Gentillesse théâtrale de Liverpool

A la fin de la pièce, le public a applaudi à tout rompre. Je me suis demandé si j’avais raté quelque chose. Clairement, une émotion était passé dans la salle et m’avait laissé de côté.

Je voyais une communion entre les acteurs et le public, debout et criant, à laquelle je ne m’attendais pas… Mais soudain je compris.

Ce n’était pas des spectateurs qui remerciaient des acteurs. c’était des Anglais de Liverpool qui envoyaient un message de soutien et d’affection aux Irlandais de Belfast. Les acteurs étaient d’Irlande du nord. Moi, j’avais cru qu’ils imitaient l’accent de l’Ulster, mais non, ils étaient d’authentique survivants des Troubles. Le geste d’un acteur m’a mis la puce à l’oreille : de la main, il invitait le public à aller boire une pinte après le spectacle. Geste typique de l’Irlandais qui joue son rôle de buveur sympathique, jovial et pas fier.

En desendant les marches du théâtre, je me suis dit qu’il y avait un exibitionnisme propre aux îles britanniques (Irlande et Royaume-Uni) : celui qui consiste à surjouer la « niceness« , la gentillesse simple et pas fière. Sincèrement, il y a quelque chose d’étouffant à cette pompe très particulière. On a envie de leur dire : « C’est bon, camarade, je sais que vous êtes sympas, ne faites pas tant d’effort. »

Embassie Hostel

 

Mariana vient de Lettonie et travaille à cette auberge de jeunesse depuis deux mois. Cela fait deux mois qu’elle a quitté son pays natal pour tenter sa chance en Angleterre.

Quand je vais me coucher le soir, elle est dans la pièce commune, et elle y est toujours quand je me lève le matin. Dans la nuit, j’ai entendu sa voix parler au téléphone, dans le couloir, aussi fort qu’en pleine journée.

Elle travaille pour l’auberge 21 heures par semaines. Elle n’a aucun salaire mais elle est logée gratuitement. Quand j’ouvre grand mes yeux, elle m’assure qu’elle s’en sort bien  car elle a un autre job, chez un bijoutier, où elle travaille une quarantaine d’heures par semaine. En tout, elle touche un millier de livres, sans loyer à payer, ce dont elle se réjouit.

« Ce n’est pas dur, comme boulot, regarde, je suis juste là, je bois un café, je parle avec toi. Pas dur du tout. »

L’ Embassie hostel, à l’est de Liverpool est le moins cher des logements dans cette ville. On y dort pour 15 livres par nuit (autour de 20 euros), sans avoir à donner son passeport, donc sans avoir à donner son vrai nom. Moi, j’ai profité de cette possibilité pour utiliser différentes identités. Pour l’un je suis Liam, pour l’autre William, pour un autre Guillaume.

Les dortoirs sont grands, on y entasse des dizaines de lits, et il n’est pas évident que les draps soient changés, ni les housses de couette irréprochables. On ne va pas se plaindre, on a déjà la chance de dormir dans un lieu sans passeport et sans identité fixe.

Une salle de TV, à l’étage, permet de se reposer dans de grands fauteuils, des canapés spacieux. Un bureau au revêtement de cuir vert foncé, comme dans les grandes bibliothèques britanniques, accueille mon ordinateur portable, qui bénéficie aussi des ondes, pour moi incompréhensibles mais providentielles, du système WI FI.

Un vieux Noir entre pour manger. J’apprendrai plus tard qu’il est jamaïcain. A mi-chemin entre le clochard, le vieux fou et le vieux sage, il m’ignore et ne parle qu’avec des initiés ou des samaritains qui lui veulent du bien. Un homme vient lui parler espagnol. Je ne sais pas d’où il vient. Au bout d’un moment, le Jamaïcain parle d’une voix éraillée, sans arrêt, comme s’il racontait une histoire interminable, avec une force de conviction incroyable. De quelle langue s’agit-il ? Je tends l’oreille, c’est de l’anglais. On se croirait dans une chanson de Tom Waits. Par moment, il parle espagnol. Je jette un œil sur les convives, le Noir et l’Espagnol tendent les bras, les paumes au ciel. Ils procèdent à une cérémonie étrange. Sans avoir peur, je me fais tout petit. Une fois terminé le service, ils se remercient ou se congratulent et parlent avec plus de légèreté. L’ambiance dans la pièce se desserre.

Le vieux s’avèrera un magnifique bavard. Je le reverrai souvent dans la TV Room, à déblatérer de longs sermons, des imprécations que personne n’écoute. Un Haïtien essaie de lui tenir compagnie, une Bible à la main. Ensemble, ils parlent français et anglais. Mais quand le vieux Jamaïcain se lance dans un monologue, je vois bien que le jeune Haïtien est à bout, il n’en peut plus, il aspire à plus de légèreté, plus de joie de vivre, à un monde moins noir. Ce jeune Haïtien est en transit à Liverpool, en attente de retourner aux Etats-Unis où l’attendent femmes et enfants. Il est souriant et affiche une nette préférence pour un usage de la bible moins dramatique, plus humaniste. Il est fatigué et peut-être heurté par les sombres périodes apocalyptiques de son aîné. Puis sa résistance faiblit sous le charme de la voix rauque et théâtrale du vieux Jamaïcain, sa tête devient lourde et il s’endort sur sa bible, ce qui encourage le Jamaïcain à encore plus de râles, plus de répétitions, plus d’admonestations et d’anathèmes lancés à la face du malin.

Tôt le matin, le vieux Jamaïcain pousse des cris abominables. Mariana m’explique que c’est une forme de méditation. C’est la raison pour laquelle on l’a mis dans une chambre à part, et non dans un dortoir. Personne ne sait ce qu’il fait là; ni ce qu’il a l’intention de faire du reste de sa vie.

Mariana, pour sa part, aimerait assez entrer à l’université, mais laquelle et avec quel argent ? Elle aura 19 ans le mois prochain, elle ne se plaint pas. Ses préoccupations les plus urgentes, c’est l’ordinateur portable qu’elle veut acheter, ce qui lui permettra de ne plus utiliser le mien pour chatter avec ses copines du bout du monde.

  

De l’art des ruines urbaines

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Chose qu’on ne voit jamais en France, beaucoup de belles maisons des siècles passées sont aujourd’hui, en plein centre ville, au bord de la ruine. Elles ont été construites au XVIIe ou au XIXe siècle, par des riches, pour des riches, et se retrouvent infectées de squatters, d’immigrés ou de sages précaires.  

C’est un des paradoxes considérables de la Grande Bretagne : un des pays les plus riches de la région la plus riche du monde laisse en jachère des architectures flamboyantes de son propre passé, ne parvient  pas à les habiter, les réhabiliter, les rénover. Peut-être même qu’il ne cherche pas à le faire. Se promener dans une ville anglaise, c’est donc flâner entre délabrement et luxe, inévitablement.

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Quand on sait que les Anglais romantiques ont été précurseurs dans l’admiration et la préservation des paysages antiques, on peut se demander s’ils ne désirent pas secrètement joncher leurs propres cités de ruines pittoresques, inventer une version britannique de Rome et de Pompéi.

Liverpool aime laisser la végétation pousser ses bâtiments publics, ses anciennes demeures transformées en aires de jeux. Le promeneur ne peut décider si c’est là le signe d’une volonté ou d’une négligence.

La ville a en tout cas décidé d’intervenir sur les quartiers et les maisons en grande déréliction. En tant que « Capitale européenne cde la culture », elle se devait d’agir, elle ne pouvait pas compter uniquement sur la bonne volonté des promeneurs pour imaginer de secrètes relations entre les taudis d’aujourd’hui et les ruines d’autrefois. Ne pouvant cacher tous les bâtiments décatis, la municipalité a opté pour une solution précaire mais dotée d’un vernis culturel. Des artistes, ou des architectes, ou des écrivains, ou des agents de communication, sont intervenus pour jouer avec les lieux, les revêtir partiellement de signes, d’images, d’affiches qui fassent sens. A la place des fenêtres, des images cartonnées avec la tête des Beatles. Des messages qui rappellent que Liverpool est la capitale de la culture. Des panneaux avec des mots simples : « Futurist », « Perfection », « Sophisticated » accrochés sur des façades fragiles.

Lorsque Liverpool ne sera plus capitale de la culture, il faudra bien faire quelque chose, malgré tout, de toutes ces ruines. J’aurai alors des suggestions à faire, mais m’écoutera-t-on ?