L’éditeur Jean-Pierre Huguet s’occupe d’un lieu de création tout à fait impressionnant. Dans la cambrousse, à une heure de voiture de Lyon. Dans les monts du Pilat, sur les hauteurs d’un village charmant au nom magnifique : St Julien Molin Molette.
Une ancienne usine en pierre, que l’éditeur appelle « cathédrale ouvrière », domine la vallée. Au dernier étage, la salle est immense, grande comme une cathédrale en effet, et se trouve être l’écrin d’une œuvre unique. Cette œuvre unique se doit d’occuper le mur du fond. Toutes les expositions ont en commun de n’occuper que la surface du mur, et de laisser le reste de l’espace aux visiteurs, aux dialogues entre les gens et l’œuvre. Cette grande salle en plan libre, digne d’un étage du Musée d’art contemporain de Lyon, percé de dizaines de fenêtres en arc de cercle, est tout entier consacré à ce mur, qui paraît petit quand on entre.
Or, ce qui frappe d’emblée, c’est l’espace, le parquet et les fenêtres, c’est-à-dire le volume, la lumière et la couleur. Le fait de privilégier le mur du fond provoque un renversement de la perception, par lequel l’espace devient lignes de perspective, et le mur point de fuite. D’ailleurs, cet espace d’exposition s’appelle « Le Mur du fond ». Qu’on ne s’attende pas à voir l’espace rempli de sculptures et d’installation, à moins d’un dispositif subversif. Quand j’y suis allé, l’artiste Michel Jeannès y exposait « Marianne mise à nu ». Un simple drapeau tricolore accroché sur ledit mur. En évoluant dans la salle, on voit peu de changement, peu de spectacle. C’est en se rapprochant vraiment qu’on distingue ce qui fait l’originalité de l’œuvre : le drapeau est coupé en deux en son milieu et réassemblé, de bas en haut, par des boutons de nacre.
La notion de « matrimoine »
On commence à bien connaître le travail de Michel Jeannès, et l’usage étonnamment fructueux qu’il fait des boutons de mercerie. Non seulement les boutons symbolisent le lien, l’union, mais surtout ils renvoient au monde féminin des mères, des boîtes à boutons, du travail discret et profond de la couture, du reprisage, du soin des vêtements de la famille. Dans les différents terrains qu’il occupe, Jeannès est très attentif à la parole des femmes, non pas en tant qu’êtres universels, mais depuis leur rôle, jugé subalterne dans les sociétés phallocrates, de travailleuses de l’ombre.
Dans ce sens, et pour ce faire, en parallèle aux « Journées du Patrimoine » qui ont lieu chaque année en France pour que les fils de la patrie communient dans la grandeur de leur culture commune, Jeannès a bricolé les « Journées du Matrimoine ». Le patrimoine, c’est ce que lègue le père à ses enfants, c’est la richesse matérielle où se concentrent les valeurs fondatrices de la famille ou de la communauté. Le « matrimoine » évoque ce qu’inspire la mère : un ensemble de gestes, de manière d’être, une douceur et un effacement de soi qui sont proprement bouleversants. J’avais écrit un texte sur les manières de représenter son père et sa mère : le père inspire les portraits et les sculptures, alors que la mère n’est pas une « figure », c’est plutôt une chaleur, une force qui nous habite et nous traverse. Le père c’est l’affirmation de l’individu, la mère est ce qui se diffuse entre les individus. Dans les familles traditionnelles, le père tranche et donne à chacun son dû, la mère donne en contrebande, rétablit d’autres équilibres, fait régner d’autres justices.
Difficile travail, fragile gageure que ces journées du matrimoine, dont un très beau texte de Cécilia de Varine rend compte dans Filer la métaphore. Du bouton aux journées du matrimoine (éditions Fage, 2010). Il s’agit d’un livre qui fait le point sur dix ans de travail de Jeannès et du collectif La Mercerie. J’encourage vivement à le feuilleter, ne serait-ce que sur le site du Musée dauphinois, pour se faire une idée de la place que peut prendre l’objet livre dans le parcours d’un artiste.
Le patrimoine de la nation
La mère patrie, la république incarnée dans la plantureuse Marianne, Jeannès ne pouvait pas la rater. A un moment ou à un autre, il allait tâcher de lui recoudre son habit, lui tailler un corsage, que sais-je ? lui recouvrir la poitrine débraillée.
Il a fait plusieurs expositions, à Paris, au Japon, en Rhône-Alpes, mettant en scène, entre autres, des drapeaux tricolores déboutonnés et reboutonnés. Ici, sur le « mur du fond », le symbole de la nation française est déchiré, et il est « rapiécé », ou reboutonné, comme un chemisier – les boutons sont sur le pan gauche, comme dans les vêtements féminins !
La machine à interpréter peut alors partir en croisière. Le geste artistique est simple, et grâce à sa simplicité, le sens qu’il fait naître est multiple, et presque infini. Par ce drapeau reboutonné, on voit la communauté nationale réconciliée par le travail d’intercesseur des mères, des femmes et des filles.
On voit la fragilité inhérente à toute communauté humaine, combien son unité ne tient qu’à un fil. En ces temps où la Marseillaise est sifflée par des Français qui ne se sentent pas intégrés dans le groupe, pas représentés par le drapeau, cette œuvre rappelle deux choses : d’abord que la déchirure est première, la discorde et la désunion originaires ; elle rappelle ensuite le rôle crucial des mères dans la pacification des passions, et dans l’édification collective.
Le « matrimoine » dont témoigne cette œuvre, c’est le travail patient, à l’intérieur des familles déchirées par la migration, par la pauvreté et les conflits, de se refaire des liens avec un nouveau territoire, une nouvelle organisation. Les idéaux de la république, en effet, se sont introduits dans les familles, dans les prénoms, les habits, les façons de se tenir et d’échanger.
Si ce drapeau boutonné peut être vu comme sacrilège par certains, moi j’y vois plutôt un geste tendrement patriotique (matriotique, en somme), qui ne voit pas la France comme une nation orgueilleuse, mais comme une famille nombreuse et bruyante, où les personnes les plus importantes ne sont pas le père ni les grands frères, mais telle ou telle personnalité qui cherche en secret à apaiser les fâcheries, à faire revenir les fils prodigues ou les brebis égarées.
Il suffit de faire quelques pas en arrière, et les boutons de nacre s’effacent. Ils se perdent, se font oublier, de même que le déchirement du tissu est devenu invisible. Les boutons laissent la place, modestement, à l’apparente majesté de l’union des contraires. Bleu, Blanc, Rouge, tel est notre patrimoine.
En plus, cet éditeur, Jean-Pierre Huguet, est domicilié « rue des Ptits Sages », à Saint Julien Molin Molette
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Bravo Monsieur Jeannès.Euh Monsieur Bouton pardon…
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Bien vu nénette. Rue des tissages précaires, Huguet donne vie à des textes sur les lieux d’anciens textiles. Sa maison d’édition est un palimpseste « arts et métiers ».
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