Comment représenter son père ? Courte méditation sur la piété filiale basée sur l’art de Yan Pei-Ming

Et comment parler de son paternel ? Les deux choses s’entremêlent.

Quand j’étais plus jeune, je trouvais que mon père avait un visage intéressant, qui méritait d’être photographié ou peint. Plusieurs aspects de sa personnalité s’y lisaient, dans les rides, les plis, le regard.

Inversement, je trouvais que ma mère était irreprésentable, que ses vertus cardinales ne pouvaient pas se deviner en la regardant. Autant les qualités d’indépendance de mon père, esprit d’entreprise, de révolte et d’humour, étaient immédiatement perceptibles sur son visage, autant je songeais qu’il fallait vivre avec ma mère sur le long terme pour voir se déplier, une à une, toutes ses vertus, qui sont ce qu’il y a de plus profond et de plus solide au monde.

J’ignore si tout le monde ressent la même chose. Pour moi, le père est naturellement une statue. Un visage de pierre, héroïque et friable. La mère est trop vivante et mouvante pour être statufiée. Je ne sais pas, je parle ici du fond du coeur, je suis peut-être encore sous l’emprise de je ne sais quelle misogynie cachée. Vous jugerez.

Par ailleurs, je ne suis pas certain que ce qui précède soit plus avantageux pour les pères car, on dira ce que l’on veut, une statue, c’est un peu figée comme souvenir. Les pères méritent peut-être un peu mieux que cela.

Un peintre a construit son oeuvre sur le visage de son père, et c’est pourquoi je me sens proche de lui. Yan Pei-Ming a fait des portraits de son père aux dimensions de tableaux historiques, tout de gris, de noir et de blanc ; ou tout de rouge.  De grands coups de pinceaux, des traits énormes, et des coulures de peinture par centaines, comme des larmes, comme du sang, comme de la pluie. Et des titres poignants : L’homme le plus pauvre ; L’homme le plus triste ; L’homme le plus fier.

paris-21-et-22-avril-2009-045.1240686561.JPG"L'hommes le plus affectueux" de Yan Pei-Ming

Ces trois titres constituaient la série qui étaient présentée à la première exposition où j’ai travaillé comme animateur-conférencier, en 1997. C’était la Biennale de Lyon, et le commissaire, le fameux Harald Szeeman, avait fait en sorte que l’on ne puisse voir ces trois tableaux que de près. C’était une provocation, bien sûr, car ce genre de peintures est fait pour être vu à distance. Je ne crois pas avoir emmené un seul groupe devant ces oeuvres. L’exposition était très grande et les groupes trop nombreux, les gens ne comprenaient pas pourquoi ces toiles étaient derrière des façades, entre deux murs, dans un recoin. Il aurait fallu faire des visites individuelles, ou familiales.

Pour Les funérailles de Monna Lisa, au Louvre, Yan Pei-Ming remet cela. De chaque côté du tryptique de la Joconde, deux grand portraits veillent et se font face : le père de l’artiste à la morgue, mais les yeux ouverts ; et un autoportrait de l’artiste « faisant le mort », les yeux fermés.

 paris-21-et-22-avril-2009-047.1240686626.JPG "Les funérailles de Monna Lisa", détails.

On peut dire, si on y tient, que le fils refuse la mort de son père et propose de mourir à sa place. Ce serait logique et parfaitement courant comme sentiment. On peut dire aussi que le peintre se représente mort car au Louvre, on n’y expose que des morts. Et enfin on peut dire que, s’agissant des « funérailles » de Mona Lisa, il convient de travailler sur un cycle de renaissance (dans tous les sens du terme), de faire revivre la peinture en enterrant son icône déifiée (la Joconde) et pour cela, montrer un mort revenu à la vie et un vivant rendu à la mort. Ce sont les trois choses que l’on peut dire. Après quoi il ne reste plus rien à dire.

Tout de même, donner à son père une place dans le plus beau musée du monde, à côté d’une Odalisque d’Ingres, entouré de peintures historiques et mythologiques européennes, l’artiste ne pouvait pas faire davantage pour lui démontrer son incroyable réussite. Regarde papa comme j’ai réussi ma vie. Je te rends immortel, je fais de toi un être aussi immortel que Mona Lisa. Tu aurais peut-être voulu que je sois ingénieur mais je m’en fous pas mal : regarde un peu où je suis, à moins de cinquante ans. Regarde où je t’emmène. Tu es fier de ton fils, dis ?

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Pourquoi les gens ont-ils toujours besoin de prouver quelque chose à leur père ? Si j’avais des enfants, voilà une chose qui me déplairait. Mon père nous a d’ailleurs assez bien exprimé son indifférence quant aux carrières, aux réussites sociales, aux bonnes notes. La seule fois où je fus premier de la classe, il vit cela comme une anomalie, un motif d’inquiétude-pour-rire. Comme, en plus, pour des raisons administratives, je devais quitter la voiture de ramonage où nous étions pour donner des coups de fil, il me dit d’un air faussement emmerdé : « Oui mais, ça va s’arrêter où, cette histoire ? »

Mon père est la première personne qui m’ait fait rire aux larmes. Aux larmes. Un jour, à l’âge de sept ou huit ans, en sortant de l’épicerie de Saint-Just Chaleyssin, j’ai eu un déclic : j’avais compris ce qu’était l’humour. Le soir, à table, j’ai voulu répéter le trait d’esprit que mon père avait lancé à l’épicière, mais j’en riais tellement que personne ne comprit l’intense drôlerie qui était pour moi, un éclair de génie.

Un jour je raconterai cette blague, et ce sera mon portrait à moi. L’homme le plus drôle, voilà qui en imposera, et qui vaudra mieux qu’une statue, héroïque et friable.

10 commentaires sur “Comment représenter son père ? Courte méditation sur la piété filiale basée sur l’art de Yan Pei-Ming

  1. Perso, pour ce qui concerne uniquement le titre de votre blog, et non pas l’article ci-dessus, je ne deal pas pour la précarité de la sagesse, mais plutôt pour la sagesse du précaire. Car à trop mouiller ses plumes, on risque de couler trop vite. Ce n’est qu’un point de vue, qui ne m’empêche pas de « réflexionner » en toute sagesse…
    nomade, ambulant précairement statique…

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  2. Chouette article, qui mélange l’art, la vie et l’humour. Je me suis marré tout seul en lisant les trois choses qu’on peut dire, après quoi il n’y a plus rien à dire. Mon fils qui m’entend me prend pour un débile qui rit tout seul, c’est dire si je suis éloigné d’être considéré comme une statue.

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  3.  » Le soir, à table, j’ai voulu répéter le trait d’esprit que mon père avait lancé à l’épicière, mais j’en riais tellement que personne ne comprit l’intense drôlerie qui était pour moi, un éclair de génie.
    (Post du SP)

    com/post:sans connaître la situation familiale contextualisant cette anecdote, il n’est pas certain que la mère ait apprécié les traits d’esprit lancés par le père à l’épicière. L’humour de l’enfant tombant à plat aurait très bien pu correspondre à une parfaite intelligence du trait de génie paternel.

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  4. Merci Ben, ton fils écrira peut-être un hommage à son père dans une trentaine d’années, qu’il intitulera : « L’homme le plus débile ». Il y aurait un côté punk que tu ne désavouerais pas, je pense.
    Mart, elle est baleize ta fille. Ce que je me demande, c’est si, dans une quinzaine d’années, forte de cette conception de l’humour, elle fera rire ses camarades en faisant des bruits sur leur ventre.
    Michel, je vois où tu veux en venir, mais non, l’épicière aurait pu être l’épicier ou n’importe quel préposé à la vente de ses produits qu’on appelait dans le Dauphiné, les « bugnes », si je me souviens bien. Les bugnes, ça dit quelque chose à quelqu’un ?

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  5. Michel, je vois où tu veux en venir, mais non, l’épicière aurait pu être l’épicier ou n’importe quel préposé à la vente »
    (com de Guillaume | le 26 avril 2009 à 15:53)

    com/com: La narration de l’anecdote ne permettait pas de se faire une idée précise. je voulais simplement dire par là que certaines choses des adultes passent au-dessus de la tête des enfants et que le souvenir du trait de génie par l’adulte qui était cet enfant n’est pas toujours la situation décrite .

    les “bugnes”, si je me souviens bien. Les bugnes, ça dit quelque chose à quelqu’un ? »
    (com de Guillaume | le 26 avril 2009 à 15:53)

    com/com: délicieux! beignets de mardi-gras. Il en existe des à la pâte levée et d’autres plus sèche (à mon sens, meilleures).

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  6. Ah c’est bien ça! Je ne suis pas fou, ce sont bien des bugnes.
    Je croyais que c’était très local, mais en fait c’est régional, au moins. Je ne crois pas que ce soit national.

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