du Journal d’Anne Frank en 1990). La « neuvième », qui se termine par l’Ode à la joie, c’est Nietzsche qui l’a convaincu d’aller y voir de plus près (Naissance de la tragédie). Mais à chaque fois, le stimulus vient d’ailleurs. Le sage précaire n’est pas aussi passionné de Beethoven qu’il l’est de Bach, de Berlioz, Schubert ou de Josquin.

C’est pourtant la symphonie n° 5 que nous sommes allés écouter à la salle de concert hyper moderne du complexe culturel Gasteig HP8. Nous fûmes très impressionnés par la salle, son esthétique visuelle et son acoustique. J’étais ému de voir tant de monde payer si cher le billet d’entrée (plus de 40 euros) pour assister à un concert de musique classique. J’ai retrouvé mes Allemands. Les Allemands comme je les aime et les désire, passionnés de musique et de science. Les Allemands bien rangés sur leur siège mais communiant avec la rage échevelée de Beethoven. Les Allemands fous d’amour pour le romantisme, même s’ils nous regardaient d’un sale œil lorsque nous prîmes d’assaut des sièges mieux situés à l’entracte.

Nous savons tous que Beethoven est devenu sourd, mais dans sa maison de Bonn, transformée en musée, sont exposés les instruments de torture que le musicien s’introduisait dans l’oreille, au bout desquels ses visiteurs devaient hurler pour se faire entendre. Ce spectacle est pathétique, et on n’en finit pas de se lamenter sur la malédiction de l’artiste qui perd l’usage du seul sens dont il a besoin. C’est à devenir fou.

Justement, la symphonie numéro 5 est connue dans l’histoire de la musique pour incarner la lutte de l’homme sain avec la folie. Le morceau lui-même, sa composition, avec ou sans exécution orchestrale, faisait vaciller la santé mentale des auditeurs : en 1830, Goethe ne sortait plus au concert, mais il se faisait jouer au piano ce qu’il y avait d’intéressant. Quand Mendelssohn joua au piano la cinquième, le vieux maître reconnut la charge de trouble mental qui habitait la composition :

« Cela le remua étrangement. Il dit d’abord : cela n’émeut en rien, cela étonne seulement, c’est grandiose ! » Il grommela encore ainsi, pendant un long moment, puis il recommença, après un long silence : « C’est très grand, c’est absolument fou ! On aurait peur que la maison s’écroule…

Felix Mendelssohn, cité par J. & B. Massin, dans Ludwig van Beethoven.

Voilà, c’est ça, Beethoven voulait faire s’écrouler la maison. Et les Allemands adorent ça parce que ce sont des gens adorables, qui construisent des maisons bien solides mais qui rêvent d’océans et de tempêtes.