Le séjour de Flaubert à Constantinople est marqué par deux phénomènes centraux : une randonnée à cheval, et des chancres sur son gland. Nous parlerons du cheval plus tard. La question du sexe à Istanbul est essentielle car elle concentre sur elle des sentiments contradictoires du sage précaire. Ce dernier ne voudrait pas émettre de jugements moraux, et en même temps, il ne peut pas dissimuler sa gêne devant une attitude générale révoltante.
Il a attrapé une syphilis avant son arrivée en Turquie, mais c’est à Istanbul qu’il va en parler dans une lettre à son ami Louis Bouilhet, pour faire le point :
« Il faut que tu saches, mon cher monsieur, que j’ai gobé à Beyrouth (je m’en suis aperçu à Rhodes, patrie du dragon) VII chancres, lesquels ont fini par se réunir en deux, puis en un. – J’ai fait avec ça la route de Marmorisse à Smyrne à cheval. Chaque soir et matin je pansais mon malheureux vi. Enfin cela s’est guerry. Dans deux ou trois jours la cicatrice sera fermée. Je me soigne à outrance. Je soupçonne une Maronite de m’avoir fait ce cadeau, mais c’est peut-être une petite Turque. Est-ce la Turque ou la Chrétienne, qui des deux ? problème ? pensée !!! voilà un des côtés de la question d’Orient que ne soupçonne pas La Revue des Deux-Monde. – Nous avons découvert ce matin que le young Sassetti a la chaude-pisse (de Smyrne), et hier au soir Maxime s’est découvert, quoiqu’il y ait six semaines qu’il n’a baisé, une excoriation double qui m’a tout l’air d’un chancre bicéphale. Si c’en est un, ça fait la troisième vérole qu’il attrape depuis que nous sommes en route. Rien n’est bon pour la santé comme les voyages. » Lettre à Louis Bouilhet, 14 novembre 1850.
L’humour de la lettre ne doit pas nous illusionner. A mon sens, cette manière d’écrire en chiffre romain, d’archaïser la langue avec des « y » et des « vi », est une manière d’éloigner l’angoisse que cela lui cause. Il a beau être informé des choses médicales, et il a beau connaître cette maladie depuis des années (voir les lettre que lui adresse Du Camp en 1844, de Rome: « Comment supportes-tu l’hiver ? Et ta vérole ? » ; et en 1845, d’Alger : « Et ton état nerveux ? Et ta vérole, cette bonne vérole dont tu étais si fier ? Comment tout cela va-t-il ? » etc.), je ne crois pas à la thèse d’un Gustave léger et insouciant.
Je pense que Flaubert est angoissé, au moins par moment, et que cette angoisse est un carburant à son écriture crâneuse. Ses maladies vénériennes ne sont pas les seules choses qui le préoccupent pendant son voyage : il se voit grossir et perdre ses cheveux. En un ou deux ans, il devient chauve, et à 29 ans, c’est un événement contrariant. Il se plaint beaucoup d’enlaidir. A sa mère, depuis Athènes : « Décidément, j’enlaidis; J’en suis affligé. Ah! je ne suis plus ce magnifique jouvencel d’il y a dix ans ». Un mois plus tard, il écrira à Bouilhet : « Je vais rentrer dans la classe de ceux avec qui la putain est embêtée de piner. » (de Patras, 10 février 1851). Son voyage en Orient est donc le passage sinistre où il quitte la jeunesse pour entrer dans une maturité haïe. Or, il n’a encore rien écrit qui le satisfasse. Il se voit raté, vieillissant avant l’âge, diminué, on peut supposer que son humour est un mécanisme de défense.
C’est dans ce contexte qu’une scène abominable se déroule à Constantinople. Dans le quartier de Galata, il se rend dans un infâme bordel « pour baiser des négresses. – Elles étaient si ignobles que le coeur m’en a failli. » (A Bouilhet, 19 déc. 1850.) C’est drôle, bien sûr, ne boudons pas notre plaisir de lecture, mais franchement, faut-il vraiment que Flaubert soit l’affreux bourgeois merdeux qu’il était pour se permettre de tels commentaires ? Non seulement il est prêt à contaminer toutes les femmes du monde avec son gland induré par les chancres, mais il fait la fine bouche encore. On comprend que les études postcolonialistes aient pris les écrits de Flaubert pour dénoncer un certain rapport de l’Occident aux pays du sud. Les écrits de Flaubert n’étant pas promis à la publication, ils nous présentent une peinture encore plus vraie, semble-t-il, de ce qui se passe dans la tête des grands voyageurs du XIXe en général. Le style en plus.
La scène du bordel continue. Il veut s’en aller, mais alors, la maîtresse du lieu impose à sa propre fille de se prostituer, dans une chambre beaucoup plus propre : il la trouve à son goût, mais alors qu’il est bien avancé dans les préliminaires, « je l’entends qui me demande en italien à examiner mon outil pour voir si je ne suis pas malade. Or comme je possède encore à la base du gland une induration et que j’avais peur qu’elle s’en apreçût, j’ai fait le monsieur et j’ai sauté à bas du lit en m’écriant qu’elle me faisait injure, » et voilà notre grand écrivain qui fait une scène et qui s’en va, un peu humilié.
« Dans un autre lupanar, nous avons baisé des Grecques et des Arméniennes passables » poursuit-il dans la même lettre. Dans ce dernier lupanar, il voit sur les murs des gravures qui lui paraissent trop européennes, ce qui lui arrache ce cri d’esthète : « Ô Orient, où es-tu ? »
Assurément, pour Flaubert comme pour de nombreux voyageurs, l’Orient est dans l’accès facile au sexe, à la différence de nos villes natales où règne un climat de répression qui contraint les corps et les esprits. Voilà toute la contradiction du lecteur. On ne peut pas approuver moralement ce qu’on lit (non qu’il aille voir des putes, – qui ne l’a pas fait ?- mais le fait que sa jouissance, esthétique et sexuelle, soit à ce point le résultat d’une série d’inégalités fondamentales) et on ne peut pas non plus s’empêcher d’admirer ces chefs d’oeuvre littéraires.
Tres bel article, ma parole ! Pas d’accord avec le dernier paragraphe toutefois. Je ne sais pas exactement combien Rouen comptait de Bordels dans les annees cinquante du XIXeme, mais la chtouille, il n’etait certes pas necessaire d’aller la chercher jusqu’a Constantinople… Paris, Londres, Leipzig faisaient parfaitement l’affaire.
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Moi non plus, je ne suis pas tout à fait d’accord avec mon dernier paragraphe, mais pour d’autres raisons. Ma conclusion ne mène à rien. En revanche, les bordels (auxquels tu mets une étrange majuscule) de Rouen et de Paris n’ont pas pas donné lieu aux mêmes débordements sexuels de nos amis orientalistes. Enfin je ne crois pas. Ils avaient besoin d’un Orient pour s’abîmer dans une pure luxure. C’est un fait – je crois, mais il faudrait faire des recherches pour s’en assurer – que les voyages éveillent le désir sexuel et l’exacerbe. Or l’Orient, figure féminine et séductrice en même temps que mère des civilisations, l’Orient constitue, dans l’inconscient de l’homme moderne, le contenu de tout voyage.
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