Scandale de l’électrique : comprendre la rupture de Bob Dylan

Pourquoi le passage de Bob Dylan à l’électrique a-t-il fait scandale ? C’est une question qu’on évacue trop vite, à force de raconter l’histoire comme une rupture entre l’ancien et le nouveau, entre le folk et le rock. Pourtant, ce que symbolise ce moment dépasse largement une affaire de sons ou d’instruments. Il faut remettre les choses dans leur contexte et comprendre ce que représentait le folk à ce moment-là, et pourquoi ses adeptes ont pu se sentir trahis.

Quand Bob Dylan prend la guitare électrique et abandonne le combo guitare-folk-harmonica, il faut comprendre pourquoi ça a fait scandale. Le film de James Mangold et beaucoup de critiques font croire – ou feignent de croire – que la guitare électrique est à ce moment-là la modernité. Mais ce n’est pas vrai du tout. Quand Dylan décide de jouer de la guitare électrique, celle-ci est déjà utilisée depuis longtemps dans la musique populaire américaine.

Avant Dylan et avant Hendrix: le génie électrique de 1954

Dès les années 1930, des musiciens de jazz et de blues jouaient sur des guitares électrifiées. Le rock’n’roll, lui, s’est imposé au début des années 1950, et la guitare électrique y occupe une place centrale dès le milieu de la décennie, notamment grâce à des artistes comme Chuck Berry. Quant à Elvis Presley, il commence sa carrière en 1954 avec That’s All Right, et devient une star en 1956 avec Heartbreak Hotel joué à la guitare électrique. Bref, cela faisait déjà plus de dix ans que cette musique électrique remplissait les ondes.

Il ne faut donc pas imaginer qu’il y a un « avant » un peu préhistorique avec les joueurs de folk, et un « après » plus moderne avec la guitare électrique. Ce n’est pas du tout le bon tableau. La réalité est différente. Il y avait d’abord de l’électrique, largement appréciée dans la musique noire américaine – dans le blues, le rhythm’n blues – avant que n’émerge ce que nous appelons, en France, le folk. En fait la musique folk est elle aussi ancienne puisqu’elle vient des immigrants de toutes parts, mais le mouvement dans lequel prend place Bob Dylan en 1960 est le « Folk revival », le renouveau folk qui s’inspire des chansons européennes et africaines traditionnelles et qui l’adaptent.

Et justement, l’arrivée de ce « renouveau folk », c’est un peu l’équivalent dans la musique populaire de la Nouvelle Vague dans le cinéma : une volonté d’appauvrissement volontaire, de retour à l’essentiel. C’est aussi comparable à l’Arte Povera en art contemporain : un choix esthétique et politique de se dépouiller des artifices. Le mouvement folk est un mouvement de contestation, non pas de l’électricité en soi, mais du capitalisme en cours, du pouvoir en place, de l’appareil industriel et militaire qui utilise l’énergie pour faire la guerre et broyer la vie humaine – ouvriers, soldats, étudiants.

La guitare folk, ce n’est pas le refus du progrès, c’est une tentative de produire un son nouveau, plus proche de la vie, plus en prise avec la nature. En 1960, le folk est quelque chose de jeune, pas une survivance du passé. C’est une manière de dire non aux grands orchestres de la chanson à succès. En France, on peut penser à Georges Brassens, qui monte sur scène avec une guitare et une contrebasse. Les gens de gauche adoraient ça.

Dans le folk, il y a cette idée d’une voix non transformée, naturelle, comme celle de Joan Baez, qui chantait pieds nus, avec une voix d’ange. Politiquement, les folkeux se voyaient comme minoritaires, marginalisés, méprisés par la bourgeoisie et le grand public formaté par la télévision. Ils formaient une communauté. Quand une voix étrange, nasillarde, comme celle de Dylan apparaît, ils sont contents de l’accueillir, justement parce qu’elle ne correspond pas aux canons esthétiques dominants. C’est pourquoi les adeptes du folk vont continuer à voir Bob Dylan comme l’un des leurs pour toujours. Regardez la vidéo qui suit et passez directement à la minute 10:30. On est en 1972 et Joan Baez chante avec des grands folkeux des montagnes californiennes, son bébé sur les genoux. Vous voyez les gens rigoler. Pourquoi ? Parce que Joan Baez imite l’accent et la façon de chanter de Bob Dylan, sur une chanson du premier album de Dylan. Sous-titre : dix ans après leur histoire d’amour, Baez et Dylan sont toujours associés dans les mémoires. C’est une manière émouvante à mon avis de rendre hommage à un ancien compagnon tout en se foutant de sa gueule.

Alors quand Bob Dylan passe à l’électrique, en 1965, ce n’est pas l’arrivée de la modernité : c’est une rupture perçue comme une trahison politique et esthétique. Non parce que les folkeux rejetaient l’électrique en soi mais parce qu’ils craignaient que Dylan cède à l’industrie, qu’il renonce à la communion vertueuse des luttes pour se soumettre aux lois du marché.

Et puis ils se disaient : d’accord, ce petit con prend le succès que nous lui avons donné avec notre rigueur morale, il prend la poésie militante qu’il a trouvée chez nous, et il va donner tout ça à des capitalistes pour aller faire danser des Blancs pleins de pognons dans des drugstores rutilants.

Le scandale était donc plus politique qu’esthétique, plus une lutte de valeurs qu’un conflit de générations. En 1965, les uns chantaient la guerre du Vietnam et l’injustice sociale avec des guitares acoustiques ; les autres faisaient danser la bourgeoisie blanche sur des histoires d’amour avec orchestre électrifié. C’est cette ligne de fracture qui explique le choc provoqué par la « trahison » de Bob Dylan en 1965.

Ce qu’a décidé de faire Dylan, c’est plutôt de prendre une tangente que personne ne voyait venir. Une musique et des paroles déstructurées, où le sens se dissout et la danse se ramollit.

Malheureusement, le film de James Mangold n’a pas montré cela de manière convaincante. Toute cette problématique est concentrée sur un seul personnage, Pete Seeger, qui est trop sanctifié pour être vraiment puissant. Le spectateur part avec l’idée que Bob Dylan était un génie révolutionnaire et les autres des tacherons sympathiques, et cela n’est ni vrai ni intéressant.

Bob Dylan méritait mieux ! A Perfect Unknown

Art : Cinéma

Titre original : A Perfect Unknown

Genre : Biopic

Réalisateur : James Mangold

Date de sortie : 2024

Durée : 2 heures 20

Distribution : Timothée Chalamet (Bob Dylan), Monica Barbaro (Joan Baez), Edward Norton (Pete Seeger).

Titre français : Un parfait inconnu

Lieu du visionnage : Munich, près de la rivière Isar.

Nom du cinéma : Museum Lichtspiele

Accompagnatrice : Hajer Thouroude

Date du visionnage : Mars 2025

Météo : Frais pour la saison, temps sec.

Souper post-séance : Un infâme bol de nourriture végétarienne. J’ai dû terminer les deux bols.

Note globale de la sortie : ***** (cinq étoiles)

Le film promettait de raconter un moment-clé de la vie de Bob Dylan. De ses premiers pas à New York, jusqu’à l’onde de choc provoquée par son passage à la guitare électrique. L’entrée fracassante d’une jeune star du folk dans un genre musical honni (le rock), avec, en point d’orgue, la chanson Like a Rolling Stone. L’album qui incarne ce tournant du folk vers le rock est bien sûr Highway 61 Revisited.

Malgré la promesse d’un sujet aussi dense, aussi puissant, le film m’a laissé sur ma faim. Plus encore : il m’a ému, oui, mais presque malgré lui. Pas à cause de ce qu’il montrait, mais à cause de ce qu’il réveillait en moi.

En voyant A Perfect Unknown, je me suis retrouvé transporté dans les années 1960, ce New York du Greenwich Village peuplé de chanteurs folk qui protestaient contre la guerre au Vietnam, contre l’ordre établi, et qui, mine de rien, fabriquaient une culture contestataire qui continuait les fils de la grande génération Beat. Et dans le même temps préfigurait la belle musique hippie.

À ce propos, différents mouvements de la « contre culture » existaient au temps de Bob Dylan. Lire sur ce sujet : Préférer les Hipsters aux Hippies

La Précarité du sage, 2014

Ce n’était pas seulement l’Amérique, c’était aussi un peu l’Europe, par les idées, les lectures, les résonances. Cette émotion était d’autant plus aiguë que je regardais le film avec mon épouse, qui a grandi dans le monde arabe dans les années 1990. Elle ne connaissait pas Joan Baez, ni Woody Guthrie, ni Pete Seeger. Il m’a fallu lui confirmer que oui, tel personnage avait bien existé dans la réalité. (Elle a surtout été impressionnée par Joan Baez qui, dans le film, est très sexy et n’a pas ce côté scout charmante qu’on connaît à la chanteuse). Dans ce décalage s’est révélée une forme de nostalgie : une émotion étrange, presque coupable, parce qu’elle faisait surgir un sentiment d’appartenance culturelle, de fascination pour ma propre culture. Une émotion familiale, identitaire, donc. Un chauvinisme à la con, disons le mot. Moi qui n’étais pas né à cette époque, mes parents ne s’étaient même pas encore rencontrés, quelle bêtise d’âme a provoqué en moi ce sentiment de fierté occidentale ?

Mais revenons au film. A Perfect Unknown échoue là où tant d’autres biopics échouent aussi : vouloir tout dire, tout montrer, cocher toutes les cases. En une heure et demie, on passe de l’arrivée à New York à la consécration, en passant par toutes les figures obligées : Joan Baez, Woody Guthrie à l’hôpital, Pete Seeger en apôtre du folk, les musiciens du studio, les premières scènes de haine du public, les slogans de trahison, et bien sûr, l’électrification. Tout y est à grands traits pour le public adolescent qui n’aime que les grands traits.

Ce genre de film devrait fonctionner comme une lecture lente. Choisir un moment, et le creuser, le faire résonner.

C’est ce qu’a fait François Bon dans une série d’émissions sur France Culture en 2007. Lire cet ancien billet de blog que j’ai écrit il y a vingt ans sur un autre blog : « Journée blanche avec Bob Dylan »

Par exemple, toute l’histoire de l’orgue Hammond sur Like a Rolling Stone aurait pu faire un film à elle seule. Ce musicien, guitariste de formation, qui est mis de côté à cause de la présence de meilleurs guitaristes dans le studio d’enregistrement, et qui propose timidement un son nouveau au clavier. On lui dit de laisser tomber mais il persiste. Son insistance finit par payer et le son de son orgue Hammond devient la marque de fabrique d’un tube international. Voilà du cinéma ! Alors que dans ce film, tout est survolé, tout est condensé, et la scène ne dure que quelques secondes : Dylan entend l’orgue au moment même où il enregistre la chanson, il sourit, et ce sourire vaut validation. Comme si les grandes oeuvres du rock se faisaient dans des improvisations sans travail entre copains.

Enfin il y a le problème Chalamet. On ne voit jamais Bob Dylan. On voit Chalamet jouant Dylan. Il singe l’élégance flottante d’un Dylan jeune, sans la crasse et le manque d’hygiène qui sont rapportés par les témoins de l’époque. Chalamet nettoie le personnage pour en faire un mythe mais c’est idiot car Dylan était déjà un mythe, et l’histoire documentaire avait déjà inclus les remugles et les mesquineries du réel. Donc ça ne prend pas. La preuve ? Mon épouse m’a dit : « Il chante mieux que Dylan. » Et cela, à mes yeux, suffit à prouver que le film est un échec. On ne chante pas « mieux » que Bob Dylan.