Lecture des « Femmes », sourate IV. Le divorce, les mésententes, les conflits et les vrais croyants

À partir du verset 35, qui recommande de régler les conflits conjugaux par une réunion paritaire de conciliation, le coran quitte momentanément la question des femmes et des enfants pour se diriger vers d’autres types de désaccords. Une longue parenthèse s’ouvre pour parler de divorces, à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté des musulmans.

Le divorce

Une centaine de versets plus tard, le couple et la femme referont surface et le Coran répétera que l’équité est impossible quand on a plusieurs épouses, et que la réconciliation est préférable en cas de querelles. En revanche, le divorce est parfaitement admis et la femme a la garantie de pouvoir refaire sa vie :

Si les deux se séparent, Allah de par Sa largesse, accordera à chacun d’eux un autre destin. 

Coran, IV, 130

Le divorce n’est pas seulement toléré de manière formelle. Le système matrimonial mis en place par l’islam permet aux femmes, à travers la dot, une part non négligeable des héritages et l’obligation pour l’homme seul de subvenir aux besoins de tous, d’acquérir un pécule. Ce pécule favorise l’autonomie financière nécessaire à la femme en cas de séparation ultérieure.

Ceci est une réponse à ceux qui rappellent la parole de Jésus selon laquelle « ce qui a été fait par Dieu ne peut être défait par les hommes ». Pour l’islam, un mariage n’est pas un sacrement, n’est pas « fait » par Dieu. C’est une union scellée entre êtres humains qui ouvre le droit à la sexualité, et qui peut être révoquée. En revanche, ce qui est toléré par le coran n’est en aucun encouragé : comme la polygamie, la possession d’esclaves et l’usage de la violence, le divorce est toléré mais dans des limites strictes, après avoir faits des efforts manifestes pour donner sa chance à la réconciliation.

Les mésententes entre les hommes de la communauté

La séparation entre les hommes est aussi ce qui taraude la sourate IV. Une grande partie y est consacrée à des dissidents, des frondeurs, des déserteurs, des mutins et des hypocrites, voire des traitres. C’est pourquoi il faut s’apprêter à lire des dizaines de versets sur des individus qui ne sont pas en harmonie avec le Prophète et la parole de Dieu, bien qu’ils fassent partie, plus ou moins, de la communauté des musulmans.

La sourate IV expose alors une taxinomie des différents niveaux de divergence entre le croyant parfait et l’infidèle le plus hostile. Le croyant parfait n’est qu’un concept, les hommes sont imparfaits et le coran vient parler la langue des imparfaits pour les ramener vers le bon chemin. Mais il y a beaucoup à faire pour rappeler aux croyants qu’il faut être bon, tempéré, modeste et généreux. Les avares, les arrogants, les extrêmistes doivent essayer de se réformer. Et puis vous, les faibles mortels qui ne pouvez résister à la tentation, tâchez de vous modérer quand vous buvez de l’alcool :

Ô les croyants ! N’approchez pas de la prière alors que vous êtes ivres, jusqu’à ce que vous compreniez ce que vous dites

Coran, IV, 43

Aux premiers temps de l’islam, l’alcool était donc autorisé, et puis il a fallu l’interdire pour des raisons évidentes, malgré le plaisir qu’il apporte, et les « bienfaits » qu’il peut apporter. Malheureusement, comme on s’en rend aujourd’hui compte avec d’autres produits comme le sucre et le sel, l’alcool a tôt fini par tout détraquer dans la santé des hommes.

Plus important, la sourate IV s’emploie à désigner ceux qui divorcent d’avec le Prophète.

Et quiconque fait scission d’avec le Messager, après que le droit chemin lui est apparu et suit un sentier autre que celui des croyants, alors Nous le laisserons comme il s’est détourné, et le brûlerons dans l’Enfer. 

Coran, IV, 115

L’enfer sera la punition de ceux qui se détournent de Dieu, c’est la base des religions monothéistes, mais il y a toujours de la place pour le pardon et le retour vers le bon chemin, donc le Prophète doit toujours manier la carotte et le bâton. N’allez pas trop loin dans la mésalliance car vous pourrez bénéficier de notre grandeur d’âme, vous pouvez toujours trouver une rédemption, mais n’attendez pas trop quand même non plus car les flammes de l’enfer vous attendent, etc.

En particulier un mot revient souvent : « mécréants », transformé dans toutes les déclinaisons que permet la langue arabe : kufar, kafirun, Lilkāfirīna, kafaru, en fonction de sa place dans la grammaire de la phrase, si c’est un nom ou un verbe, etc.

Le mot koufar vient de la clé KFR, qui à l’origine désigne les paysans qui recouvrent de terre grains et graines. Le geste fondamental est celui de couvrir, recouvrir, dissimuler, voiler la vérité. Donc ce qu’on traduit par « mécréant » ne désigne pas celui qui n’est pas musulman parce qu’il est élevé dans une autre culture, mais celui qui a vu et compris la « vérité » et qui retourne aux illusions passées. Typiquement, il a bien compris que les pierres dressées n’avaient aucun pouvoir, que les idolâtrer n’était que de la superstition, mais après quelques temps il décide d’aller quand même sacrifier une bête dans un temple pour telle pierre sacrée parce qu’on ne sait jamais.

Ces gens causent beaucoup de soucis au Prophète, car ils ont cru en Dieu puis se sont désolidarisés des croyants, et on comprend à travers les versets que certains sont devenus de véritables ennemis mortels de la communauté, tandis que d’autres pourraient facilement réintégrer le groupe des croyants. Selon les versets, on sent que Dieu joue avec la conscience du Prophète : avec certains il faut être généreux, pour d’autres il faut montrer de la sévérité, d’autres encore ne méritent que du mépris, voire des châtiments mortels.

Il est clair qu’à ce moment de l’islam, la descente du Livre sacré, la constitution de la communauté religieuse est encore mouvante et fluctuante. Les « mécréants » sont donc des gens dont la foi n’est pas assurée et font des allers et retours vers l’islam, on ne peut pas compter sur eux. D’un côté, il ne faut peut-être pas leur fermer la porte, car Dieu est généreux et miséricordieux. D’un autre, il faut savoir dire stop :

Ceux qui ont cru, puis sont devenus mécréants, puis ont cru de nouveau, ensuite sont redevenus mécréants, et n’ont fait que croître en mécréance, Allah ne leur pardonnera pas, ni les guidera vers un chemin.

Coran, IV, 137

On le voit, les choses ne sont pas noires et blanches. Contrairement à ce que pensent des islamistes extrêmistes et des islamophobes, il ne suffit pas d’être musulman pour être sauvé ni pour profiter de la solidarité. Car il y a encore un autre degré d’infidélité, entre le croyant et le « mécréant », c’est celui des « hypocrites » (Al Munafiqina) qui n’ont que l’apparence du croyant mais qui n’y croient pas vraiment. Ils sont paresseux, velléitaires, et ostentatoires. Ils prient, si l’on veut, ils sont musulmans à leur manière, ils ne vont pas vers d’autres chapelles, mais ils prient pour la galerie, et surtout, ce qui horripile le Prophète, ils ne donnent rien d’eux-mêmes :

Ils sont indécis (entre les croyants et les mécréants,) n’appartenant ni aux uns ni aux autres. Or, quiconque Allah égare, jamais tu ne trouveras de chemin pour lui.

Coran, IV, 143.

C’est contrariant mais c’est ainsi, les hommes sont divers, ondoyants, même ceux qui appartiennent à la communauté des musulmans.

Mais les pires ennemis, ceux qui méritent les pires châtiments, ce ne sont pas ceux qui croient différemment, qui se sont trompés de religion, ou qui persévèrent dans l’hérésie, ce sont ceux qui ont noué une alliance avec le Prophète et qui l’ont trahie. Puis, qui se retournent contre le Prophète et ses hommes. Dans ce cas c’est une question de vie et de mort, et il n’y a plus de tolérance qui tienne.

Ce qui provoque la violence du musulman, ce ne sont pas les croyances différentes, ce sont les dangers que font courir les groupes qui trahissent leur parole et qui sont manifestement hostiles. Trois versets prouvent ainsi que le djihadisme, le terrorisme moderne, sont de graves hérésies : 89, 90, 91. Ces versets distinguent ceux que le croyant doit combattre et ceux, parmi les ennemis, qu’il doit laisser tranquilles. Du moment que ces ennemis sont « neutres » et « offrent la paix », les musulmans ont l’obligation de les laisser vaquer. Mais les autres, ceux qui veulent vous avilir et vous faire quitter votre foi, ceux-là doivent être combattus sans relâche.

On assiste alors à des guerres de bandes, pour la survie des communautés. La vie n’était pas facile, on pouvait se faire attaquer à tout moment par les ennemis, à tel point que Dieu préconise des prières armées et à rotations :

Et lorsque tu (Prophète Muhammad) te trouves parmi les tiens, et que tu les diriges dans la prière, qu’un groupe d’entre eux se mette debout en ta compagnie, en gardant leurs armes. Puis lorsqu’ils ont terminé la prosternation, qu’ils prennent place dans un rang arrière et que vienne l’autre groupe, ceux qui n’ont pas encore célébré la prière. À ceux-ci alors d’accomplir la prière avec toi, prenant leurs précautions et leurs armes. Les mécréants aimeraient vous voir négliger vos armes et vos bagages, afin de tomber sur vous en une seule masse. Vous ne commettez aucun péché si, incommodés par la pluie ou malades, vous déposez vos armes ; cependant prenez garde. Certes, Allah a préparé pour les mécréants un châtiment avilissant.

Coran, IV, 102

Les juifs et les chrétiens

Quelques versets s’adressent à ceux qui ont connu la vérité avant la descente du Coran et qui, évidemment, ont commis quelques impairs qui les ont conduits à fonder des religions qui ont eu tendance à s’écarter du droit chemin.

Ces gens-là qui ont compris que Dieu a crée l’univers, ils ont les mêmes références fondamentales que les musulmans, les mêmes valeurs, mais ils se sont égarés. Bon, Dieu conseille, les concernant, de les laisser tranquilles dans leur égarement, de les traiter avec respect et de les accueillir chaleureusement quand ils voudront se soumettre à Dieu seul et non pas à d’illusoires « associés » qu’ils lui ont inventés.

On appelle ces gens-là les « Gens du Livre » car l’islam considère que la Torah, la Bible et le Coran constituent un seul et même Livre qui diffuse la parole de Dieu à travers l’intercession d’anges et de prophètes.

Les hommes étant imparfaits, on l’a vu plus haut avec les mécréants et les musulmans qui n’arrivent pas à croire correctement, les juifs et les chrétiens ont travesti, perverti les mots du Livre soit par erreur, soit par malice :

Il en est parmi les Juifs qui détournent les mots de leur sens, et disent: « Nous avions entendu, mais nous avons désobéi », « Écoute sans entendre », et « favorise-nous »: Ils font un mésusage du mot « Ra’inâ », tordant la langue et ainsi attaquent la Religion.

Coran, IV, 46

Pour les Chrétiens, de même, c’est Dieu qui décidera ce qui leur arrivera après la mort, les croyants n’ont pas à s’en occuper, et certainement pas à faire pression sur eux. Il faut les respecter comme Hegel respectait Descartes : certes ils ont tout faux, mais ils ont fait un pas dans la bonne direction. La sourate IV se borne à leur faire un simple rappel sur l’unicité de Dieu, après quoi, qu’on les laisse en paix :

Ô gens du Livre, ne soyez pas excessifs dans votre religion, et dites plutôt la vérité à propos de Dieu. Le Messie Jésus, fils de Marie, est un Messager de Dieu. (…) Et ne dites pas « trois », arrêtez cela, ce sera meilleur pour vous. Dieu est Un. Il est trop glorieux pour avoir un enfant.

Coran, IV, 171

Les dernières paroles de la sourate concernant les Chrétiens puis les croyants sont assez apaisés. Le Coran ne préconise ni n’approuve d’agressivité dirigée contre des non-musulmans qui sont le fruits d’égarements séculaires. Il y a assez à faire avec tous ceux qui, parmi les nouveaux venus dans la religion monothéiste, doivent être recadrés, récompensés, santionnés et tancés. Les autres, les Gens du Livre, qu’ils se débrouillent avec leur version du Livre. En revanche, ils savent que la porte leur est ouverte s’ils décidaient un jour de « dire la vérité à propos de Dieu ».

C’est la profession de foi de l’islam. Vous déclarez que Dieu est unique et vous voilà musulmans.

La sourate se termine enfin par un verset qui fait retour sur les parts d’un héritage. Pour une personne qui meurt sans enfant, tant revient à sa soeur, tant pour un frère, tant pour deux soeurs, etc.

Il y a une logique profonde à combiner la question des femmes et des enfants d’un côté, et celle des différents niveaux de scission avec le Prophète de l’autre. Le trait d’union entre les deux problématiques, c’est l’héritage. Dieu nous confie un Bien, nous en avons tous une part. Il n’y a pas d’égalité entre ce qui nous est confié, mais nous avons tous assez de liberté, d’autonomie et de pouvoir pour en faire un usage qui permettra à notre bien de fructifier, ici-bas comme après la mort.

Lecture des « Femmes », sourate IV, verset 1 : la femme n’est pas issue de l’homme

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Ève n’est pas née de la côte d’Adam

Pendant le ramadan, j’accompagne mes prières d’une relecture du coran. Cette année, ce n’était pas prémédité, je suis resté bloqué sur la quatrième sourate, que je lis et relis dans chacune de mes prières. À force quelques idées me sont venues que je vais partager avec vous sur ce blog.

Qu’une sourate entière du Coran soit intitulée « Les Femmes », c’est en soi un geste révolutionnaire car le statut des femmes dans l’antiquité était presque inexistant. Certes, l’antiquité nous offre des exemples de femmes de pouvoir dans l’aristocratie (la reine de Saba, Nefertiti, Cléopâtre). L’antiquité a fait naître des femmes lettrées comme les célèbres poétesses grecques. Mais les femmes dans leur ensemble ne sont pas considérées en tant que telles. Nous ne reviendrons pas ici sur les théories anthropologiques d’Aristote ni sur les épitres religieuses de Saint Paul, les femmes y sont reléguées à un rang ontologiquement inférieur.

Un texte sacré consacre une sourate aux femmes, c’est une nouveauté et il importe que l’on décrypte ce qui y est dit, d’autant plus que nos élites françaises laïques aiment répéter que l’islam est misogyne. Alors on va  voir ensemble, sur ce blog et pendant ce temps de jeûne et de calme, ce qu’il en est vraiment dans le coran.

Le premier verset rappelle la Création divine déjà racontée dans la torah et la bible mais avec une variante :

Ô humains ! Craignez votre Seigneur qui vous a créés d’un seul être, et a créé de cet être son conjoint, et qui de ces deux-là a fait répandre beaucoup d’hommes et de femmes.

Coran, IV, 1

Sans être trop sûr de moi, je dirais que le coran diffère de la bible en ceci que Dieu n’a pas créé directement l’homme, puis de l’homme une femme ; mais Dieu a créé  un « être », à partir duquel il a créé le premier homme et la première femme.

(Selon ma femme Hajer, le mot Nifs est plus proche d' »âme » que d' »être », mais après réflexion je souscris aux choix faits par les autres traducteurs qui parlent aussi d’être. C’est plus général et moins mystique.)

Ou pour être plus précis, Dieu a créé un être, puis un « double » de cet être, un « partenaire ». Et de ces « deux-là » sont issus les hommes et les femmes.

À quoi peut correspondre cet être intermédiaire entre Dieu et l’homme ? Je ne me risquerais pas à une hypothèse, pas pour le moment, mais je garde à l’esprit cette Création par étapes. Dans l’islam, Dieu crée quelque chose qui deviendra ce que nous connaissons.

Trop de traducteurs disent « Dieu vous a créés d’un être et de cet être a créé son épouse ». Cela donne l’impression que la femme (l’épouse) sort de l’homme. Mais ce n’est pas correct car le mot Zawjaha devrait se traduire par « son époux à elle ». 

Non, il est plus rigoureux d’affirmer que Dieu a créé la matière, l’être, à partir de quoi il l’a dédoublé en partenaires, comme des êtres hermaphrodites. Après quoi les êtres ont évolué jusqu’à produire des hommes et des femmes.

L’antiquité grecque nous a habitué à ces mythes de la Création de l’homme, avec une origine hermaphrodite des hommes et des femmes. Que l’on songe au Banquet de Platon et aux théories sur l’amour qui y sont exposées.

Un texte comme le coran se situe dans cette antiquité orientale, où se mêlent christianisme, judaïsme, mysticisme hellénique, pensée byzantine, philosophie grecque, cosmologie égyptienne, sans parler des milliers de trésors des peuples disparus de la péninsule arabique. Sa porosité avec la culture grecque, qui m’est plus chère qu’une autre, est affirmé par Youssef Seddik notamment et par de nombreux isamologues.

Il faut sortir du préjugé selon leque le coran serait une imitation maladroite des histoires bibliques par un faux prophète qui aurait mal compris la profondeur des grands récits hébreux.

Ici il y a une remarquable constance intellectuelle : de même que Dieu n’a pas parlé directement à Mohammed, mais est passé par un intercesseur angélique qui avait la forme d’un homme, de même Dieu n’a pas créé l’homme directement. Il a créé la substance.

Les Blancs, les Juifs et nous : la belle radicalité d’Houria Bouteldja.

Ce livre de la fondatrice des Indigènes de la république, publié en 2016, est très court, assez dense, et stimulant pour l’esprit. Dès son chapitre introductif, « Fusillez Sartre », elle relance la réflexion sartrienne sur la colonisation pour la titiller de l’intérieur.

Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique éditons, 2016) est un bon essai car il a été longuement réfléchi et a été écrit avec soin. En tant que lecteur, je me sens respecté. En tant que Blanc, je ne me sens pas insulté. En tant que Français non plus.

À la différence des intellectuels de plateaux télé qui pondent cinq livres par an, probablement aidés par l’IA ou des auteurs sous-traitants, Houria Bouteldja publie un livre tous les dix ans. Elle assume la radicalité la plus grande et écrit en sachant qu’elle ne sera ni publiée, ni diffusée, ni lue, ni aimée. Elle est donc légère comme le mistral et peut laisser libre cours à cette voix qui la travaille. Elle s’est dit : je vais écrire un seul livre, et si je meurs, des gens liront ceci seulement, c’est mon testament, voici ce que j’ai à dire après 40 ans de réflexions,  de militantisme et de travail. Qui suis-je ? Une femme arabe française musulmane… Je vais écrire ce qu’a à dire une musulmane française aujourd’hui.

Elle va droit au but et s’adresse aux forces en présence : les Blancs. Sans peur, elle désigne une opposition « nous/vous » et va construire ses chapitres sur cette dichotomie.

1. Vous les Blancs

2. Vous les Juifs

3. Nous les femmes indigènes

4. Nous les indigènes

Voilà, une fois qu’on aura bien explicité qui « nous » sommes et qui « vous » êtes, on y verra plus clair et le livre sera fait. Les bases seront posées pour établir les conditions d’un rapprochement entre nous tous, voire d’une nouvelle forme d’amour.

Sous-titre du livre : Vers une politique de l’amour révolutionnaire.

On est bien loin des accusations de racisme et d’antisémitisme, mais cela, je suggère de le laisser aux parasites des plateaux télé.

Pour parler des Blancs, elle commence avec le cogito cartésien et se demande qui est ce « je » qui pense et qui, de ce fait, est. Les premières pages ne sont pas originales et la deconstruction de Descates ne m’a jamais paru stimulante.

Ce « je » est conquérant. Il est armé. Il a d’un côté la puissance de feu, de l’autre la Bible. C’est un prédateur. Ses victoires l’enivrent. « Nous devons nous rendre maîtres et possesseurs de la nature », poursuit Descartes.

Les Blancs, p. 29.

C’est faux. Descartes n’a jamais dit cela, le prof de philo en moi se révolte et voudrait faire un petit cours. Descartes a exactement écrit ceci et il a voulu dire cela, rien à voir avec le contexte colonial du XVIIe siècle. Or, ce qui compte quand on lit Houria Bouteldja n’est pas ce qu’a voulu dire Descartes mais ce que veut dire Houria Bouteldja. Alors écoutons. Lisons.

Parler des Blancs est difficile en France, car la culture républicaine a décidé d’invisibiliser ce que tout le monde voit. Non pas la couleur de peau, mais la concomitance entre des couleurs et des statuts sociaux. Des phénomènes de privilèges que notre idéologie ne reconnaît pas en installant un paravent appelé « universalisme ». François Bégaudeau explique à sa manière comment les jeunes professeurs blancs étaient missionnés pour aller civiliser les classes populaires dans les quartiers défavorisés:

Pour peu qu’on les aide à atteindre un niveau de vie décent, les Arabes deviendront des Blancs comme les autres. Dans une société parfaite, ils seraient cultivés, politisés, bons élèves, buveurs de Ricard. Ils seraient nous. Ils seraient universels et l’universel c’est nous.

F. Bégaudeau, Deux singes, 2011, p. 224-225.

Bégaudeau non plus ne recule pas devant la notion de blanchité :

Dans cent ans il n’y aura plus de Blancs sur la planète. Découvrant cette drôle de race dans des films, les humains d’alors écarquilleront les yeux comme mes élèves  quand je leur ai fait écouter un florilège de morceaux de rock.

F. Bégaudeau, Deux singes, 231.

Pour l’instant, les Blancs existent toujours et ils gouvernent le monde. Houria Bouteldja parle des Blancs avec un mélange de colère et de tendresse. Elle explique par exemple que la grande puissance des vainqueurs est de se rendre plus blancs que blanc, innocent :

Je vous vois, je vous fréquente, je vous observe. Vous portez tous ce visage de l’innocence. C’est là votre victoire ultime. Avoir réussi à vous innocenter.

Les blancs, p.30

Un livre écrit par fulgurances.

Passages propres à l’essai, le genre littéraire inventé par Michel de Montaigne, au XVIe siècle. Rien n’est plus beau que l’essai. L’auteur tente quelque chose, il bricole, construit un texte avec des bouts d’argumentation, des lambeaux de souvenirs, des sensations, des citations.

Comment comprendre par exemple la déclaration d’un président iranien sur l’absence d’homosexualité en Iran ? Il y aurait deux manières. La première est celle de la belle âme qui donne des leçons d’occidentalisme aux lecteurs français en parlant des femmes perses, comme M. Désérable l’a fait avec profit. La deuxième est de prendre cette phrase absurde comme une performance quasi artistique, un geste d’outrance absurde qui met en crise le régime d’innocence des Blancs :

Elles font mal aux tympans ces paroles. Mais elles sont foudroyantes et d’une mauvaise foi exquise. Pour les apprécier il faut être un peu lanceur de chaussures. Une émotion de minables, il faut avouer.

Les Blancs, p. 33

Si Bouteldja est meilleure écrivaine que Désérable, c’est que le jeune homme n’est en recherche que d’émotions respectables, centristes, adoubées par la vieille presse laïque. On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments de vieux centristes (je dis ça, je fais mon essayiste à la Bouteldja).

Le chapitre sur les juifs est bien entendu inflammable. Elle sait que le sujet sent le soufre alors elle y va, parce qu’elle ne va pas rester toute sa vie muette devant les intimidations qui s’érigent en obligations de se taire. Elle fait l’hypothèse que « les juifs » sont utilisés par « les blancs » pour accomplir plusieurs tâches en Europe et en Orient. Ils forment une communauté tampon entre les seigneurs (blancs) et les parias (africains), et ils sont le bras armé des maîtres pour imposer l’empire en Orient. Bouteldja est impressionnée par le génie du mal des Blancs qui, non contents d’asservir, réussissent à faire d’une communauté colonisée le bourreau d’une autre, avec les armes mêmes de leur idéal colonialiste :

Ils sont forts n’est-ce pas ? Je le concède volontiers, j’admire nos oppresseurs. (…) Ils ont réussi à vous faire troquer votre religion, votre histoire et vos mémoires contre une idéologie coloniale.

Les Juifs, p. 53

L’admiration pour le génie du mal est un classique de l’art du pamphlet.

Et la place du massacre des juifs ? Cet événement historique, selon l’écrivaine, a été transformé par les Blancs, sous la pression de leur culpabilité, en un temple sacré où ils puisent leur sentiment de dignité, et à l’aune duquel ils jugent celle des autres. Ils ont commis le crime antijuif ultime, par quoi ils retirent de la mémoire qu’ils en cultivent une supériorité morale sur les autres, en conséquence de quoi ils accusent les musulmans d’être antisémites, afin d’armer les juifs désireux de brutaliser les arabes. Tour de passe-passe génial.

Lorsqu’ils s’en prennent à la mémoire du génocide,  ils touchent à quelque chose de bien plus sensible que la mémoire des Juifs. Ils s’en prennent au temple du sacré : la bonne conscience blanche. Le lieu à partir duquel l’Occident confisque l’éthique humaine et en fait son monopole  (…) Le foyer de la dignité blanche. Le bunker de l’humanisme abstrait. L’étalon à partir duquel se mesure le niveau de civisation des subalternes.

Les Juifs, p. 67.

J’adore l’expression « bunker de l’humanisme abstrait », qui naturellement renvoie au Descartes volontairement mal compris du début de l’essai.

Le contresens du début (sur le « je » du Discours de la méthode) n’était pas une lecture défectueuse de la philosophie classique, mais une machine de guerre microscopique, moléculaire, employée pour ébranler la grande statue de marbre blanc qu’est la métaphysique : superstructure que les dominants hissent comme idéal universel, dans le but de rendre leur position hégémonique aussi naturel que l’ordre des saisons.

Quelques articles savants pour se repérer dans la polémique Tesson-poètes-fascisme

Les gens prennent la parole dans les médias mais ils manquent de connaissance et d’informations. Ils parlent des liens entre littérature et politique mais sans avoir étudié la question. C’est normal, ils n’ont pas le temps, il faut parler de Gabriel Attal, des abaya et des OQTF. De nombreuses inepties sont donc proférées mais ce n’est pas vraiment de la faute de ceux qui les profèrent. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

Pour être éclairé sur la question et se faire une opinion informée, il existe un champ de la recherche qui peut s’avérer utile : la recherche en littérature géographique. Mais comment savoir que lire et où trouver de telles recherches ?

Le sage précaire s’occupe de tout ! Il vous offre quelques liens menant à des articles savants en accès libre. Ces articles vous éclaireront sur le rapport qui existe entre style littéraire et posture sociale, entre l’esthétique et la politique. Dans une langue précise et abordable, ces textes prennent Sylvain Tesson comme exemple particulier, donc ils vous mâchent le travail.

À tout seigneur tout honneur, il faut lire le chapitre du livre qui fait référence sur le récit de voyage contemporain, dont l’auteur n’est autre que votre serviteur. Le dernier chapitre traite des récits publiés dans les annés 2000 et 2010, donc d’auteurs devenus aujourd’hui hypercélèbres (si vous voyez ce que je veux dire) :

Les écritures réactionnaires : Sylvain Tesson et les « Nouveaux explorateurs »

La Pluralité des mondes : le récit de voyage de 1945 à nos jours, PUPS, 2017.

Jean-Xavier Ridon, professor of French à l’université de Nottingham, a écrit un excellent article sur Tesson. Je suis très admiratif de ce qu’il y démontre.

Jean-Xavier Ridon, « De l’extrême comme nostalgie conquérante »

Voyages extrêmes, sous la dir. de Gilles Louys, Classiques Garnier, 2019.

Vous y lirez par exemple combien l’aventurier prétend résister à une société technophile et marchande alors qu’en réalité, la lecture serrée de ses textes montre qu’il se conforme à un discours dominant. La recherche en littérature peut ainsi aider celles et ceux qui veulent y voir plus clair sur cet écrivain qui déclenche tant de passions sur les ondes.

Enfin, un article qui examine l’usage de la philosophie par les écrivains du voyage, dont certains qui se trouvent omniprésents dans les médias (suivez mon regard), article dont l’auteur est encore le sage précaire :

La philosophie dans la littérature de voyage contemporaine. Sylvain Tesson, Antonin Potoski, Bruce Bégout.

Voyager en philosophe, sous la dir. Liouba Bischoff, Kimé, 2021.

Où il est démontré que les bons auteurs servent la réflexion philosophique par une écriture singulière, qui cherche à dire le réel, tandis que les mauvais se servent de la culture philosophique pour se distinguer et se démarquer socialement. Ces derniers, les auteurs qu’il faut dénoncer à mon avis, recouvre d’un vernis de culture scolaire des idées creuses, des banalités et des truismes.

Averroès a-t-il souffert d’être philosophe ?

Ibn Rochd était un des grands intellectuels du Moyen-âge européen. Né en Espagne en 1126, sa langue était l’arabe mais je ne sais pas quelle était son ethnie. Il était peut-être descendant de l’aristocratie wisigoth convertie à l’islam trois cents ans plus tôt. L’Espagne était alors arabophone depuis les années 800.

Ibn Rochd est donc connu pour être un grand philosophe, tirant ses théories entre autres de ses lectures d’Aristote. Comme beaucoup de penseurs médiévaux, il tâcha de concilier la religion et la rationalité, les vérités révélées et les vérités démontrées.

On nous dit que son travail philosophique lui valut des persécutions de la part des autres musulmans. La preuve, il fut exilé et termina sa vie au Maroc, en 1198.

Est-ce vrai ? Était-il interdit de faire de la philosophie dans l’empire islamique ? Le film de Youssef Chahine semble aller dans cette direction, ainsi que la notice Wikipedia d’Averroès. Je pense qu’il faut regarder les choses avec nuance.

1. Ibn Rochd a profité de la culture de son époque, de ses traductions et de ses institutions. Il n’a pas étudié en clandestin.

2. Il appartenait à une grande famille de juristes et devint lui-même le grand cadi (juge suprême/préfet) de Séville, puis de la grande Cordoue. C’était un notable puissant, un homme de grand pouvoir, probablement proche des leaders.

3. Sa connaissance de la philosophie était appréciée du pouvoir islamique en place puisque ce sont des princes qui lui ont demandé d’écrire des vulgarisations de la pensée d’Aristote.

4. Il fut nommé médecin du sultan. Sans commentaire.

Mais alors pourquoi fut-il persecuté, calomnié, expulsé ? Pourquoi ses livres furent-ils brûlés ?

Parce qu’il y eut un changement de régime et que les nouveaux leaders firent ce que l’on faisait toujours au Moyen-âge pour se débarrasser d’anciens régimes et de potentats locaux : ils tuèrent, traitèrent d’hérétiques, instruisirent des procès en impiété, exproprièrent, bannirent.

Quand un pouvoir a besoin de savants, il en crée. Quand le même pouvoir est mieux servi par des religieux fanatiques, il écrase les savants. Puis quand il a besoin de séduire tel partenaire, il écrase ses soutiens fanatiques et met de nouveaux favoris en avant.

À mon avis, il ne faut pas chercher beaucoup plus loin la grâce et la disgrâce d’Averroès.

Enthoven et le terrorisme

Mais chacun savait que nous vivions les premiers temps de la révolte, quand quelque chose se passe et que le tyran, surpris par une insurrection dont il sait la cause, tente en vain de mettre le peuple de son côté en dépeignant les insurgés comme des barbares, ou des terroristes.

Raphaël Enthoven, Le Temps gagné, 2020, p. 101.

Aujourd’hui, Raphaël Enthoven soutient le regime tyrannique qui commet l’irréparable à Gaza et en Cisjordanie, pour la raison précise que ledit régime est « surpris par une insurrection dont il sait la cause », et qu’il dépeint les insurgés « comme des barbares, ou des insurgés. »

Le Traité des passions de Germain Malbreil, dernières missives

Mascate, le 23 février 2021.

Cher Germain,
Je voulais vous dire, à propos de votre Traité, qu’il me tarde de le lire.
Si je m’en souviens bien, vous m’avez écrit en 2018 que vous étiez sur le point de le terminer. Est-ce fait ? Avez-vous trouvé un éditeur ?
Quoi qu’il en soit, s’il vous plaît gardez-moi un exemplaire, même si le texte vous paraît encore perfectible. Je tiens absolument à en avoir une copie.
Je me souviens d’un courriel ou d’une lettre que vous m’avez envoyé à l’époque où j’habitais en Chine, dans lequel vous tissiez un lien entre « ambition » et « ambulatoire », et vous me disiez que ma passion première devait être la colère, car de la colère procède l’ambition, donc l’ambulation, donc le voyage.
Rien que pour cela, pour des éclats de pensée comme ça, je tiens à lire votre Traité.
À très bientôt,
Guillaume

La réponse à ce mail constitue l’ultime message que j’ai reçu de mon vieil ami. Il me rassure car c’était l’époque de la grande pandémie Covid 19, et que je m’étais inquiété de sa santé auprès de son fils.

Conhilac, le 05 mars 2021

Cher Guillaume,

Tranquillisez-vous : j’existe encore, et dès que possible je vous écrirai la grande lettre que vous méritez.

C’est que je sors d’une crise qui a duré plus d’une année, en fait d’hospitalisations. Maladie qui a été une cata-strophe, au sens où je n’ai pu m’élever à la moindre ana-lyse. Où j’ai été privé d’écriture, où j’ai traversé un AVC, vécu sans ordinateur, auprès d’affolantes infirmières, toutes tatouées et charmantes. Avec le péril de tomber : je survivais en état de casse, corseté. J’ai pu enfin réintégrer ma maison, réappris à marcher sans canne. Et me voici en proie à la procrastination, tout étonné de n’avoir pas songé à joindre mes amis.

Enveloppé de honte, la vergogne, une sorte de peur, la crainte qui vole sur moi. Traité des passions inachevé, sa fin qui me hante. L’impression d’avoir essayé de réhabiliter une sorte de mélancolie, de tristesse ; c’est pourquoi j’hésite à répondre à votre demande. Il faudrait une plus grande confiance en moi. J’ai noté vos propos sur l’architecture de mon bureau, j’ attends votre visite et celle de votre mystérieuse épouse. On me dit à l’instant (Susie), qu’elle serait heureuse de vous revoir. Elle avait été très impressionnée par votre père.

Bonjour à vous deux. Recevez mon intacte affection.

G.M.

Décès de Germain Malbreil, professeur de philosophie

Il était professeur à la faculté de philosophie de l’université Lyon 3 Jean-Moulin. Il faisait partie des figures marquantes de notre instruction, surtout pour ce qui concernait la politique et la morale. Ses cours étaient étonnants et parfois destabilisants. J’ai vite senti la présence d’atomes crochus entre moi et cet individu méditatif, qui attirait parfois les moqueries et plus sûrement l’affection de ses étudiants

Germain est petit à petit devenu un ami. Il se confiait à moi après certains cours. Un jour, en 1992 ou 1993, je lui dis qu’il avait beaucoup changé d’une année sur l’autre. « L’année dernière vous étiez incroyablement sévère. Vous nous mettiez des notes en dessous de 0, vous ne vous en souvenez pas ? » Il m’apprenait que lorsqu’il était si sévère avec nous, dans sa vie personnelle, il nageait dans le bonheur, mais que la culpabilité le rongeait.

Mon indifférence aux notes, aux concours et aux titres, m’a aidé à voir en Germain un être humain que l’on peut aller voir pour discuter. Il respectait beaucoup ses étudiants, surtout ceux qui n’étaient pas très doués pour les études. Il savait voir dans leurs copies des fulgurances que personne d’autre ne devinait.

Nous avons gardé le contact après mes années d’étude. Nous nous sommes écrit et téléphoné. J’ai surtout eu la chance de lui rendre visite dans la maison qu’il a achetée dans les Corbières, au pied des Pyrénées.

Lire aussi La Maison de Germain

La Précarité du sage, 2011

Ce fut un enchantement de voir ce spécialiste de Malebranche, dont il a édité et présenté les Œuvres dans la bibliothèque de la Pléiade, parler des pierres, des tuiles, des types de bois qui composaient sa maison. Il vivait sa maison comme si c’était un être vivant.

Je suis allé chez lui plusieurs fois, dans les années 2000 et 2010. Il était un peu comme un père spirituel pour moi, d’ailleurs je lui ai présenté mon père, qui vivait ses dernières années.

J’ai de merveilleux de souvenirs avec lui mais je suis trop triste pour en dire plus.

Qu’il repose en paix. Son fils et sa fille ont eu la gentillesse de me prévenir de la nouvelle du décès. Ses funérailles auront lieu jeudi 11 janvier 2024 à l’église de Conhilac-Corbières.

Le Temps gagné, de Raphaël Enthoven

Je suis entré dans l’écriture par la voie trompeuse des compliments pour enfants doués.

Raphaël Enthoven, Le temps gagné, p. 197.

Publié aux éditions de L’Observatoire en 2020, l’autobiographie du pittoresque philosophe médiatique est intéressante car l’auteur y essaie d’être honnête. Il a la lucidité d’admettre que son œuvre ne débordera pas les capacités d’un bon élève qui reçoit des satisfecits. Le Temps gagné confirme cela.

Or, l’honnêteté l’oblige à se montrer sous des couleurs peu flatteuses, donc à révéler une personnalité globalement déplaisante, à laquelle le lecteur ne s’identifie jamais. Son rapport aux femmes par exemple est ignoble, non parce qu’il couche avec elles sans amour, mais parce qu’il croit faire de bonnes actions en agissant de la sorte :

C’est comme ça, à force de dire oui à tout, qu’en Don Juan kantien à qui plaire suffirait mais qui se sent le devoir de coucher j’ai joué un rôle capital dans la vie de femmes qui avaient peu d’importance pour moi. C’est même comme ça que je me suis marié. Pourtant, je n’en avais pas très envie.

Ibid., (p. 367).

Alors évidemment, c’est souvent ennuyeux à lire, mais ce n’est pas de la seule faute de Raphaël Enthoven. D’abord ce n’est pas de sa faute s’il est un individu plutôt ennuyeux et fat. Ensuite l’éditeur aurait pu faire un travail de relecture et un effort d’édition un peu plus soutenu. Il ne faut donc pas blâmer le seul Enthoven pour la médiocrité relative du Temps gagné.

Par ailleurs, il y a des passages qui méritent d’être lus.

Une scène d’humiliation ouvre le livre : son beau-père ne se borne pas à lui infliger des sévices corporelles, il se moque aussi de lui intellectuellement. C’est le petit plus de la grande bourgeoisie parisienne. Le petit Raphaël se vante devant un copain d’avoir lu Les Frères Karamazov. Le beau-père entend cette vantardise et, pour confondre le petit prétentieux, lui demande comment s’appellent les frères du roman de Dostoïevski. Incapable de répondre, le narrateur est foudroyé sur place.

Cela dit beaucoup sur la personnalité de Raphaël Enthoven, car le livre dans son ensemble est la confession d’un gros menteur, d’un imposteur qui passe sa vie à faire croire qu’il lit, qu’il connaît, qu’il réfléchit, qu’il enseigne, alors qu’en réalité il peaufine seulement des apparences et il s’imprègne d’un milieu socio-culturel privilégié. Il réussit à s’éloigner de son beau-père et à rejoindre son père éditeur, grâce à qui il mime les tics des intellos parisiens :

Je faisais pareil, je disais : « Platon, ça fait chic à la fin des disserts, n’est-ce pas ? » Ou « Le problème des heideggeriens, finalement, c’est qu’ils ont tout écrit sur du sable. » Je jouais au phénomène intéressant. (…) Devant eux, je pouvais me vanter tranquille d’avoir lu Les Frères Karamazov : ils ne l’avaient pas lu non plus.

Ibid., p. 172.

Il théorise cela en rappelant que son propre père lui a appris à « gagner du temps », d’où le titre du livre.

Gagne du temps, disait papa, il faut gagner du temps… » Quitte à faire semblant. (…) Commence par la fin. Gagne du temps. Au péril de ta modestie. Décrète le talent d’un tel – ou bien son infamie. Résume un livre en une phrase et jubile de tutoyer les génies.

Ibid., p. 193.

On reconnaît bien là le Raphaël Enthoven apparaissant à la télévision, arbitre des élégances et jubilant de s’écouter parler.

Un aveuglement social

Lisez cette citation exquise, qui explique à elle seule l’intérêt sociologique de lire ce récit :

Nous étions en 1995, en pleines grèves inutiles, qui n’auraient aucune incidence sur ma vie car je n’habitais pas loin de l’Ecole, et je me déplaçais à vélo.

Ibid.,p. 411.

Les grèves de 1995 furent très utiles pour la société française. Il faut vraiment être indifférent pour ne pas s’en rendre compte. Mais comme il cite Bourdieu quelques lignes plus loin, on suppose qu’il joue au sale fils à papa avec son lecteur marxiste. Il manie l’ironie car il se sait scruté :

Moi qui, en 1990, étais déjà macronien, atlantiste et futur partisan de la guerre du Golfe…

Ibid., p. 277.

Il s’agit donc de l’éducation sentimentale d’un grand bourgeois parisien, mais un bourgeois qui se voit comme désargenté. Incapable de voir la réalité sociale, il se plaint depuis toujours de ne pas avoir assez. À 13 ans, il fait une crise car il veut inviter un fille au restaurant et que son père rechigne à lui donner de l’argent pour cela. Sa belle-mère lui dit qu’à son âge, on va au McDo, pas dans une pizzeria.

Moi, comme toi, lecteur, à 13 ans, je n’espérais même pas recevoir assez d’argent pour aller au McDo. Je n’ai commencé à inviter les filles au restaurant que lorsque je gagnais ma vie.

Le narrateur, adolescent, vit chez son père mais profite d’une chambre de bonne qui a vue sur les toits de Paris, où il jouit d’une autonomie au centre de la capitale dont nous aurions tous rêvé. Et avec tout cela, le philosophe devenu quadragénaire ne voit toujours pas son statut de privilégié. Comme Sylvain Tesson qui joue à l’ermite dans une villa lacustre, Enthoven médite sur l’argent qu’il n’a jamais eu :

Parce que je mettais du parfum et que je portais des vêtements de marque, les filles venaient chez moi en pensant aller dans un palais, et elles se retrouvaient dans une chambre de bonne où (avec leur consentement) un adolescent affamé leur mangeait le cul. (…) on m’a toujours attribué des moyens que je n’avais pas.

Ibid., p. 266.

On t’attribue, cher Raphaël, les moyens que tu déclares : à 14 ans, tu avais une chambre à toi où tu pouvais explorer ta sexualité tranquillement, tout en portant du parfum et des vêtements neufs. Nous tous, sais-tu, n’avons pu avoir ce luxe qu’après l’âge de 18 ou 19 ans. Les gens normaux n’ont aucun lieu pour explorer leur sexualité.

Un roman à clés : BHL, Onfray et les autres

On reconnaît facilement quelques personnes parce qu’ils sont célèbres. Par exemple, on comprend vite que Faustine est probablement Justine Lévy (fille de Bernard-Henri Lévy) qui a écrit son histoire avec Raphaël dans un livre à l’immense couverture médiatique.

BHL lui-même est facilement reconnaissable sous les traits du personnage Élie. Pour éviter les procès, j’imagine, il a changé les noms et il a fait d’Elie un mec qui mange beaucoup. Quand le narrateur a 17 ans, il accompagne BHL à l’École normale supérieure où l’intellectuel star donne une conférence sur la guerre en Bosnie. Comme les étudiants rient du ridicule de BHL, Enthoven les décrit avec les habituels termes depréciatifs de « meute », de « barbares », de « hyènes ».

Dans un même chapitre, il nous parle de Michel Onfray et de Justine Lévy. Un chapitre bizarrement construit. Le narrateur rejoint Michel Onfray, à qui il donne le nom d’Octave Blanco, à un vernissage. Il y va avec son amoureuse « Faustine » parce qu’il n’a rien à lui dire. Il juge la fille de BHL de manière peu généreuse : « Elle n’était pas vraiment jolie mais elle avait des joues » (p. 337). Onfray, lui, ne sort pas d’un pur rôle mondain. Ils boivent une coupette de champagne,ne se disent rien de spécial, puis le narrateur retourne à Faustine et lui déclare son amour. Résultat troublant : « Nous étions sur le point de passer – sans raison, par peur – les huit années à venir agrippés l’un à l’autre » (339). Chapitre au ton camusien (je pense à l’Étranger et à ce côté « j’ai pris cette décision sans raison, sans savoir pourquoi… ») mais qui n’a pas sa place dans un récit qui se prétend proustien et explicatif des intermittences du cœur.

Il n’a pas plus d’émotion quand sa compagne est enceinte, ni même quand elle avorte. Ce qui excite vraiment Enthoven, ce qu’il tient à nous raconter, c’est son parcours scolaire. Il raconte par le menu ses classes de 4e, de seconde, de première, il parle de ses lycées. On s’en fout mais lui semble fasciné par ces détails de scolarité. Il se souvient des noms de ses professeurs, ce qui indique quelque chose de sa personnalité, mais quoi ?.

En revanche, il est normal qu’il insiste sur les épreuves scolaires qui déterminent la sélection de l’élite de la nation. La distinction et la production de l’elite est un phénomène qui mérite d’être étudié. Sa réussite au concours de l’ENS, son échec à l’agrégation de philosophie, sa deuxième tentative soldée par une réussite.

On n’apprendra pas grand-chose de philosophique, mais pour vous faire « gagner du temps », sachez que les pages que l’auteur a crues les plus croustillantes, il les a mises à la toute fin. Il s’agit de son histoire avec Carla Bruni, sa manière de tromper Justine Lévy, et sa méthode pour embobiner BHL. Le chapitre où il jure à BHL qu’il n’a jamais couché avec Carla, que tout cela n’est qu’une rumeur, est drôle à lire.

La conclusion est longue, et plus encore que tout le livre, nombriliste à un point de gêne que je n’avais pas encore expérimenté dans l’exercice de la lecture :

– Raphaël…

– Oui ?

Fin

Ibid., p. 523.

Ce sont les derniers mots du récit. Finir un livre sur son propre prénom et sur un oui que l’auteur voudrait nietzchéen, le héros qui dit enfin oui à la vie, c’est un peu trop de narcissisme pour le sage précaire qui, pourtant, peut en remontrer dans cette discipline. Sans doute, Enthoven s’est projeté dans un futur incertain où les historiens chercheront à comprendre notre époque où un président met ses initiales comme nom de parti, son nom comme seul programme. Cette époque, Raphaël concourt pour en être l’écrivain.

Grand remplacement dans les Cévennes ?

Lycée André Chamson, Le Vigan

Quand j’ai été nommé professeur de philosophie au lycée du Vigan, l’année avait déjà commencé et je devais me débrouiller avec des classes dont je ne savais rien. Devant moi, des classes de 35 à 40 élèves de terminale. Ma priorité allait à la conception et l’animation du cours pour respecter le programme et rassurer les élèves sur leur préparation aux épreuves du bac.

Le nom des élèves, leur mémorisation, viendraient dans un second temps. D’ailleurs, je n’avais aucune liste de noms, ni aucun accès aux sites intranet qui permettent d’administrer les classes.

N’ayant que le contact humain pour me faire une idée sur l’origine ethnique de mes élèves, j’évaluais que sur cent individus, il y avait un garçon africain ou antillais, trois garçons maghrébins et trois filles maghrébines. Cela faisait une statistique de 7 % d’étudiants d’origine peut-être étrangère.

Soudain je reçus les listes d’appel et je lus un nombre importants de noms arabes. Une proportion bien plus importante de Driss, de Réda, de Sheinèze ou de Rayan. À la louche, je dirais 20 % d’étudiants portant des prénoms faisant penser qu’un de leur parent venait d’Afrique.

Je précise que ce lycée n’a pas de concurrence dans la région. Riches et pauvres, toutes les familles de la communauté de communes envoient leurs rejetons dans ce lycée. Je n’ai pas entendu parler d’établissements privés attirant les privilégiés.

Tous ces adolescents plus ou moins arabes m’avaient paru non seulement francais de souche, mais même cévenols d’origine. Ils ne s’étaient pas intégrés, ils s’étaient fondus dans la masse.

C’est l’image concrète et réelle du « grand remplacement » vendu par l’extrême-droite pour nous faire peur.