2023 fut une année de progression pour la Précarité du sage car le blog, ayant dû repartir de zéro lors du changement d’adresse survenu en 2019, n’a pas encore atteint son rythme de croisière et se trouve encore, si l’on peut s’exprimer ainsi, en convalescence.
La production régulière de contenu n’a repris qu’en 2021 après un ralentissement radical de cinq ans. Le blog est donc dans sa deuxième vie et n’est pas reférencé sur les moteurs de recherche comme dans les années 2010. De plus, les usagers d’internet se sont detournés des blogs pour regarder des vidéos, faire des tweets et scroller sur les réseaux sociaux.
Dans ce contexte défavorables, les chiffres de 2023 sont intéressants. Le chiffre qui me tient le plus à cœur est celui qui dénombre les visiteurs uniques : plus de 10 000 personnes se sont connectées cette année à la Précarité du sage. C’est peu par rapport à des images qui font des millions de vues, mais c’est beaucoup par rapport au nombre de lecteurs des livres publiés par les plus grands éditeurs.
En moyenne, un « visiteur » regarde deux billets. Cela fait un équilibre entre les fidèles lecteurs qui suivent ce blog et les gens qui y atterrissent par erreur et en repartent aussitôt.
Les commentaires se sont réduits comme peau de chagrin, preuve que la vie est ailleurs. Au demeurant je vois là une corrélation avec l’abandon de nombreux blogs que je suivais dans les années 2000. Souvenez-vous de la richesse qui s’exprimait entre Neige, Ebolavir, Ben, et plein d’autres comparses. Je regrette tellement qu’ils aient cessé d’écrire et de photographier. Comme s’il y avait dans la vie des choses plus importantes à faire.
Cinquante ans nous séparent de l’époque où Kundera concevait La Vie est ailleurs.
Trente ans de distance séparent mes deux lectures de ce superbe roman et j’ai oublié tant de choses entre temps. Il y a des chapitres que j’avais l’impression de lire pour la première fois en septembre 2023, alors qu’ils furent écrits en 1973 et que je les avais lus en 1993. Une chose est certaine : La Vie est ailleurs reste pour moi une merveille de roman. Pas une page où l’on s’ennuie. L’histoire d’un poète qui mourut dans une Bohême socialiste avant l’âge de 20 ans.
Si c’est en effet une charge contre la poésie lyrique, avec le recul, je trouve que Kundera, même s’il se moque, temoigne dans ce récit d’un grand amour et d’une profonde connaissance de la poésie européenne.
C’est fort de cette connaissance et de cet amour qu’il a su construire ce personnage de Jaromil qui devient poète pour plaire à sa mère, puis pour trouver une place dans la société en dépit d’une virilité défaillante. Le lyrisme devient vite un écran de mauvaise foi qui a pour but d’exonérer le poète de l’action, de la responsabilité et des risques que l’on encourt quand on veut entretenir des relations concrètes avec une amoureuse et des amis.
Nous savons maintenant que Kundera a commencé sa carrière comme poète, puis qu’il a renié cette partie de son œuvre. Il nous impose de considérer son travail comme inexistant avant les années 1960 et la parution du roman LaPlaisanterie. Comme s’il pouvait nous imposer quoi que ce soit. Il est urgent que des éditeurs français fassent enfin leur travail : qu’ils publient dans une bonne traduction l’œuvre poétique de Kundera, et tout ce que dernier a rendu public en langue tchèque quand il était jeune.
Photo de cottonbro studio sur Pexels.com, générée quand j’ai saisi les mots « savoir et sensibilité » dans le moteur de recherche.
Cette question est le libellé du sujet de l’essai philosophique tombé hier lundi 20 mars lors de l’épreuve du baccalauréat dite « Humanités, Littérature & Philosophie » (HLP).
L’un des chapitres de ce cours d’HLP portait justement sur « Les expressions de la sensibilité » et mon copain Ben, professeur de philo plénipotentiaire, avait partagé avec moi des documents pédagogiques qui m’ont permis de faire ce cours alors que je ne savais rien de la nouvelle mouture du bac et de ses inénarrables réformes. Par ailleurs, dans le cours de philosophie en tronc commun, des notions du programme permettaient aussi de traiter un tel sujet : non seulement l’inconscient, l’art, le langage, mais aussi la raison, la vérité, voire la technique. Nos élèves étaient donc armés.
Le savoir nuit-il à la sensibilité ?
On peut déceler un double paradoxe dans la question. D’abord, dans l’histoire de la pensée, c’est plutôt le contraire que l’on avance : la sensibilité nuirait à la recherche de la vérité. Que ce soit Platon qui arrache le philosophe du monde sensible pour accéder au monde intelligible, ou Descartes qui se méfie de ses sens quand il part à l’assaut d’une connaissance indubitable.
Les élèves cultivés auront discerné qu’au XIXe siècle, un tournant opéré d’abord par le romantisme puis par certaines formes de vitalisme, a renversé la perspective et considéré l’intellectuel comme un être faible et plein de ressentiment à l’égard du corps. L’une des illustrations de cette dualité peut être lue au XXe siècle dans le roman de N. Kazantzakis, Alexis Zorba, dont le narrateur est un doctorant qui étudie l’oeuvre poétique de Mallarmé, si je ne m’abuse, et qui se décrit comme exagérément cérébral, tandis que Zorba jouit de la vie d’une manière plus sage, car plus vitale, plus sensible, plus corporelle.
J’avoue que j’ai été sensible moi-même à ce genre de pensée. J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans une thèse de doctorat parce que l’acquisition du style d’écriture savante exigé par l’université me faisait peur. Je craignais que devenir savant m’assèche le cerveau et me rende incapable de produire les petits poèmes en prose en quoi consiste l’œuvre du sage précaire.
Le deuxième paradoxe du sujet se trouve dans le texte d’Octave Mirbeau présenté en première partie de l’examen. La narratrice, femme de chambre, fait la lecture à un jeune esthète bourgeois malade de la tuberculose. Grâce à cette relation ancillaire, la femme de chambre découvre la poésie, le monde de l’esthétique, et se découvre elle-même comme sujet d’une sensibilité appréciée. Cela changera sa vie. Le garçon lui explique que la beauté de la poésie est inaccessible aux « savants », du fait qu’ils ont « trop d’orgueil ». D’où la question pour l’essai philosophique : le savoir nuit-il à la sensibilité ?
Le paradoxe concernant ce texte est évident. Loin d’être une nuisance, le savoir est au coeur de la sensibilité des personnages. Le jeune homme apprécie une poésie très intellectuelle pour son temps, Mirbeau cite les noms de Baudelaire et Maeterlinck. Pour un roman de la Belle époque, ce sont des références ultra modernes et raffinées. Il fallait être un savant pour connaître et apprécier les poètes symboliques au tournant du XXe siècle. De plus, la femme de chambre ne savait pas qu’elle possédait une sensibilité. L’état de son savoir ne lui permettait pas de se rendre compte qu’il existât une chose qu’on appelle « beauté », et qu’elle fût elle-même capable de se délecter d’une oeuvre poétique. C’est le jeune homme qui lui enseigne ce qu’est la poésie, et qui lui apprend qu’elle-même dit parfois des choses belles et sensibles.
C’est ce que Bergson explique à la même époque que ce roman de Mirbeau, à propos de l’émotion ressentie devant des oeuvres d’art modernes. Pour apprécier une oeuvre nouvelle, encore faut-il pouvoir y prêter « attention ». Or l’attention est, selon Bergson, « la jonction entre la perception et des états anciens ». S’il y a trop de différence entre ce que j’ai l’habitude d’apprécier et la perception d’une chose nouvelle, la « jonction » ne se fait pas et je manque la rencontre avec l’oeuvre. La sensibilité ne peut donc pas se vivre de manière indépendante du savoir. Pour reprendre les mots de Bergson, la « concentration » est
une coalescence entre le souvenir et la perception. Si la distance est trop grande entre ce qu’on perçoit et ce qu’on connaît déjà, la coalescence ne peut pas se faire et l’attention en réalité ne se fixe pas.
Henri Bergson, Conférence de 1904.
Le savoir défini comme une culture acquise et méditée est donc une condition de possibilité de toute expression, même imparfaite et lacunaire, de la sensibilité. En revanche, on connaît des individus qui utilisent des éléments de connaissance de manière à empêcher et à travestir l’expression et l’épanouissement de la sensibilité. C’est le cas notamment des mauvais poètes et des auteurs industriels qui se servent de clichés pour exprimer des sentiments stéréotypés. Les exemples abondent mais celui que j’aimerais utiliser vient d’un texte qui m’a été envoyé par Ben en novembre dernier. Il s’agit des Salons de Denis Diderot, dans lequel on peut lire une extraordinaire parenthèse qui pourrait constituer un ouvrage autonome autour d’une exposition du peintre Joseph Vernet ; ce texte est connu sous le nom de » Promenade Vernet » :
deux poëtes ont quelquefois fait deux mêmes vers sur un même sujet
Denis Diderot, Salon de 1767.
Le philosophe ne blâme pas les deux poètes qui pourtant, visiblement, ne sont pas d’une grande originalité. Ce qu’il avance, au contraire, c’est que les sensations sont trop nombreuses et subtiles pour trouver leur juste expression dans un idiome vernaculaire :
C’est qu’il n’y a dans la même pensée rendue par les mêmes expressions, dans les deux vers faits sur un même sujet, qu’une identité de phénomène apparente ; et c’est la pauvreté de la langue qui occasionne cette apparence d’identité.
Diderot.
Diderot nous invite à une réflexion sur le langage pour expliquer les difficultés que nous rencontrons à exprimer adéquatement notre sensibilité. Or le langage est une partie intégrante de notre « savoir » et de notre culture. La langue serait trop « pauvre » parce qu’elle a été créée pour des motifs sociaux et pratiques. Nous parlons pour communiquer des idées compréhensibles par tous, en vue d’actions collectives. Les langues naturelles ne sont pas apparues pour faire de la poésie, et encore moins pour trouver des expressions précises à toutes les variations de notre âme.
De ce point de vue, on pourrait dire que ce n’est pas le savoir en tant que tel qui limite la sensibilité, mais la structure de la langue elle-même. La question peut donc évoluer en se demandant s’il est possible d’acquérir des modes linguistiques qui permettent de donner à la langue une capacité d’approcher l’idiosyncrasie de notre moi. Cette langue nouvelle, plus proche de la sensibilité, à la fois singulière et communicable, n’est-ce pas ce qu’on appelle la littérature ?
Il y aurait mille choses à dire pour répondre à cette question. Ce qui me plaît dans ce genre de sujet, c’est qu’ils peuvent être abordés à plusieurs niveaux de compréhension, et traités par lancers, comme une fusée à plusieurs étages.