Découverte d’un auteur oublié : André Germain

La Bibliothèque nationale de Bavière me met entre les mains des livres d’André Germain, homme de lettres richissime complètement oublié. Et pour cause, il n’a écrit aucun chef d’œuvre. Les étudiants en lettres le connaissent pour les critiques qu’il a écrites sur Proust. Des critiques très dures, assez géniales, qui disent beaucoup sur le prestige de Proust de son vivant.

André Germain, c’est le double de Proust, c’est l’ombre du grand homme. Homosexuel et fils à papa, il finance des revue littéraires qui publient ses articles, Germain n’a jamais eu le courage de tout abandonner pour se consacrer à une œuvre. Sa santé était trop bonne pour qu’il se sente mourir jeune, par conséquent il se laisse vivre et n’écrit que des textes courts. Mêmes ses livres se lisent comme une succession de courts chapitres, analogues à des billets de blog.

Il est jaloux de Proust, c’est entendu, mais parfois la jalousie occasionne des idées hilarantes. Les amateurs de Proust aiment rire et ils riront de bon cœur des critiques assassines de Germain. Il compare La Prisonnière à une soupe aux choux, la jalousie du narrateur à un phénomène de constipation :

De notre auteur, notre bourreau, nous réclamons à la fin un clystère, ou une cuvette.

André Germain, De Proust a Dada, 1924.

Il y a même quelquefois des idées bizarres et presque justes. À propos du Côté de Guermantes II, et alors que Proust est toujours vivant, il prétend ne pas connaître l’auteur de la Recherche, et l’imagine être en fait le pseudonyme d’une « vieille demoiselle » dont il fait la biographie. Il s’agirait d’une fille de la petite bourgeoisie, ayant profité d’une « excellente éducation » et qui travailla comme institutrice dans des familles de la haute. Amoureuse d’un cocher, cette vieille fille arrive à la maturité et écrit ses mémoires dans lesquels ne se trouvent que des « des grands seigneurs et des domestiques ».

Ce livre, encombré de leur double procession, dégage des parfums à la fois élégants et ancillaires et, par leur mariage, je ne sais quelle vive impression de cuistrerie. De la pédanterie dans la frivolité, une énorme exégèse de quelques saluts et de quelques hoquets, voilà ce qui finalement nous étreint.

André Germain, « Le dernier livre de Marcel Proust », juillet 1921.

Je trouve cela brillant et drôle, et même un peu vrai si l’on excepte la cuistrerie. Je me réjouis de lire cet esprit de second rang, capable de saisir le génie de Proust mais incapable de s’y hisser. J’ai de la tendresse pour ce type de penseurs un peu vains et talentueux.

Proust et la fin de vie

En 1921, Marcel Proust n’a plus qu’une année à vivre. Il est à l’agonie quand paraît Le Coté des Guermantes. C’est maintenant un écrivain reconnu qui a reçu le prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs en 1919. Il n’a plus rien à prouver. En revanche il doit vivre assez de temps pour finir son cycle romanesque, À la recherche du temps perdu.

Finir n’est pas le mot, car Proust a fini depuis longtemps son cycle romanesque. En 1907, il a dit à Céleste, la gouvernante, « Cette nuit, j’ai commencé et terminé un très gros livre. » Il a donc écrit sa conclusion, ses dernières scènes, ce qui explique que le dernier tome du cycle, Le Temps retrouvé, se lit si facilement. C’est probablement le tome le mieux travaillé, le plus parfait.

Proust sait qu’il lui reste peu de temps à vivre quand il termine Le Côté des Guermantes, ce qui a plusieurs conséquences. D’abord il se fiche éperdument d’être divertissant ou élégant. Il peut se permettre des longueurs effroyables s’il les considère comme utiles à l’économie générale de l’œuvre. Ensuite, il peut faire dire à Swann qu’il est mourant car c’est ce que lui, l’auteur, ressent.

Enfin cela explique l’incroyable impudeur et impolitesse de Swann à l’endroit du duc et de la duchesse de Guermantes. J’ai déjà parlé de cela dans un autre billet.

L’auteur est mourant, il panique, son personnage préféré est mourant aussi, il brise toutes les règles de politesse : en passant par la fiction, Marcel Proust essaie de s’accrocher à la vie en faisant de son personnage un plaintif casse-pied.

L’impolitesse de Proust

On croit souvent que Proust professe un mépris de classe car il se moque des « gens du peuple » dont il n’hésite pas à dire qu’ils manquent d’éducation. Mais Proust se moque bien plus férocement des grands de ce monde.

La fin du Côté des Guermantes est éclairante sur ce point. On se rappelle tous la fameuse scène des « souliers rouges » de la duchesse de Guermantes. Le narrateur et Charles Swann sont là, chez les Guermantes, pas vraiment invités, et il est clair que le couple ducal est en train de se préparer à sortir. Ils parlent de choses et d’autres et, franchement, l’ambiance n’est pas bonne. C’est alors que Swann annonce qu’il est mourant, au détour d’une conversation superficielle. Or la duchesse est en retard à un dîner en ville. Deux devoirs s’opposent. Il faut partir mais un ami aurait besoin de réconfort. Le duc presse sa femme jusqu’au moment où il voit qu’elle porte des souliers noirs avec une robe rouge.

La duchesse dit qu’ils sont trop en retard pour changer de souliers, alors le duc la rassure. On peut arriver en retard, c’est moins grave que de porter des chaussures noires avec une robe rouge.

Cette scène est censée nous faire comprendre que les aristocrates, même les plus grands, sont sans pitié et trouveront toujours du temps pour des détails vestimentaires quitte à blesser un vieil ami qui va mourir. Sècheresse du cœur.

Or, ce qui m’interpelle dans cette scène, c’est l’impolitesse conjointe du narrateur et de Charles Swann. Qu’ont-ils donc à rester là, dans le salon des Guermantes, et à demander des services, et à parler de leur maladie ? Dans la société d’où je viens, ça ne se fait pas. À leur place, j’aurais déjà déguerpi depuis longtemps.

Ce que je dis là paraît provocateur mais je vous demande de bien lire les dix dernières pages de ce volume et de me répondre : n’est-ce pas que le narrateur squatte l’appartement des Guermantes et impose sa présence de manière inappropriée ? Qu’est-ce qu’il fiche dans l’escalier, à observer les allées et venues ? N’est-il pas ridicule à épier la porte cochère ?

Et Swann, sur ces entrefaits, n’aurait-il pas dû comprendre déjà qu’il dérangeait ? Comment un homme aussi fin n’a pas compris que sa visite impromptue tombait au mauvais moment ?

De plus Proust fait dire à Swann que le tableau récemment acquis par le Duc ne peut pas être un Velasquez, comme le Duc voudrait le croire ! Excusez-moi mais ça, cette impolitesse, le sage précaire seul en est capable. Il n’y a que des rustres comme moi qui peuvent allez chez les gens pour critiquer leur décoration et annoncer qu’ils sont à l’article de la mort au moment précis où ces braves gens doivent partir.

C’est pourquoi je soutiens que Proust ne critique pas qui l’on croit. Il est infiniment plus intéressé et empathique vis-à-vis du prolétariat qu’on le dit, et moins fasciné par les têtes couronnées qu’il le prétend.

Proust für alle : comment le volume réputé le plus ennuyeux de la Recherche se révèle le plus drôle

J’ai trouvé un livre de Marcel Proust en français dans une boutique de livres d’occasion au centre historique de Munich. 4 euros pour Le Côté de Guermantes II. Le livre de poche (collection Folio) n’a pas été touché par des mains humaines.

Ce tome de La Recherche du temps perdu, je l’ai lu en 1997, lors d’une randonnée solitaire que je m’étais offerte après avoir travaillé à la Biennale d’art contemporain de Lyon. J’avais besoin de solitude, de nature et de temps. Pour m’accompagner dans ce parcours de Millau à Conques, j’avais emporté Proust car je lisais un volume de la Recherche chaque année.

C’est le tome réputé le plus ennuyeux de la Recherche, car il ne s’y passe pas grand chose. La fin de vie de la grand-mère (30 pages), un dîner chez les Guermantes (250 pages), une visite chez le Baron de Charlus (15 pages). Aux yeux du sage précaire, c’est l’un des meilleurs volumes car Proust s’en donne à cœur joie avec les métaphores délirantes et les analyses sociolinguistiques. Les manières de parler sont détaillées avec un scrupule hilarant. Voir par exemple la lettre d’un valet de pied que le narrateur lit sans qu’elle lui soit adressée. Un chef d’œuvre comique, un vrai sketch.

Cher ami, il faut te dire que ma principale occupation, de ton étonnement j’en suis certain, est maintenant la poésie que j’aime avec délices, car il faut bien passé le temps.

Proust, Guermantes II

Fort de cette passion dévorante pour la poésie, le valet parsème sa lettre de formules pompeuses glanées dans des recueils de poème. Le sage précaire rit de bon cœur, non parce qu’il se sent supérieur à l’auteur de la lettre, mais parce qu’il s’y reconnaît. Moi aussi, toute ma vie et sur ce blog comme ailleurs, j’ai essayé de m’exprimer en respectant le bon usage et la grammaire, en offrant aux lecteurs des milliers de coquilles qui sont autant de trébuchements de l’esprit… ça se dit, ça, « trébuchement » ?

Dans la même lettre, le valet annonce un décès dans la haute société qui l’emploie, et tâche d’élever son langage à la hauteur de l’événement. Pour ce faire, il se réfugie dans un poncif, ce qui est comique pour ceux qui tentent d’écrire sans clichés. Puis sans transition il passe à la narration de plaisirs triviaux, parce que la vitalité et le bonheur de vivre prend toujours le dessus chez certains individus un peu grossiers. Et là encore, je me reconnais dans cette personnalité du valet, qui veut bien pleurer aux enterrements mais qui ne perdra jamais le goût d’une course de motocyclette :

On a mis plus de deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera bien ouvrir de grands yeux dans votre village car on nan fera certainement pas autant pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu’un long sanglot. Je m’amuse énormément à la motocyclette dont j’ai appris dernièrement.

Proust, Guermantes II

Conquérir le registre soutenu de la langue française est un combat qui peut prendre une vie. Pour moi, c’est un combat et un objectif que je n’ai jamais perdus de vue. Les bons auteurs savent mettre en scène cette bataille pour conquérir les codes de conduite et les registres de langue. Proust prend autant de plaisir à traquer les faiblesses des gens de la haute que les inflexions des gens du peuple. De ce fait Proust est vraiment un écrivain pour tous.

Le sage précaire ne partage rien avec l’homme Marcel Proust, et la Recherche ne parle que de choses qui ne m’intéressent pas, mais c’est avec ce contenu exotique qu’il parle à tout le monde.

L’origine proustienne de Cyril Hanouna

Le sage précaire regarde la télévision pour s’instruire parfois, mais surtout pour se divertir.

Non, ce n’est pas exact : le sage précaire ne regarde la télévision que pour se divertir.

Non, ce n’est pas ça.

Le sage précaire ne s’instruit pas, il ne fait que se distraire, et ce, en regardant la télévision parfois. Et ces temps-ci, il contemple un génie de l’humour improvisé, un animateur qui n’a aucune autre prétention que de faire rire. Cyril Hanouna est la révélation médiatique de ces dernières années : son émission est géniale parce qu’elle est vide. Tout y dénué d’intelligence, de contenu culturel, d’alibi intellectuel, de réflexion. Elle ne tient que par la grâce de l’animateur qui lance parfois des fusées de drôlerie inattendues.

On me dit parfois : « Pourquoi regardes-tu cette bêtise ? C’est nul ! » Mais la nullité est fascinante, chers confrères. Rien n’est plus intrigant, grisant, que le vide d’une société. Marcel Proust a construit la plus grande œuvre romanesque du XXe siècle sur ces communautés vaines et vaniteuses qu’étaient les cercles mondains de son époque. Les émissions de télé actuelles sont les chroniques mondaines d’aujourd’hui. Ce que fait une starlette comme Nabilla n’est pas moins intéressant à suivre que les faits et gestes d’une Odette de Crécy dans la Recherche, et les vannes d’un Laurent Baffie ne sont pas moins drôles que les flèches de Robert de Montesquiou.

Proust a eu l’immense courage de prendre au sérieux les gens les plus cons de son époque, et de faire littérature à partir des groupes les plus superficiels qu’on pût imaginer. Aujourd’hui, Proust ferait un roman avec les célébrités de nos écrans, et si possible, les célébrités les plus ineptes.

Cyril Hanouna serait peint sous des couleurs contrastées : drôle et gamin, son humour reposerait sur la mise en boîte de ses chroniqueurs, ravalés au rang de faire-valoir. Narcissique, son personnage deviendrait diabolique au fur et à mesure du roman. Son rire aigu, forcé, prendrait une dimension lugubre pour terminer en effrayante saillie d’orfraie. Dans le marigot de la mondanité contemporaine, Cyril Hanouna pourrait incarner le rôle d’une hyène rieuse et cruelle, capable d’humilier ses partenaires tout en les forçant à rire. Il faudrait un écrivain anglais ou américain pour écrire une comédie humaine de cette dimension.

Il ne faut pas s’étonner, ni se chagriner, du succès de ces émissions inconsistantes. Il n’y a rien là de neuf. Nous avons toujours aimé les commérages et les histrions qui se donnaient en spectacle. Relisons Proust et rigolons des frasques absurdes d’Hanouna, voilà le programme culturel de ces fêtes, concocté par la sagesse précaire.