Dans ma terminologie, le Cercle de Liverpool désigne les universitaires spécialistes de Travel Writing qui travaillent et publient autour de Charles Forsdick, lui-même basé à l’université de Liverpool.
L’honnêteté m’oblige à reconnaître que je fais partie de cette petite galaxie, et que j’ai participé à au moins deux événements initiés et organisés par Forsdick. Cependant, comme je suis encore étudiant, je parle des membres de ce Cercle sans m’y inclure. Je dirai donc « ils », au lieu de « nous », un peu par modestie, mais certainement pas pour m’en distancier.

Les membres du Cercle de Liverpool ont bien des choses en commun : ils appartiennent à la même génération (autour de la quarantaine), ils sont sur la pente ascendante de leur carrière. Ils s’intéressent, je l’ai dit, au récit de voyage contemporain en langue française et ils partagent les mêmes références théoriques fondamentales (E. Said, M.-L. Pratt, J. Clifford). Partager des références, c’est presque aussi important que partager ses années d’études dans la même fac, avec les mêmes professeurs.
Ces références communes les conduisent à appréhender les textes à travers leurs conditions de production, sous un angle contextuel plutôt que de manière purement littéraire et formaliste. Par ailleurs, ils mettent en lumière des récits écrits par des francophones non métropolitains, des Africains, des Antillais, des Suisses, des Belges, des Américains, en soulignant ce qu’ils perçoivent comme des « différences ». En définitive, il est raisonnable de dire que le Cercle de Liverpool tente d’opérer une jonction, ou une conciliation, entre une approche formelle de la littérature et sa déconstruction idéologique.
Cela est suffisant à mes yeux pour parler d’un groupe, même si les membres de ce groupe ne l’ont ni décidé ni souhaité. Car je dois l’avouer, il s’agit là d’une invention de ma part. Personne, ni de Forsdick, ni de Siobhan Shilton, ni de Margaret Topping ou d’Aedin Ni Loingsisgh n’a jamais cherché à créer un mouvement ou un club. C’est moi seul qui le perçois ainsi.
Après tout, quand on parle des « post-structuralistes », on désigne des penseurs dont aucun ne se reconnaît dans ce terme. Quand les Américains parlent de la French Theory, les Français concernés (Barthes, Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard, etc.) n’approuvent pas et ne se sentent pas unis entre eux par autre chose qu’un passeport. Même chose avec les « Hussards », qui fut une invention de journaliste, Bernard Franck, lui-même rangé dans cette catégorie d’écrivains par l’histoire littéraire. Bref, les mouvements et les écoles ne sont pas toujours constitués par les intéressés de manière volontaire. Mais chacun de ces noms de groupe est pourtant utile car, définis strictement, ils crèent un sens pendant le temps d’un argument. L’appellation de « Cercle de Liverpool », de même, est significative pour désigner un ensemble de recherches qui se distinguent à la fois de ce qui se faisait avant et de ce qui se fait ailleurs dans le domaine du récit de voyage.
De plus, les membres du Cercle de Liverpool ont tous un adversaire en commun (et je les rejoins là aussi, jusqu’à un certain point). Si un ennemi commun n’est pas un puissant signe de ralliement, je ne sais ce que c’est. Leur ennemi théorique est le pseudo mouvement de Michel Le Bris, dont j’ai déjà parlé plusieurs fois sur ce blog, le mouvement « Pour une littérature voyageuse« . Le manifeste de ces écrivains, regroupant Bouvier, Lacarrière, Borer, Dugrand, Lapouge, White, Coatelem, Chaillou, Meunier, est effectivement une véritable bouillie rhétorique, et mérite l’indifférence qui l’entoure depuis que le livre est épuisé. Mais les chercheurs du Cercle de Liverpool vont beaucoup plus loin qu’en relever l’ineptie : ils font passer ce malheureux faux-pas éditorial pour un mouvement littéraire constitué, dominant, imposant ses règles et ses vues parmi les écrivains-voyageurs français. C’est là que je me désolidarise du groupe, sauf le respect que je lui dois. Pour moi, le manifeste de Le Bris témoigne seulement d’une bêtise littéraire et intellectuelle, non d’un mouvement influent. Pire, les écrivains signataires (Lapouge, Lacarrière ou Coatelem) deviennent, dans les articles du Cercle de Liverpool, des personnages lugubres, néo-colonialistes, sexistes, nostalgiques du temps de l’empire colonial français. C’est évidemment exagéré. D’abord, les écrivains en question ne prétendent pas former un mouvement littéraire. Et « néo-colonialistes », les preuves de cette accusation sont vraiment très maigres, et ne m’ont à ce jour jamais convaincu.
Mais voilà, stratégiquement, il est utile qu’un « Cercle » critique un « mouvement », et pour que la critique soit audible il faut que le « mouvement » identifié soit réactionnaire. Et puis tout cela s’équilibre : je crée un « Cercle de Liverpool » et ledit Cercle a déjà créé, longtemps avant que je ne débarque, un « Mouvement PULV » (Pour une littérature voyageuse). Il y a ainsi communication de groupe à groupe, de Cercle à Mouvement : c’est collectif, c’est convivial, ça plaît aux sages précaires. Un sage précaire, précisément, pourrait appartenir aux deux groupes. D’autant mieux, d’ailleurs, qu’aucun des deux groupes ne jouit d’une réalité indiscutable.
Alors pourquoi le « Cercle de Liverpool » s’acharne-t-il sur le « mouvement PULV » (Pour une Littérature Voyageuse) ?D’abord, cela donne du relief au paysage de la littérature du voyage contemporaine, et ensuite cela met en valeur des récits alternatifs que l’on peut présenter comme « contre-orientalistes », « anti-exotiques », plus respectueux des différences, ouverts sur le monde complexe des échanges et des migrations. On crée ainsi un véritable paysage escarpé : d’un côté, le « mouvement PULV » composé d’hommes blancs franchouillards à moitié racistes. De l’autre une myriade de voix fragiles et émergentes, composée de femmes, de Suisses, de Belges, d’Africains, d’Antillais, et de quelques rares Français blancs. Les premiers imposent un ordre d’une manière machiste et autoritaire. Les seconds explorent des possibilités alternatives et par là même mettent en danger les visions monolithiques de l’identité culturelle mise en place par les tenant de l’ « idéal républicain » (unilatéralement détesté chez les progressistes anglo-américains).
On peut lire les productions du Cercle de Liverpool dans la revue Studies in Travel Writing, qui a consacré un numéro spécial sur le récit de voyage en français. Mais on peut lire surtout les livres de Forsdick lui-même (je reviendrai sur son travail dans un autre billet), qu’il a signés seul ou avec des collaboratrices telles que Siobhan Shilton et Feroza Basu. On peut lire aussi, avec beaucoup de profit, le très beau livre d’Aedin Ni Loingsigh sur les auteurs africains francophones.