Black Tea, d’Abderrahmane Sissako : film africain en chinois

On se souvient de notre livre collectif sur les Chinois francophones, publié en 2012. Un certain Benoît Carrot y avait participé en écrivant une réflexion sur la rencontre des Chinois et des Africains au sein de la francophonie.

Le cinéaste mauritanien Adberrahmane Sissako a décidé de raconter une histoire d’amour et de passion entre une femme venue d’Afrique et un homme chinois. Professeur Carrot interrogeait dans son article la possibilité et la richesse d’un « entre-trois » : Chine/Afrique/France. Or, dans ce film, l’histoire se déroule à Canton et tout le monde parle chinois. Exeunt le français, la France et l’Europe.

Accéder au livre entier en PDF : Traits chinois/Lignes francophones. Images, écritures, cultures.

Rosalind Silvestet et Guillaume Thouroude (dir.), Presses de l’Université de Montréal, 2012.

J’ai toujours vu des Africains vivre en Chine. Ils y vont pour suivre des études notamment. La plupart d’entre eux parlaient chinois, de même que les Chinois parlent le lingala ou le wolof, si l’on en croit maître Carrot et le cinéaste Sissako. Car pour eux (Asiatiques comme Africains) adopter la langue vernaculaire du pays où l’on vit est une évidence qui ne se discute même pas.

Il n’y a que nous, occidentaux, pour penser que le français et l’anglais sont suffisants pour se débrouiller partout.

Ma rencontre avec Jean-Pierre Bacri

Hier j’ai rencontré Jean-Pierre Bacri, dans le rôle du patron de PME qu’il interprète dans Le Goût des autres.

Il s’est moqué de ma voiture et de ma montre. Il a parlé de Rolex en insinuant que j’avais raté ma vie. Je me suis senti humilié.

Nous nous sommes réconciliés autour d’un sandwich que je lui ai offert à la cafétéria de la bibliothèque nationale. Il m’a posé des questions sur les livres qui étaient là, sur leur intérêt et sur les motivations des gens qui hantaient ces espaces.

Il m’a regardé et il a recommencé à se moquer de moi mais cette fois ça ne m’a pas blessé. Il a ri de mes goûts, de mes recherches, de mes livres que personne ne lit, des films que je vais voir. J’ai ri avec lui car je le trouvais drôle, encore plus que dans Le Goût des autres.

Si je m’étais permis de l’insulter sur sa richesse et ses voitures, il aurait été peiné de me voir agressif mais il ne se serait pas senti humilié.

Si je m’étais moqué de ses pratiques culturelles, des feuilletons pourris qu’il regarde à la télé, il n’aurait pas ri avec moi et m’aurait trouvé odieux.

Bacri et moi sommes dominants et dominés chacun dans sa sphère. Il n’y a pas d’équivalence dans les discours selon qu’on est dominant ou dominé.

Les immigrés qui critiquent la France n’équivalent pas aux Français qui critiquent les immigrés.

Le discours anti-chinois des Ouïgours n’est équivalent au discours anti-Ouïgours des Chinois.

Jean-Pierre Bacri me dit que les Blancs aussi sont victimes de racisme. Que le racisme anti-blanc doit être dénoncé au même titre que le racisme anti-noir.

La ferme des Bertrand, un film subtil sur la subtilité des paysans

Trois frères ont repris la ferme des parents après la guerre d’Algérie, en Haute-Savoie. Ils ne voulaient pas mais ils ont été plus ou moins forcés.

On les a filmés en 1972. Ils sont forts, musclés et plein d’espoir. Ils cassent des pierres torse nu, tous trois sont célibataires et pensent déjà qu’ils travaillent trop par rapport à la jeunesse de leur temps.

Ce sont de beaux jeunes hommes, intelligents et travailleurs, on se dit qu’ils feraient de bons maris et d’excellents pères.

En 1997, on filme à nouveau la ferme à une étape importante : les trois frères Bertrand vont prendre leur retraite. Ils sont encore bien musclés et parlent avec beaucoup de précision. Hélène a repris l’exploitation avec son mari, le neveu des trois frères.

En 2022, on les filme pour la dernière fois. Hélène va prendre sa retraite, et introduit une machine à traire les vaches juste avant de partir se reposer. Son mari est mort. Deux des frères Bertrand, filmés en 1972, sont morts. Le dernier qui reste est octogénaire, cassé en deux.

Ces trois films de la même ferme sont montés par Gilles Perret, en un seul long métrage documentaire intitulé La Ferme des Bertrand (2024).

De passage à Paris pour affaires, le sage précaire est allé le voir en matinée, à la séance de 10 h 10 au MK 2 Beaubourg. C’est fabuleux d’aller au cinéma avant le déjeuner.

Le film est riche et bouleversant. Riche parce qu’on voit comment une exploitation agricole est un monde de sens philosophique, combien il faut d’intelligence et de vision pour ne pas échouer. Mais c’est bouleversant parce que les frères avouent avoir raté leur jeunesse et regretté la vie conjugale : « C’est une réussite sur le plan économique, mais sur le plan humain c’est un échec puisque on n’a pas réussi à faire autre chose que travailler. » Les trois frères sont restés célibataires toute leur vie. « Pourtant j’aime énormément la compagnie », dit l’un d’eux. Le sage précaire songe à sa compagne et sent les larmes lui monter aux yeux.

On ne peut pas regarder ce film sans rire ni sans pleurer. Sa grande qualité est qu’il est ambigu jusqu’au bout. Ses agriculteurs aiment leur terre et leurs animaux mais ils ne cessent de dire qu’ils ont été esclaves du travail. On ne sait jamais vraiment que penser.

Ils travaillent toujours à la main mais ils s’engagent sur la voie de la robotisation et de la mécanisation.

Ils semblent être heureux mais ils affirment avoir sacrifié le bonheur sur l’autel de cette seule exploitation.

Ils ont réalisé une œuvre énorme avec ces quelques hectares mais on ne peut s’empêcher de penser que bientôt tout s’écroulera comme un château de cartes.

Rrr, un film nationaliste ?

C’est un film indien sorti en 2022 et qui a eu du retentissement dans le monde entier, sauf peut-être en France où l’on aime le cinéma indien quand il est moins kitsch et plus intérieur.

L’histoire se passe dans les annees 1920 dans l’Inde colonisée par la Grande Bretagne. Les colons y sont peints comme de méprisables créatures, violentes, lâches, sans foi ni loi. Ils humilient les autochtones de manière caricaturale. Deux personnages indiens émergent : l’un est un militaire d’exception dans l’armée britannique, l’autre un homme de l’ombre qui poursuit une mission hors-la-loi. Ils s’opposent donc, mais deviennent amis et après beaucoup de péripéties, finiront par s’entraider pour fomenter une guerre de libération nationale.

C’est un spectacle à couper le souffle, très épique, extrêmement violent et en même temps gentiment puéril. Les acrobaties de bagarre sont typiquement celles que les petits garçons imaginent dans leurs jeux de rôles.

Mais c’est un film qui a suscité des polémiques parmi les intellectuels indiens. On lui reproche en gros d’être d’extrême droite, de propager une vision ethniquement pure de l’Inde, et de soutenir de manière cryptée le gouvernement conservateur de Modi.

Rajamoli, le réalisateur, Il répond franchement à diverses accusations, et avoue son athéisme sans problème.

Il est vrai que dans la section finale du film, une chanson, les héros célèbrent des grands hommes de l’histoire indienne et passent Gandhi sous silence. Effacement du grand leader de la non-violence et de la tolérance. Le rêve de Gandhi, ne l’oublions pas, était de voir indhous et musulmans réconciliés, non séparés en plusieurs États. Ce film semble dérouler une conception guerrière et « mâle alpha » de l’identité indienne.

Et puis cette façon de montrer les blancs, c’est quand même too much. Un homme blanc est automatiquement pervers, sans cœur, sans puissance, sans âme. Et le film contient clairement des appels au meurtre, c’est assez choquant. Cela explique d’ailleurs pourquoi les producteurs ont prévenu les spectateurs avant le début du film que les scènes de violence n’étaient pas dirigées contre une quelconque communauté, et que tout était fictionnel. Mais peut-on en vouloir à des anciens colonisés de montrer des colonisateurs de manière indigne et ignoble ? La question se pose…

La sagesse précaire n’a pas formé d’opinion définitive sur ce spectacle et attend de recevoir des critiques pour se frotter à d’autres esprits et démêler les sentiments contradictoires qui la traversent.

Gangubai Kathiawadi, un film indien progressiste

Scène de danse du film Gangubai Kathiawadi

Film indien de 2022, Gangubai Kathiawadi raconte l’histoire d’une femme née dans une bonne famille, enlevée puis vendue pour devenir prostituée à Bombay. Le réalisateur est très célèbre en Inde. Il cherche à élaborer un discours d’émancipation pour les femmes de mauvaise vie dans un pays conservateur.

Comme tous les films de Bollywood, il y a des chants et des danses, mais très peu malheureusement. J’ai adoré ces scènes aux mouvements amples et à la sauvagerie maîtrisée.

Mais le plus impressionnant dans ce film, outre la flamboyance picturale des plans, ce sont les messages sociaux et politiques qui y sont diffusés.

L’émancipation des femmes est naturellement en première page de l’agenda. Le film met en scène un processus d’émancipation d’un groupe de travailleuses du sexe.

La coexistence entre indhous et musulmans est une ligne narrative très forte à mes yeux, même si elle n’est pas très explicite pour ceux qui ne seraient pas informés. Les personnages musulmans jouent un rôle plutôt positif puisque lorsque le personnage principal se fait frapper par un pashto, elle va chercher protection auprès d’un leader de la communauté musulmane, qui se comporte avec elle en gentleman.

De même l’héroïne tombe amoureuse d’un jeune tailleur de vêtements, mais sacrifie cet amour pour donner ce garçon en mariage à une de ses protégées qui ne veut plus se prostituer. On devine qu’elle ne s’autorise pas à être heureuse, mais aussi qu’elle ne veut pas des difficultés d’un mariage mixte, car on devine que le jeune amoureux est lui aussi musulman alors qu’elle est hindoue.

La légalisation de la prostitution est enfin une étonnante revendication du film. On y voit des travailleurs du sexe qui ne demandent pas qu’on interdise leur activité, mais qu’on les considère avec respect et dignité.

Tout cela me paraît étonnamment progressiste pour un film grand public dans un pays dirigé par un nationaliste raciste. Il y a même des dialogues qui m’auraient semblé osés dans un film français.

L’Irlande et Lyon se rencontrent enfin

Depuis que la bonne ville de Lyon a vu la naissance du sage précaire, jamais son club de football n’a été aussi bas. C’est simple, nous sommes derniers du championnat de France. Je ne sais pas si cela a déjà eu lieu dans l’histoire du monde.

À la fin du premier tiers de la saison, nous n’avions pas gagné un seul match. Pas un seul club d’Europe a fait aussi mal que Lyon. Or ce mauvais sort a été brisé hier soir. Devinez qui est venu à la rescousse de l’O.L. pour sauver l’honneur de la capitale de la sagesse précaire ?

Un Irlandais.

Le seul Irlandais qui joue en France. Jake O’Brien, natif du comté de Cork, et joueur de sports gaéliques. Il n’était pas destiné à devenir professionnel de football. Le sage précaire l’inclut donc dans son narratif cosmogonique en faveur des amateurs contre les professionnels.

L’Irlande compte beaucoup pour moi puisque c’est là que j’ai commencé ma vie d’errance en 1999. Plus que la France, c’est Lyon que j’ai quittée à l’âge de 27 ans. J’aimais ma ville mais c’est elle qui ne voulait plus de moi. Tous les signes du destin montraient la direction du départ : je me séparais de ma compagne croix-roussienne, je me faisais virer du Musée d’art contemporain, le cinéma redevenait cher à cause d’un plan secret dont j’avais profité et qui ne fonctionnait plus. Mon anglais était toujours au point mort. Alors l’amoureux de Beckett et de Joyce que j’étais décida de migrer à Dublin, où je restai plusieurs années.

J’étais Dublinois quand l’Olympique lyonnais devint champion de France. J’ai suivi la décennie faste de mon club depuis l’Irlande, puis la Chine, puis l’Irlande à nouveau. C’est pourquoi dans mon cœur ces deux entités sont unies.

C’est encore pourquoi je suis si heureux que c’est un Irlandais qui ait marqué l’unique but de la victoire d’hier soir.

Je prie pour qu’une grande histoire d’amour commence entre le peuple de Lyon et le peuple irlandais. Qu’O’Brien fasse des étincelles chez nous, que d’autres joueurs irlandais viennent jouer entre Rhône et Saône et que les supporters se mettent à entonner des chants celtiques et des ballades mélancoliques.

Conversion monétaire de Taxi Driver

Au début du film de Martin Scorsese, Bob de Niro dit qu’en travaillant de « longues heures » il parvient à gagner 300 voire 350 dollars par semaine. Mais à combien d’euros aujourd’hui correspondent 300 dollars en 1976 ?

Je me suis basé sur une autre scène pour trouver une juste conversion. Dans un cinéma porno, le même acteur achète une barre chocolatée, une boisson gazeuse, un paquet de pop corns et encore autre chose que je n’ai pas compris. Le tout lui coûte 1,85 dollars. Aujourd’hui, en France, cette commande monterait à une dizaine d’euros, peut-être un peu moins car la scène se passe dans un quartier populaire. Disons 7 euros.

Si je multiplie 1,85 par 4, j’obtiens 7,4.

Si je multiplie 300 par 4, j’obtiens 1200.

On comprend mieux la scène et on peut s’identifier au chauffeur de taxi : il se fait 1200 euros par semaine, et c’est un super salaire quand on est dans la mouise. En tout cas, c’est un salaire suffisamment élevé pour avoir envie de le clamer, de le mentionner dans un film.

Pour le reste de Taxi Driver, que l’on peut visionner avant d’aller voir le dernier Scorsese au cinéma, procéder de la même manière et multiplier par quatre tous les montants en dollars que vous entendez.

Pour le Critérium des Cévennes

Ce weekend c’est la grande course dans nos montagnes jaunies et orangées. Les bolides automobiles s’en donnent à coeur joie et font vrombir des moteurs gonflés et augmentés.

La ville du Vigan vit au rythme des équipes de voitures de course puisque les campements prennent toute la place, sur tous les parkings et toutes les places. On entend tout le weekend des moteurs qui mêlent leur rugissement aux doux chants des tronçonneuses, des véhicules de nettoyages et des souffleuses de feuilles mortes. C’est un enchantement pour le Cévenol.

La présence du Rallye est devenu une pomme de discorde au Vigan. D’un côté les amoureux de la bagnole et des sports extrêmes, de l’autre les écologistes et les néo-ruraux qui militent pour la fin de cette coutume barbare.

Cette division est assez importante pour créer de véritables manifestations d’élus et de producteurs locaux pour « La défense de nos traditions », contre ces nouveaux venus citadins qui prétendent dicter la meilleure manière de vivre dans les montagnes.

Dans ce conflit, et en tant que nouveau venu moi-même, je vais prendre fait et cause pour les défenseurs du rallye. C’est vrai qu’ils font du bruit et qu’ils polluent mais cela ne dure qu’un weekend et ils apportent de la vie dans une petite ville, et ce depuis les années 1950 !

Toutes ces voitures apportent aussi tant de couleurs acidulées dans nos villages de pierres. Elles paradent dans nos rues avec fierté, elles pétaradent comme des trophées d’un autre temps. Hajer et moi, bras d’ssus/bras d’ssous dans la rue de Poste, nous admirons ces bolides qui marchent au pas et nous nous sentons projetés dans un film de Louis de Funès.

Plusieurs films dans la même balade à vélo

Un vélo qui s’ennuyait dans un garage de Villefontaine rigole et scintille désormais sur les hauteurs de Villeurbanne. Un jour qu’il faisait trop chaud pour courir et pour écrire, le sage précaire a décidé d’aller voir plusieurs films dans des salles de cinéma distancées les unes des autres sur la commune de Lyon, et de faire tous les trajets à vélo pour faire quand même un peu d’exercice.

Pour aller à l’Institut Lumière, rue du Premier film (8ème arrdt), il me fallait passer par le parc Blandan. Ancienne caserne militaire, je découvre ce qu’ils en ont fait. Pas mal du tout ces herbages, cet art du jardin un peu déstructuré, un peu urbain, un peu prairie et herbes folles. Bon, j’apprécie l’urbanisme doux que les Lyonnais veulent développer dans leur vieille cité industrielle.

On arrive à l’Institut Lumière, pour découvrir que tout a changé par rapport aux années 1990. De mon temps, les salles de cinéma se trouvaient dans le château lui-même (une demeure néo-je-ne-sais-quoi, datant des année 1900, avec des tourelles et une polychromie due aux différentes pierres de l’édifice). Aujourd’hui les salles sont dans l’ancien hangar qui a vu naître le cinéma. Au fond du jardin.

Je paie ma place et m’installe dans les sièges hyper confortables de l’Institut. Il y a un festival Orson Welles. Je me rends compte en cours de route que, finalement, je n’aime pas trop Orson Welles. Son Macbeth, après plusieurs visions, je peux dire que je n’aime pas. J’ai même eu la révélation que je n’aimais pas tellement Shakespeare non plus. Je suis trop vieux pour me mentir à moi-même. D’accord pour les comédies de Shakespeare, mais ses tragédies métaphysiques et brumeuses, c’est trop de drame pour le sage précaire.

Trop d’ambiance sombre, trop de fausse profondeur, trop de prophéties. Trop de crimes, trop de sorcières, trop de costumes ridicules.

Trop de chaos, de guerres, de folie, de bruit et de fureur.

Il faut être un peu adolescent pour être impressionné par tout ce cirque. Le sage précaire, qui est un éternel quadragénaire, préférera toujours Racine. (Le soir même, de retour à Villeurbanne, il pendra un exemplaire de Britannicus et dès la première scène, des les premières tirades d’Agripine, il sera conquis, ravi, emporté). Avec Racine, j’ai l’impression de me baigner dans une eau claire. Avec Shakespeare, de ramper dans la boue.

Repris mon vélo pour suivre le cours Gambetta jusqu’au Rhône, que j’ai longé jusqu’à la rue Berthelot, où l’on retrouve le cinéma Comoedia. Je vais voir Trois souvenirs de ma jeunesse, d’Arnaud Despléchin. Beaucoup trop long, et beaucoup trop adolescent là aussi. Trop de drague inexperte, trop de fantasmes masculins, trop de filles objets. Le sage précaire prend alors conscience qu’il n’aime pas énormément Despléchin, mais c’est un sentiment plus facilement avouable avec Despléchin qu’avec Shakespeare ou Orson Welles.

Pour rentrer au quartier de la soie, à Villeurbanne, il faut emprunter une longue rue qui d’abord s’appelle Félix Faure, puis Jean Jaurès et enfin Léon Blum.

Faure, Jaurès, Blum : du président de la république « qui se croyait César et qui ne fut que Pompée », jusqu’au héros du Front populaire, on se balade dans l’histoire de la république, du centre modéré jusqu’à la gauche triomphante. C’est cette balade à vélo qui aura été la plus grande émotion esthétique de la journée, en définitive. Comme quoi, il ne faut jamais douter de rien.

Ainsi parle le sage précaire.

Mogambo, 1953. Le foyer de l’étrange colonialisme de John Ford

 

Ils passaient Mogambo sur Arte l’autre jour, dans l’après-midi. Comme je me trouvais dans un appartement doté d’une télé, j’ai sacrifié à mon péché mignon : travailler mon manuscrit en cours avec comme fond sonore un classique hollywoodien, que je pouvais zyeuter par moments.

Au vu du programme de la chaîne franco-allemande, ils ont passé Mogambo pour le rôle qu’y tient Grace Kelly. Suivait après le film un documentaire sur le mariage de celle-ci avec le prince de Monaco, et sans doute encore le biopic qui a été fait sur elle l’année dernière. Je ne connaissais pas cette actrice, j’avoue, et si je ne comprends toujours pas comment on peut transformer de simples acteurs en stars, je reconnais que Grace Kelly possède un sourire enchanteur.

Mogambo se déroule quelque part dans une Afrique de pacotille. Une Afrique pleine de clichés, de chants et de danses, de torses musclés, de soumission et de sauvagerie. Une Afrique subsaharienne, la jungle kenyane peut-être, où Clark Gable est un chasseur de bêtes féroces.

Ava Gardner se trouve là, ne me demandez pas pourquoi (j’ai pris le film en cours), ainsi que Grace Kelly qui joue le rôle d’une Anglaise mariée à un anthropologue moins sexy que Clark Gable. Les deux femmes sont amoureuses de Clark qui n’est rien moins que le sage précaire dans vingt ans : aventurier, impitoyable, célibataire, moustachu séducteur, l’oeil qui frise, bardé de diplômes (non, ça c’est uniquement le sage précaire). Pathétique, profiteur, mais amoureux de la vie et prompt à renouer avec d’anciennes amoureuses.

Je n’avais jamais vu ce film. Son colonialisme brutal frappe la vue dès la première seconde. Il n’est pas étonnant que ce soit en réalité une reprise d’un film des années 1930. On n’aurait pas pu inventer, il me semble, un truc aussi effroyable après la deuxième guerre mondiale, en pleine période de décolonisation, et alors que les colonisés  s’émancipaient de toute part. Les tribus africaines y sont filmées de la même manière que les gorilles.

Cela tombait bien, le chapitre que je travaillais était celui consacré aux récit de voyage écrits par les migrants, les postcoloniaux et les francophones de l’après-guerre. J’étais en train de me dépêtrer de tous ces écrivains africains qui ont écrit sur le voyage et la migration, l’exil et le retour, sans avoir jamais sacrifié au genre même du récit de voyage. Les Africains de 1953 étaient bien loin de ressembler à ce que John Ford nous montre dans Mogambo.

J’ai levé les yeux de mon manuscrit pour voir la scène centrale de Mogambo. La plupart des oeuvres d’art possèdent un coeur battant, un foyer rayonnant, autour duquel tout le reste est construit. Le sage précaire n’a qu’un don dans la vie, en plus de jouer au Clark Gable des Cévennes : il capte intuitivement le centre névralgique des oeuvres. Il est comme un médecin des oeuvres : donnez-lui un roman ou un film malade, demandez-lui où est le coeur, et il vous le rendra avec un diagnostique sûr. « Le coeur est là, mais il n’est pas assez rayonnant, il bat trop faiblement, et le récit n’est pas assez irrigué, il part en couille, en eau de boudin. »

Je crois que c’est un don que j’ai. Voulez-vous d’autres exemples de scènes centrales ? Dans Raining Stones, de Ken Loach, la scène où le père de famille va voir le prêtre ouvrier, qui élimine les traces de son forfait et lui dit : « J’écoute ta confession ». Ce moment où le chômeur catholique se met à genoux pour enfin se libérer de ce qui l’angoisse, c’est le coeur du film, si rayonnant que le film en est nimbé d’une aura magnifique.

Dans Mogambo, c’est quelques secondes à peine. Les gorilles sont filmés en train de manger et de grogner. Clark Gable les tient en respect avec son rifle. L’homme et l’animal se jaugent, tous deux grands fauves, mâles dominants sans complexe et prêts à tout. Clark n’est pas tout seul ; à côté de lui, l’anthropologue anglais que Clark cocufie avec Grace Kelly (vous suivez ou pas ?) se fait tout petit et tient sa caméra. Clark Gable est payé pour accompagner cet anthropologue et sa charmante épouse dans la forêt des gorilles afin qu’il puisse enregistrer des images et des sons.

Gros plan sur l’anthropologue qui relève sa caméra et la dirige sur le primate. Ce dernier, ça le rend fou qu’on le filme, il prend cela comme un affront. L’anthropologue sue de peur, mais il bande comme jamais. Il réalise son rêve atroce de voyeur orientaliste.

Tout Mogambo, et toute la littérature coloniale, sont concentrés dans ces quelques secondes où le cameraman, protégé par une arme à feu, enregistre crânement la colère des autres, la nudité des autres, la bestialité des autres, leur vulnérabilité.