Dans les montagnes d’Arabie. Rijal Almaa

Mon chauffeur et moi avons négocié un prix raisonnable pour qu’il me conduise jusqu’à Rijal. Il est content. Très content. Trop content peut-être. À voir sa mine réjouie, je finis par me dire que je me suis fait avoir.

Je suis trop impatient d’atteindre le village de Rijal pour faire des pauses ou demander des explications. Nous nous arrêtons seulement pour faire la prière dans les mosquées de bord de route.

L’une d’elles est fermée. Une autre est ouverte mais la salle d’eau est fermée. Nous sommes obligés de frapper à des portes pour qu’un joli Sheikh, à la longue barbe blanche, nous ouvre. Nous pouvons enfin utiliser les toilettes et faire la toilette sacrée pour nous trouver en état de pureté suffisante pour nous prosterner devant le Créateur.

C’est là, pieds nus sur la moquette que nous nous présentons. Il s’appelle Ahmed. Il me propose de diriger la prière. Je lui dis non. Il insiste par politesse. « Tu conduis la voiture, cheikh Ahmed, donc tu conduis la prière. Tu es mon imam aujourd’hui. » Il rigole.

J’arriverai au seul hôtel du village en fin de journée.

Cet hôtel n’est pas mentionné sur Google, ni sur les sites connus, ni sur l’intelligence artificielle, dont on exagère parfois les ressources. C’est mon ami Ahmed, chauffeur et imam du jour, qui l’a trouvé en téléphonant à des copains, et à des copains d’amis. J’ai réservé la chambre au téléphone, dans un arabe tellement rudimentaire que le propriétaire m’a donné une grande chambre alors qu’il avait en stock des petites chambres pour homme seul.

Cela dit, la vue de ma chambre était belle.

Je sortis visiter ces belles maisons anciennes. Émerveillé, je marchais très lentement et m’arrêtais longuement.

Après une exploration paresseuse et passionnée à la fois, je me suis assis et j’ai laissé tomber la nuit sur moi.

Le vent se leva et la douceur du soir était exquise.

J’aurais voulu savoir dessiner.

J’aurais voulu que ma femme soit là avec moi.

Bonne nuit et bons baisers de Rijal.

Dans les montagnes d’Arabie. Al Namas: un facteur Cheval entrepreneur

Je me réveille à Al Namas d’humeur plus légère qu’hier. L’air s’y fait plus respirable, sans doute parce que mon corps s’est acclimaté aux 2000 mètres d’altitude. La fraîcheur est délicieuse. En chemise, je me promène sans gêne ; le soleil tape, certes, nous sommes en juillet, mais dès qu’on trouve un peu d’ombre, l’air devient d’un agrément rare.

Je pars à la recherche d’un café sans succès. Pas à l’hôtel, pas davantage dans les rues. On trouve en revanche le café arabe : une infusion légère, ocre plutôt que noire, servie dans de petites tasses, accompagnée de dattes. Et surtout, je trouve facilement de quoi petit-déjeuner à la manière saoudienne ou indienne : plats de fèves, de lentilles, de pois chiches, de fromage. C’est simple, nourrissant, et très bon.

Je décide de visiter un palais dont j’ai entendu parler. Il n’y a ni transport collectif ni voiture de location. Plutôt que de passer par une plateforme de taxis, je tente le stop. C’est une manière comme une autre de tester mon autonomie, et aussi de ne pas me sentir piégé dans un lieu faute de moyens de sortie.

Une voiture s’arrête au bout de cinq minutes. Le conducteur ne parle pas anglais. Je me débrouille en arabe approximatif, sans savoir très bien où je vais. Nous trouvons finalement le lieu grâce à Internet. Il ne le connaît pas, ce qui m’étonne. Mais il accepte de m’y conduire, refuse d’être payé, puis propose de revenir me chercher deux heures plus tard pour poursuivre la route ensemble. Cette fois, je paierai.

Le palais s’appelle Al Meqr, mais je note sur la porte d’entrée un nom anglais qui donne peu envie et qui, surtout, prête à confusion : Al Meger Touristic Village. En arabe, le mot « touriste » n’est pas mal vu ni péjoratif. En tout cas, ce n’est pas un village vacances, mais un ensemble architectural qui se visite parce que bizarre.

On croirait une œuvre d’art brut, un peu comme le Palais idéal du facteur Cheval dans la Drôme. Une explosion de couleurs, une profusion de motifs. Je ne sais pas s’il l’a construit de ses propres mains ; probablement pas. Mais tout laisse penser à un projet personnel, dirigé, assumé.

Peut-être a-t-il fait appel à des ouvriers venus du sous-continent indien, peut-être des Égyptiens aussi — certains motifs évoquent leur drapeau. Le plus fascinant est cette réinterprétation libre et généreuse de l’art mural traditionnel de la région d’Assir. Les formes sont nouvelles, les couleurs s’échappent des conventions. C’est vivant, inventif, et proprement enchanteur.

Autour du palais, un petit ensemble de maisons en contrebas s’accroche à la falaise. Elles forment un hameau tourné vers les vallées profondes. Nous sommes bien dans les hautes terres du Sarawat, où l’œil se perd dans l’espace.

Dans les montagnes d’Arabie. De Baljuraishi à Al Namas

Al Namas, « Heritage Village »

Saïd me conduit sur les routes de montagne. À nouveau, je pique du nez. Je ne suis pas dans ces montagnes depuis très longtemps et l’altitude continue à rendre ma respiration un peu difficile. À cause de cela, j’ai mal dormi la nuit dernière : je me réveillais fréquemment à cause d’une sensation d’étouffement.

Quand la voiture roule, je suis bercé, et je m’endors par moments. Je suis un peu navré vis-à-vis de mon camarade Saïd qui mériterait au moins que je lui tienne compagnie et discute avec lui.

Nous arrivons en fin de journée dans une ville dont je n’avais jamais entendu parler auparavant : Al-Namas. C’est là que je vais passer la nuit. Je remercie Saïd, qui me dépose à la porte d’un hôtel.

À l’hôtel, je prends une douche, le change et je décide d’aller visiter le centre-ville d’Al-Namas. En sortant, je m’aperçois qu’il fait frais. Pourtant, nous sommes fin juin, en Arabie Saoudite, l’un des pays les plus chauds du monde. Mais ici, il convient de s’habiller pour ne pas attraper la mort. Je préfère retourner dans ma chambre pour prendre une petite veste et un foulard que j’avais emportés par précaution, sachant que je me rendais en montagne.

Toujours un peu vaseux, je commence à marcher dans le centre-ville. J’ai immédiatement une bonne impression. La ville semble dotée de nombreuses maisons à l’architecture intéressante, probablement vernaculaire, mêlant pierre et terre. Il y a aussi beaucoup de monde dehors. On sent une vie quotidienne animée et bon enfant, faite d’un mélange de populations : Arabes, immigrés, travailleurs originaires du sous-continent indien, qui sortent du travail en cette fin de journée.

Il règne une atmosphère détendue, une vie de café, de discussions sur les trottoirs, de rencontres après le travail. Les gens dînent tard, je suppose, car tous les restaurants sont vides entre 18 et 19 h00.

Après avoir marché un bon moment, mon regard est attiré par des bâtiments anciens. Il s’agit d’un vieux quartier qui a été rénové avec soin. Je ne sais pas s’il faut une autorisation pour y entrer, car il semble y avoir des installations à traverser, mais je décide de tenter ma chance. Des travailleurs me voient passer et ne me disent rien, alors j’explore un peu.

C’est bien une vieille ville, un centre historique agréable à parcourir, avec de nombreux petits commerces : cafés, souvenirs, produits locaux. Il semble que ce soit un quartier pensé pour le tourisme, mais un tourisme essentiellement local. Pour l’instant, je ne croise pas de visiteurs.

La scénographie du quartier est soignée : des tapis suspendus au-dessus des allées, des portes traditionnelles assemblées en une sorte de grande paroi, comme une toile abstraite et géométrique. L’ensemble est de bon goût. Je me demande qui est responsable de cette mise en scène.

Je croise plusieurs personnes qui semblent y travailler. À un moment, un Saoudien m’aborde, me salue et me serre la main. Il me demande comment je vais et ce que je fais ici. Il me demande si je suis commerçant, si je travaille dans le quartier.

Quand il comprend que je suis simplement de passage, il m’explique que je n’ai pas le droit de me trouver là. Ce n’est pas un quartier ouvert, mais un village patrimonial encore en rénovation, en préparation pour une grande fête prévue le lendemain.

Il m’invite pourtant à revenir. Il me dit : « Revenez demain, vous êtes invité parmi les VIP pour la grande soirée. »

J’apprendrai plus tard qu’une fête est organisée en l’honneur du gouverneur de la province, l’émir. Je ne sais pas s’il s’agit de son anniversaire ou d’un autre événement, je n’ai pas bien compris. Mon arabe n’est pas encore assez bon.

Je ne promets rien mais assure que si Dieu le veut, je serai là en chair et en os.

Deux films de 2015, deux humeurs contraires

Aujourd’hui, j’ai vu deux films sortis exactement la même année — 2015 — mais que tout oppose, à moins que ce soit moi qui m’opposais à presque tout.

Je m’exprime mal, c’est la faute à la canicule. Je reprends. Les deux films que j’ai vus ne sont pas opposés ; au contraire ils relèvent plus ou moins du même genre et ils prétendent au même type de poésie et d’humour. Mais mon humeur a changé du tout au tout en passant de l’un à l’autre.

J’ai commencé la journée avec Valentin Valentin de Pascal Thomas. Dès les premières scènes, une irritation m’a gagné. Quelque chose m’agaçait. Une écriture trop visible, trop programmée. Et puis un regard non seulement masculin (toutes les femmes sont amoureuses de Valentin), mais masculin vieillissant : je ne sais rien de plus gênant que les septuagénaires libidineux qui pensent proposer quelque chose de frais avec des jeunes femmes énamourées dans leur film. Et quand ils les dénudent, je dis stop.

Mon agacement était surtout esthétique, dans la mesure où, chez moi, les théories philosophiques passent d’abord par l’instinct et ce que Spinoza appelait « les affects », pour parler du premier genre de connaissance. Alors qu’est-ce qui m’irritait tant dans les plans qui se succédaient devant moi ? L’impression de suivre un plan de scénariste, scène après scène, case cochée après case cochée, comme si l’histoire ne vivait que pour être déroulée mécaniquement. Chaque événement semblait télécommandé : un couple se sépare, donc il faut une crise de nerfs. Mais on n’en a pas envie, on ne la sent pas, on n’y croit pas à cette crise de nerfs. Je parlais tout seul devant mon écran : « C’est bon on a compris, ils se séparent et lui n’est pas content, passons au prochain épisode à quoi cela est censé nous conduire. » Ce n’est pas que le film soit mauvais. J’ai tenu jusqu’au bout, preuve que quelque chose me retenait. Peut-être justement parce qu’il y avait des choses réussies — ce qui n’est pas étonnant quand on sait que quatre scénaristes ont collaboré au film, dont Pascal Bonitzer, que j’estime beaucoup, comme critique autant que comme cinéaste.

Et puis est venu le second film de la journée : Comme un avion de Bruno Podalydès. Même climat, effet inverse : un homme avec plusieurs femmes, un homme un peu paumé, mais qui a beaucoup de charme. Sauf que Comme un avion m’a plutôt calmé les nerfs, m’a parfois fait sourire et m’a même procuré de l’émotion.

Là un dard venimeux

Là un socle trompeur

Plus loin

Une souche à demi trempée

Dans un liquide saumâtre

Un homme d’une cinquantaine d’années (en crise, probablement), décide, un peu sur un coup de tête, de partir en kayak. Le récit est d’une simplicité désarmante : une balade au fil de l’eau, une souche, une clairière, une halte prolongée dans une communauté campagnarde douce et fantasque. Une femme mûre, veuve, le traite mieux que bien… Rien d’extraordinairement original — nous avons tous eu ce genre de rêverie en marchant dans les bois ou en longeant une rivière : rencontrer quelqu’un, tomber amoureux, vivre au ralenti, oublier ses obligations et son travail.

Et puis…

L’inévitable clairière amie

Vaste, accueillante

Mais ici, une poésie authentique s’impose. Sans prétention, et avec une grande maîtrise des outils cinématographiques. Peut-être parce que le film ne semble obéir qu’à une seule voix, une seule plume, un seul désir : celui de Bruno Podalydès. Rien à voir avec les structures narratives trop bien huilées de Pascal Thomas. Le récit semble s’épanouir librement depuis un foyer unique, au rythme du kayak qui glisse sur l’eau.

Les fruits à portée de main

Et les délices divers

Dissimulés dans les entrailles

D’une canopée

Plus haut que les nues

Et puis il y a la chanson de Bashung, Vénus, qui revient à plusieurs reprises comme un motif discret mais entêtant. Chantée au ukulélé sous une tente, au bord de la rivière, puis encore, dans un travelling final magnifique, elle accompagne le retour du kayakiste vers sa femme. Un retour où l’on comprend qu’il a accepté. Accepté l’infidélité de sa compagne. Et aussi la sienne. Accepté que vieillir, c’est aussi renoncer à certaines illusions, mais pas à toutes.

Elle est née des caprices

Pommes d’or, pêches de diamant

Des cerises qui rosissaient ou grossissaient

Lorsque deux doigts s’en emparaient

C’est un film sur la fidélité et l’infidélité — à soi, à ses rêves, à son couple. Un film qui apaise parce qu’il montre que l’on peut traverser la crise sans tout casser. Que les désirs peuvent s’exprimer autrement que dans le fracas. Le personnage principal, employé de bureau rêveur, trouve dans le kayak une métaphore modeste du vol : lui qui aurait voulu voler, prend le courant. L’eau comme dernier refuge d’une vie un peu trop terrestre.

Toutes ces choses avec lesquelles

Il était bon d’aller

Guidé par une étoile

Peut-être celle-là

Première à éclairer la nuit

Il y a quelque chose du sage précaire dans cet homme. Quelqu’un qui reste fidèle à ses rêves d’enfant, même s’ils se réalisent en version réduite et brinquebalante. Et sa femme, belle et vieillissante, semble l’accepter, avec patience, tendresse, et depuis ses propres détours sentimentaux. Car il y a beaucoup d’affection entre eux, malgré les écarts.

Guidé par une étoile

Peut-être celle-là

Première à éclairer la nuit

Vénus

Deux films donc. L’un m’a crispé, l’autre m’a soigné. Mes changements d’humeur étaient-ils uniquement dus aux films ? Étaient-ils de mon fait ? Je ne saurais dire. Mais je sais ce que je garderai.

Et je sais que je visionnerai encore Comme un avion, ne serait-ce que pour sa bande-son. Une bande-son impeccable : Trois chansons dominent qui ont évidemment bouleversé Bruno Podalydès, comme elles vous ont bouleversés vous, et comme elles m’ont fasciné moi aussi : Comme un avion sans aile, de Charlélie Couture, Le temps de vivre de Georges Moustaki, et Vénus de Bashung et Gérard Manset. Le scénario ne fait rien d’autre, au fond, qu’illustrer ces trois chansons.

À bas le voile, « bien sûr », et vive la peinture

Toujours à Berlin, j’ai vu entrer le ministre de l’intérieur dans une salle du musée, qui affirmait avec force qu’une femme européenne ne pouvait pas se mettre un voile sur les cheveux.

Il était en grande conférence avec un journaliste payé par un milliardaire. Les deux hommes tombaient d’accord sur l’ignominie que représentait le fait de se voiler la tête.

Il y avait d’autres hommes avec eux mais je ne les reconnaissais pas. Certains disaient que se voiler la tête était un habitude venue d’Orient et même « d’une certaine religion », mais je ne sais pas à laquelle ils faisaient référence.

Toujours dans le musée de la peinture classique à Berlin, la Gemäldegalerie, je voyais mon ministre s’agiter avec gourmandise car son auditoire l’encourageait. « La tradition, en France et en Europe, c’est d’aller se baigner dans la mer en maillot de bain. »

La peinture, disait-il, devait refléter la laïcité, et les valeurs de l’Europe chrétienne. Cela me paraissait contradictoire comme parole, mais je préférais ne rien dire, pour éviter qu’on m’accuse de soutenir les Mollah d’Iran.

Je ne sais pas pourquoi tous ces touristes français, personnels politique et journalistique confondus, étaient à ce point obsédés par le voile sur les cheveux des femmes.

La peinture et l’art, disait le ministre, c’est le lieu de l’émancipation des femmes, pas de sa soumission à Dieu.

Porter un voile, reprenait le journaliste vedette, empêche de s’instruire et nous gêne dans notre identité, car c’était une manière pour les étrangers de nous envahir et de coloniser nos cerveaux.

Les étrangers imposent leur culture en forçant les femmes à mettre ce « tchador » sur la tête et le voile à lui seul est le signe que nous sommes en train de nous faire remplacer.

Rythme d’accrochage

Vermeer et ses contemporains

Ils ont accroché intelligemment ce tableau de Vermeer, La dame au collier de perle. Regardez les quatre tableaux accrochés sur la même cimaise : trois tailles différentes mais qui répondent à un rythme binaire et croisé. Simple et efficace. Le Vermeer n’est pas eu centre d’un module impair, ce qui aurait trop souligné son importance et sa supériorité manifeste.

Regardons à nouveau les quatre tableaux : même espace, fenêtre sur la gauche d’où vient la lumière. Un personnage féminin tournée de trois quarts vers la fenêtre. Une œuvre de Vermeer, et trois œuvres de peintres dont j’ai oublié le nom. Le quatrième présente la chambre seule, la femme est partie. On comprend qu’elle était là et on devine où elle est allée grâce aux trois tableaux qui la précèdent : ces femmes renvoient aux vanités, c’est-à-dire aux courtisanes qui ôtent leurs bijoux. Le message est toujours ambivalent dans l’histoire de l’art : une femme se défait de ses parures pour rejoindre un amant ou pour se consacrer à Dieu et tourner le dos au luxe.

Je n’avais jamais vu les tableaux des grands Hollandais sous cet angle, mais je suis instantanément convaincu.

Voir un tableau de Vermeer pour de vrai, c’est toujours un événement dans une journée. Je ne m’y attendais pas et cela m’est tombé dessus comme une nouvelle incroyable qu’on m’aurait annoncée.

Visiter un musée est analogue à l’exploration d’une ville ou d’un territoire. Cela consiste à mettre au point des techniques d’approche où les focales varient : parfois on ne fait que passer, parfois on fait une pause et on se concentre sur un détail, puis on décale le regard pour noter une perspective, ou encore un jeu d’encadrements enchevêtrés.

Tout seul avec des chefs d’œuvre de la peinture: Gemäldegalerie

La salle des Rembrandt

Berlin abrite des musées de folie, où le sage précaire évolue comme un minuscule poisson dans un gigantesque aquarium. Et les coraux de cet aquarium sont des peintures d’une qualité exceptionnelle.

Une salle entière est consacrée à Rembrandt, dont les peintures sont elles aussi perdues dans un vide gigantesque.

J’ai profité des Rembrandt avec le sentiment de gratitude et même de privilège que m’offrent depuis toujours les lieux de culture

Un mari sermonne sa femme

Je me suis rendu dans ce musée sans idée préconçue. Je ne vais pas faire le malin et prétendre que je savais ce que la galerie de peinture exposait. Le nom de ce musée est top allemand pour même s’en souvenir : Gemäldegalerie. Ça ne fait pas sérieux.

À Munich, au moins, le nom fait plus grec, plus archaïque, plus méditerranéen : Alte Pinakothek.

Moïse et les tables de la Loi

Ici, à Berlin, je pensais qu’un lieu appelé Gemäldegalerie ne pourrait être qu’un musée sympathique et secondaire. Je prévoyais une promenade de moins d’une heure, car je suis un amateur éclairé et superficiel.

Je suis resté quatre heures.

Simon très fâché contre son beau-père qui a déjà marié sa fille à un autre homme

Dès la première salle d’exposition, j’ai compris que je m’étais trompé. Je suis entré, j’ai vu des tableaux incroyables venus du XIIIe siècle le plus puissants qui soient. Je me suis dit à la première minute, dans un souffle du cœur :

Ah ok, c’est du lourd.

Deux autoportraits de Rembrandt encadrent le couple qui parlent de la Bible

Et ils en ont envoyé, du lourd, les Berlinois, prenant quatre heures de ma vie alors que je n’avais pas mangé et que je prévoyais d’autres activités qui s’annulaient d’elles-mêmes.

Passer du temps en tête à tête avec des tableaux de Rembrandt, c’est une expérience unique. Cela pourrait valoir un musée à soi seul, c’est une plongée dans une méditation sombre sur la religion, la croyance et l’acte de contempler.

Voyage à Berlin : une journée entre la gare et l’hôtel

La fragilité d’un art : retour sur « Monique s’évade »

Après avoir été très enthousiaste pour le premier livre d’Édouard Louis, Pour en finir avec Eddy Bellegueule, publié en 2014, je lis avec plaisir mais un soupçon de déception le bon livre de 2024, Monique s’évade.

Ce texte raconte, toujours avec la même méthode puisée chez Annie Ernaux, l’évasion, en effet, de la maman du narrateur, qui avait déjà réussi à quitter son mari et qui vivait avec un nouvel homme qui la maltraitait.

Édouard Louis met en scène une coopération, une alliance entre mère et fils pour organiser la fuite, et même une relation tripartite mère-fille et fils, puisque la sœur apparaît dans le protocole. Ils inventent de nouvelles relations qui ne soient plus simplement filiales et familiales. Ils tâchent, tous les trois, de créer une forme d’amitié d’adultes, comme je le fais moi-même avec ma propre mère

Les Plaisirs de ma mère

La Précarité du sage, 2014

Le texte de Louis est très intéressant mais littérairement, c’est, franchement, un ton en dessous que celui qu’il a publié en 2014. Il faut le dire, mais il ne s’agit pas de critiquer de manière brutale et légère. C’est difficile, l’art de narrer. On voit dans ce livre combien c’est délicat, la littérature. C’est délicat parce que c’est de l’art.

Il y a de nombreuses pages moins puissantes, non pas que Louis manque d’inspiration (il est inspiré, il a du talent), mais son phrasé touche moins au but. Peut-être parce que cela correspond déjà à une recette élaborée par quelqu’un d’autre. Louis accumule les formules qui sont censées frapper au cœur du sujet mais qui se révèlent poussives :

Et je pensais : Arrête de réfléchir ! Il faut agir d’abord, réfléchir après.

Sans ça il n’y aurait jamais d’évasion.

Nulle part.

p. 68.

Par endroits l’auteur essaie plusieurs formules, il s’y reprend à plusieurs reprises, insatisfait et pourtant incapable de tout effacer pour recommencer et trouver le paragraphe qui sonne juste. Je cite trois phrases apparaissant telles quelles dans le livre, dans cet ordre et cette succession :

Je n’avais jamais vu mon père accomplir la moindre de ces tâches en quinze ans.

Elle n’avait jamais fait quoi que ce soit pour elle-même.

Sa vie avait été, jusqu’à maintenant, une vie pour les autres.

p. 34-35.

Cela est bien vrai et peut mériter d’être dit, mais on pourrait continuer ainsi sur des pages car cela demeure malgré tout une sorte de cliché.

J’avais dit, dans mon billet consacré à son premier livre, que le travail génial était celui d’Annie Ernaux parce qu’elle inventait un genre. Personne n’avait vraiment écrit de cette manière-là sur son père, sa famille, et sur la distance qui apparaît avec sa famille quand on grandit, quand on fait des études.

Personne n’avait vraiment dit, de manière très plate et sensible, de manière factuelle et artistique, la rupture dans le langage même, dans les codes, la manière dont les codes et la façon de parler s’inscrivent dans le social. Donc elle, Annie Ernaux, tâtonnait, elle cherchait son style, elle cherchait sa voix.

Édouard Louis, au contraire, partait avec cette capacité d’analyse, mais surtout il avait acquis chez Annie Ernaux le genre littéraire qui était le sien.

Et là, il y a beaucoup de phrases qui sont un peu banales, qui n’ont pas la dimension de surprise, de révélation, que l’on trouve dans les livres réussis.

Et dans ce type de littérature-là, la littérature à la fois factuelle, sociale et personnelle, on s’en rend bien compte aussi quand on lit Didier Eribon lui-même, qui apparaît dans Monique s’évade comme l’ami du narrateur qui peut assister la maman en fuite. Ce type d’écriture peut vite s’avérer banale car elle s’ingénie à parler de choses quotidiennes, apparaissant comme naturelles aux protagonistes. Elle réclame donc beaucoup de travail pour distinguer les notations de micro-événements significatifs et les remarques sans intérêt.

C’est quand même un livre réussi : je vais vous donner un exemple de moments où Monique S’évade, le livre, a quelque chose de fort, d’original, de singulier.

Pendant ces quelques jours de fuite et de préparation de sa Nouvelle Vie, ma mère réclamait une prise en charge totale. Elle estimait qu’elle avait droit au repos et à l’assistance radicale après ce qu’elle venait de vivre, et j’étais d’accord, je le faisais volontiers – Didier l’avait fait pour moi des années plus tôt

p. 42.

Cette volonté d’être entièrement prise en charge est intéressante car elle arrive de manière un peu contre-intuitive. On aime bien donner l’image inverse dans les récits de transfuge de classe : donner l’impression qu’on s’est battu, qu’on a inversé les forces du destin, les forces de l’habitude.

C’est intéressant qu’à l’intérieur de ces récits de lutte, de survie, il y ait ces moments-là où l’on dit qu’on voudrait être entièrement passif.

J’ai beaucoup aimé les détails pratiques concernant le déménagement de sa mère. Le narrateur révèle à la fois la gentillesse du fils qui veut aider et son inaptitude aux tâches simples de la vie populaire : il achète des cartons à distance (je n’ai jamais acheté un carton de ma vie car je sais où me les procurer gratuitement), il se demande combien il en faut, dix ? Vingt ? Ce mec n’a vraiment aucune idée, ça m’a fait sourire, comme son questionnement sur les rouleaux de scotch, et sa dernière question m’a carrément fait rire :

Est-ce qu’il fallait des gants pour se protéger des coupures du carton ?

p. 77.

Alors oui, Édouard, on peut porter des gants, mais pour être franc, si on travaille avec soin, on devrait pouvoir se sortir d’un petit déménagement sans coupures ni blessures.

Photographes maliens

Exposition « Merci Maman », Munich, juin 2025

Je suis particulièrement ému de voir cette exposition, car tous les artistes présentés sont maliens, membres d’un collectif d’artistes qui s’appelle Yamaro. Cela me touche profondément, parce que le Mali connaît, depuis les années 1980-1990, une véritable renaissance culturelle, notamment à travers une génération de photographes talentueux qui ont su faire entendre leur voix et faire reconnaître leur regard.

Ce qui m’émeut aussi, c’est la comparaison avec d’autres contextes. Je pense notamment au Moyen-Orient, et en particulier à l’Arabie Saoudite, où l’art populaire a souvent été documenté pour la première fois par des photographes occidentaux. Cela m’a frappé lorsque je me suis intéressé à la peinture murale Qat al-Aseeri, dans les montagnes du sud de l’Arabie. En cherchant à savoir qui avait été le premier à la photographier et à la faire connaître, j’ai découvert qu’il s’agissait de Thierry Mauger. Je n’en revenais pas. Pourquoi n’existait-il pas de documentation locale, de photographes saoudiens ayant capté cela plus tôt ?

On m’a alors répondu, simplement : c’est une question de moyens. Dans les années 1960-1970, l’Arabie Saoudite était encore un pays en développement ; les gens n’avaient pas forcément les ressources pour acquérir cette technologie et produire ce type de documentation.

Et c’est précisément pour cela que ce que je vois aujourd’hui au Mali me semble si important. Depuis quarante ans, malgré les défis économiques, un écosystème photographique local s’est structuré, affirmé, et parvient aujourd’hui à proposer une vision puissante, cohérente, profondément enracinée. Cette capacité à produire une photographie de qualité mérite d’être soulignée et célébrée.