Grâce à ce colloque, j’ai pu mieux comprendre un ensemble de dogmes et d’idéologies qui informent les façons de penser dans le monde universitaire, un peu partout dans le monde.
La chose a été dite par un Africain à la tribune, a rencontré un assentiment unanime et a été redit comme une vérité absolue ici et là. L’idée qu’il y a une triade idéologique créée au XIXe siècle et qui unit la langue, la littérature et la nation. Depuis cette époque, on perçoit la littérature, et on l’enseigne, comme une émanation de l’esprit d’une nation, son génie, et donc le nationalisme devient inséparable de la littérature.
Malheureusement, si l’on parle et écrit le français dans des endroits différents comme l’Afrique ou les îles de Caraïbe, on est forcément réduit à n’être qu’une marge, une périphérie de la culture nationale française. Il faut donc déconstruire cette triade, déconstruire l’idée même de nation afin de libérer les littératures et décentraliser les usages du français.
Le problème avec cette théorie, c’est que les gens en viennent à croire que la littérature n’existe que depuis le XIXe siècle. J’ai eu une discussion houleuse sur ce sujet dans un pub, avec un jeune professeur français qui enseigne aux Etats-Unis. Il disait que la « littérature » était un projet national qui n’existait que depuis Mme de Stael et qui était mort récemment, disons vers le nouveau roman. Avant le XIXe siècle, il n’y a pas de littérature française, car le mot même de littérature n’existait pas. Pour ce jeune homme, désigner les romans de Chrétien de Troyes, les chansons des Troubadours ou la Chanson de Roland, comme de la littérature était ridicule. C’est moi qui projetais sur ces oeuvres ma conception nationaliste de la littérature. Que je lise le livre de Marco Polo comme un récit de voyage qui appartient à la même tradition que ceux de Nicolas Bouvier est pour l’idéologie dominante actuelle aussi insensé qu’un Africain qui déclamerait « mes ancêtres les Gaulois ». De l’idéologie aveugle, de la propagande culturelle.
Quand j’ai dit à ce sympathique universitaire que la littérature, c’était avant tout l’art de « faire de l’art avec des mots », indépendamment des récupérations idéologiques, politiques et autres, il m’a pris pour un réactionnaire.
Une chercheuse a dit, lors d’une table ronde : « J’ai abandonné le ‘plaisir du texte’ et oui, je crois que la connaissance du contexte est importante pour comprendre les textes. »
Quand j’ai abordé le nom de Proust, un autre chercheur à dit : « Mais qui lit Proust ? »
On se souvient peut-être d’un billet où il était question de la détestation de la littérature, vécue dans la critique postcolonialiste. Ce rejet de la littérature est en fait plus global et plus inquiétant. Inquiétant pour deux raisons : d’abord parce qu’il est daté, il remonte aux recherches narratologiques, textualistes et politiques des années 1960, ensuite parce que je me demande s’il est encore possible, dans ce contexte, de trouver du travail à l’université si l’on a pour objectif premier de communiquer de l’enthousiasme et du désir de savoir.
Une courte fable :
Le tigre et le rouleau.
Cochonfucius marchait dans la nature avec un homme de guerre. Un tigre survint. Le grand homme de guerre essaya vainement de l’effrayer avec ses armes. Le tigre avançait sans aucun signe de frayeur. Cochonfucius lui lança alors un rouleau bibliographique.
Le tigre fit demi-tour et rentra chez lui en tremblant. Ses enfants lui demandèrent de quoi il avait eu si peur.
«Les armes, dit-il, les chasseurs en ont, cela ne saurait être effrayant pour moi. Mais la bibliographie ! Je n’ai pas la moindre publication. Comment ne pas trembler de crainte?»
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Oh là là, ton billet remue des concepts bien compliqués, est-ce que la langue n’est pas un code, la littérature une réserve universelle où chacun peut puiser son bonheur pour peu qu’il connaisse le code (je pense à Champollion), que fais-tu de l’interculturalité et du fait que la jeune génération tisse des liens nouveaux constamment, comme une navette de soyeux qui fait ses va et viens (vient) (vients) en bougeant, en voyageant, en parlant, en écrivant… et je pense à ce moment étrange, à Mayotte, où nous étions dans un taxi, le chauffeur avait mis France Culture, on parlait de Molière… je vois la littérature comme un tapis volant et chatoyant, une merveilleuse aventure de partages, et lorsqu’elle incite à la dictature, il convient de la dénoncer par le langage aussi, dd, difficile démocratie
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