Le pessimisme du sage précaire à Belfast

 

Je ne sais pas d’où vient ce vieux tropisme qui fait du sage précaire un être qui imagine toujours l’échec. L’Irlande lui sied, l’Irlande qui a inventé cette fameuse « loi de Murphy », selon laquelle le pire est toujours le plus probable. Si quelque chose peut foirer, en vertu de la loi de Murphy, on peut raisonnablement s’attendre à ce que cela foirera complètement.

Théorie de l’optimisme

La paix est vue comme un équilibre précaire, l’équilibre comme un bonheur inattendu, le bonheur comme un miracle temporaire, l’amour comme un bonheur passager.

Alors, lorsque le sage précaire se promène à Belfast, il ne peut s’empêcher de penser que la violence entre républicains et unionistes s’enflammera de nouveau. Belfast a connu le calme, ces dernières années, pour deux ou trois raisons très simples : la croissance économique qui a donné du travail aux pauvres gens, l’évolution démographique qui fait qu’il y a presque autant de catholiques que de protestants, la bonne volonté des dirigeants anglais et irlandais, le volontarisme des Américains sur ce dossier, le vieillissement et l’assagissement des leaders terroristes.

Mais avec la crise économique, on retrouve un des plus puissants nerfs de la guerre communautaire : les jeunes au chômage, sans avenir, qui s’inventent un héroïsme en laissant libre cours à leur violence. Et comme le volontarisme politique va décroître, que les protestants vont se sentir dépasser démographiquement, donc démocratiquement, qu’ils vont se crisper sur une situation que personne ne trouvera plus légitime, la seule issue aux problèmes à venir sera le terrorisme. Ce sera le meilleur moyen de ne pas voir le pays évoluer de la pire des manières pour eux : le rattachement de l’Irlande du nord à la république d’Irlande.

Lire les murs

Pour ma part, je la vois sur les murs, cette violence passée, et les communautés n’oubliant jamais la violence passée, je vois dans cette violence passée les graines de la violence à venir.

C’est une rue charmante du sud de Belfast, avec de jolis pubs, des magasins de légumes, quelques cafés et d’assez nombreuses pharmacies. C’est le nouveau Belfast, celui qui semble n’avoir jamais souffert des « troubles ». Et pourtant.

Une église catholique est clairement abandonnée. Une église méthodiste est clairement prise en charge par une communauté pleine d’égards.

Des drapeaux de l’Union Jack, des drapeaux orangistes, qui dans cet environnement, donne une idée de sectarisme et de bigoterie au même titre que des signes religieux. Et ailleurs, des drapeaux irlandais. On se dit que c’est peuplé de manière assez hétérogène, ici, et qui si ce fut toujours le cas, on a dû se battre plus d’une fois sur Ormeau Road.

Précisément, le voyageur peut lire sur un mur une plaque funéraire : « Tués par les escouades de la mort britanniques. » « Tués pour leur foi ». Un homme sort d’un pub et vient me voir : « Salut, qu’est-ce que vous faites ici ? Vous prenez des photos ?

         Oui, je me demande de quoi il s’agit. On lit « morts pour leur foi », vous connaissez ces gens ? De quelle foi s’agit-il ?

         Ah, c’était tous des catholiques.

         Vous êtes du coin ?

         Oui, je suis d’ici.

         Et les mecs étaient catholiques ?

         Oui, ils étaient dans cette maison. Des gars sont entrés avec des armes et ils ont tiré. »

Il n’en dira pas plus, il partira de suite. On ne parle pas de ces choses-là, pas trop, pas trop longtemps, pas à voix haute, pas dans la rue et pas avec des étrangers dont on ne sait pas ce qui les motive.  

17 commentaires sur “Le pessimisme du sage précaire à Belfast

  1. nankin, shangai, liverpool, manchester, belfast, depuis le temps que je le suis (presque trois ans maintenant via blog) et mis a part le fait qu’il veut toujours aller « cap au pire » façon personnage de Beckett pessimiste et mélancolique comme en témoigne ce billet j’aimerai comprendre ce que ca cherche un sage précaire à la fin : un idéal politique ? une femme ? une formule alchimique ? de l’or ? épater ses amis ? un peu de tout ça peut etre…

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  2. C’est vrai que le nomadisme est toujours vu comme un problème, un manque, quelque chose que l’on cherche. Une étudiante chinoise me l’avait dit à propos d’ « Aux Champs élysées » de Joe Dassin, qu’elle trouvait trop mélancolique car le narrateur va d’un lieu à un autre sans se fixer. Enfin, que dire à cela ?
    Bientôt l’Afrique et l’Amérique, camarades.

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  3. Pour des raisons trés personnelles le point de vue de ton étudiante et l’allusion a cette chanson (qui ne parle pas de voyage mais de déplacement dans un lieu parisien précis) me touche beaucoup. Peut-etre qu’un jour si le temps me le permet et que le boulot ne m’étouffe pas trop j’y reviendrai via blog, écrits divers et variés…bonne route alors même si ta réponse reste enigmatique.

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  4. Je me souviens d’un passage de Zhuangzi ou de Liezi ( je ne sais plus, et mes bouquins sont encore dans un container sur un cargo, ou peut-être au fond de l’Océan s’il y a eu de trop grosses vagues ) dans lequel il y a une comparaison entre ceux qui ont peur de la mort et des « nomades » : celui qui a peur de la mort serait comme un voyageur qui a peur de rentrer chez lui. J’aime bien la compraison pour ce qu’elle dit de la mort, mais j’avais été un peu déçu par cette idée selon laquelle on ne voyagerait que pour rentrer chez soi, le voyage n’êtant alors qu’un truc pénible, il serait préfèrable de rester chez soi. C’est dans cette optique que le nomadisme pourrait être un problème ou un manque. Je crois que la culture chinoise classique manque d’une vraie pensée nomade, même s’il y a aussi ce superbe slogan de Liezi : « le voyageur suprême ignore sa destination »…

    Duns Scot, lui, parlait de l' »homo viator » pour désigner un état qui aurait été la condition fondamentale de l’homme. Ici, on a une vraie valorisation du trip. Mais il est vrai que Scot étant lui-même Irlandais ou Ecossais, il devait, en bon Celte, aimer la route.

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  5. Moi ce qui m’ennuie, dans ma posture, je veux dire dans le pessimisme, c’est que c’est un peu facile. Cela vous donne un air de prophète pour pas cher. Anoncer l’apocalypse, ça fait toujours un peu d’effet.
    En même temps, c’est là ma conviction, alors que puis-je faire ?

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  6. Claire dit : recit de voyage a deux balles…

    Moi, je remarque que sauf erreur, les deux Eglises auxquelles tu fais reference sont protestantes…

    mais on les aime bien les Francais, qui viennent expliquer l’irlande du nord en buvant des pintes de Guinness l’air soucieux. Et toi, on t’aime par dessus [et malgre] tout.

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  7. Je fais référence à deux églises dans mon texte, mais dans mon film, on en voit au moins trois. Il est possible que vous ayez confondu les deux premières. La première, j’imagine qu’elle est catholique car on y voit la vierge Marie en gros sur la façade. Or, elle (l’église) est bien abandonnée, et bouffée par la végétation, à la différence de tous les autres lieux de culte de la rue Ormeau. Maintenant, il est possible que ce qu’on appelle protestant en Grande Bretagne ne recouvre pas le même sens que sur le continent.
    On reparlera de tout cela en buvant de la Guinness

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  8. ah tu as raison, j’ai cru que tu parlais des deux Eglises qui se font face de part et d’autre d’Ormeau… ca m’apprendra a ne pas tout faire a la fois , on lance la video tout en lisant le texte et on rate l’apparition de la vierge…

    Cela dit, tu n’auras pas de mal a trouver aussi des eglises protestantes desaffectees et des paroisses catholiques vibrantes… Les Eglises, c’est ce qui manque le moins, a Belfast…

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  9. Certes, il y en a, mais où ? J’espère en voir et je les filmerai pareil. Les églises catho sont vibrantes dans les quartiers ouest. La rue Ormeau est intéressante en ceci qu’elle est « bi-confessionnelle ». Or j’aimerais bien voir des églises protestantes abandonnées dans les lieux « bi-confessionnaux ».

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  10. Et tu crois , toi , que les catholiques d’Ormeau se disent : gaffe les gars, on est au sud, pas a l’ ouest, ne vibrons pas … ? Quand tu seras redescendu de Google Earth on ira se promener dans le coin. La rue Ormeau est interessante pour cent autres raisons que celle que tu lui attribues un peu limitativement, il me semble.

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  11. Les catholiques d’Ormeau ont abandonné l’église en question, ou ils ont été conduits à le faire, et ils n’ont pas d’autres lieux de culte, sauf peut-être le centre pour adoption, couvert de graffiti pornographiques, tout en haut, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait là une église, avec pignon sur rue et messe le dimanche. Alors, s’ils vibrent, c’est dans les pubs, chez eux et sur les rares murs où ils ont mis leur drapeau et leur paroles commémoratives.
    Mais c’est vrai que c’est une rue qui a pleins d’autres charmes.

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  12. Mais qu’est ce que tu racontes, mon bon Guillaume ? Tu cherches à faire rire, avec tes graffitis pornos ? Il y a une immense Eglise catholique sur Ormeau… à tout au plus cent mètres de là, avec un parking de 150 places. Et non seulement des pignons, mais des tourelles, mais un clocher ! Et, ma foi, tous les signes extérieurs d’une communauté vibrante…

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  13. D’accord, je n’étais pas sûr qu’on pouvait la ranger parmi les églises « normales » car elle est entourée de murs, qu’elle est accollée de bureaux, dont ceux de l’adoption dont l’entrée (porte et alentours) est couverte de graffiti obcènes

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  14. Je ne voudrais pas me la ramener, mais en ce moment, des émeutes n’en finissent pas à Belfast, depuis des semaines. La raison ? Le drapeau britannique a été enlevé de l’hôtel de ville. Bien sûr on dira que cela n’est qu’un prétexte pour mettre le désordre, qu’il n’y a rien de politique derrière tout cela. C’est pourtant très exactement ce que ce billet prophétise : la violence s’enflamme à la faveur de la crise économique, et elle est le fait de groupes protestants, et non plus catholiques.

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    1. https://www.belfasttelegraph.co.uk/news/northern-ireland/poll-59-in-northern-irelandfear-summer-of-violence-over-brexit-irish-sea-border-40460630.html
      2021. Continuation du même thème. La violence réapparaît en Irlande du nord pour les mêmes raisons, mais cette fois causées par le Brexit. Le Royaume-Uni devant remettre une frontière entre lui et l’Europe, il devrait la placer entre l’Irlande du nord et l’Irlande, mais cela est trop risqué. Il doit alors la placer entre l’île de l’Irlande et l’île de la Grande Bretagne mais cela cause des problèmes de ravitaillements, voire de pénurie. En réalité, cette frontière rend fous les militants protestants dits loyalistes qui ne veulent pas être associés à l’Irlande. Ils hurlent que c’est une trahison de la part de Londres, qu’ils sont Britanniques avant tout et que s’il doit y avoir une frontière, elle doit être tracée entre la province d’Irlande du nord et la République d’Irlande.
      De nombreuses personnes préfèrent penser que les violences sont les mêmes partout, que les idées politiques et religieuses ne sont que des masques superficiels qui cachent les tensions profondes qui sont les mêmes partout (pauvreté, jeunesse désoeuvrée, testostérone, chômage, etc.) Je ne suis pas contre, mais je note simplement les arguments avancés. On revient toujours sur les mêmes pommes de discorde, et comme je le disais dans ce billet de 2008, la violence réapparaîtra et elle sera le fait des pro-Royaume Uni.

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