Recherches sur la littérature de voyage : l’école francophone

Les spécialistes de la littérature de voyage ne sont pas extrêmement nombreux mais ils forment une petite communauté universitaire très intéressante à observer. Je précise d’emblée que je fais partie moi-même de cette communauté, donc mes paroles n’ont rien d’objectif. Cette petite analyse m’amuse d’autant plus que j’ai essayé de cartographier l’équivalent britannique de cette approche française. J’avais montré qu’il existait une « école de Nottingham » et un « cercle de Liverpool ». J’étais très satisfait de mes catégories qui m’ont valu quelques remarques. Par conséquent, pour caractériser l’approche française de la littérature de voyage, je vais essayer le terme d’ « école francophone ».

Je ne peux pas annexer le nom d’une institution ni d’une ville pour la raison que la revue principale est affiliée à Clermont-Ferrant, comme l’est Philippe Antoine, l’un des fondateurs de ce courant, bien que le centre de recherche soit affilié à la Sorbonne. D’ailleurs, s’il n’y avait pas eu ce décentrement, on aurait pu parler d’une « école de Paris » puisque la collection de livres la plus importante fait partie des Presses de l’Université Paris-Sorbonne, et que d’importantes figures de ce groupe de chercheurs travaillent à Paris : François Moureau est une huile de la Sorbonne, Sarga Moussa est affilié au CNRS et Gilles Louÿs à Nanterre. On est donc passé à deux doigts d’une centralisation commode. Au contraire, on peut parler aujourd’hui d’une belle décentralisation. Regardez le comité de rédaction de notre revue, Viatica : outre Clermont-Ferrand, se distinguent l’université de Picardie avec Anne Duprat, l’École normale supérieure de Lyon avec Liouba Bischoff, l’université de Lorraine avec Alain Guyot, etc. Et je ne parle pas d’autres figures marquantes telles qu’Odile Garnier de Nice, Daniel Lançon de Grenoble ou Sylvie Requemora-Gros d’Aix-Marseille. C’est donc la France tout entière qui est concernée par cette « école francophone ».

Beaucoup plus que la France, évidemment, c’est pourquoi je ne l’appelle pas « l’école française ». C’est l’ensemble de la francophonie qui s’exprime ici puisque la place de la Suisse et du Canada est incontournable quand on évoque la littérature des voyages. Je ne pense pas aux éternels écrivains suisses que l’on sort du chapeau chaque fois que l’on invoque le récit de voyage, Ella Maillart et Nicolas Bouvier, mais bien des chercheurs, car dans ce domaine aussi les universités suisses, canadiennes, belges, sont souvent en avance sur la recherche hexagonale. Le suisse Adrien Pasquali a écrit un livre de référence en 1997 peu avant de disparaître. Roland Le Huenen a longtemps enseigné à Toronto et a écrit les premiers grands articles qui ont marqué notre champ de recherche, Roland Le Huenen qui est décédé il y a peu et à qui la revue Viatica rend un vibrant hommage dans son huitième numéro.

Je trouve cela beau, cette constitution d’une communauté de chercheurs qui se souvient, qui fonde des traditions et qui ouvre ses rangs à des jeunes pour vivifier la pensée et faire place à l’innovation. Cette communauté se manifeste dans plusieurs espaces symboliques comme des rencontres, des collections spécialisées chez des éditeurs universitaires, des revues ou des laboratoires. Les principaux animateurs de cette communauté organisent fréquemment des colloques nationaux et internationaux qui se concrétisent parfois dans des publications. On peut bien sûr mentionner le Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages (CRLV) fondé par François Moureau dans les années 1980, la collection « Imago Mundi » chez Sorbonne Université Presses, où j’ai eu le bonheur de publier ma Pluralité des mondes, la revue Viatica fondée en 2014 et les colloques réguliers dont celui de 2012 où j’ai participé pour la première fois sans avoir clairement conscience de la cohérence idéologique de cette communauté vivante et affectueuse envers ses aînés.

Pour rendre justice à mes petits efforts, je me permets de relever que j’ai quand même tenté de poser des jalons dans un billet de 2012, d’une comparaison entre la critique britannique du travel writing et son équivalent francophone. Certes, je me limitais dans ce minuscule article à montrer qu’en France et au Canada on faisait encore grand cas des écrivains voyageurs médiévaux à la différence des études britanniques et que cela avait de réelles conséquences idéologiques. Cela reste maigre mais il faut un début un tout et je reste persuadé que nous devrions nous pencher sérieusement sur une cartographie des diverses approches théoriques sur la littérature des voyages, pays par pays, langue par langue. Que font les Allemands par exemple ? Comment étudient-ils les écrivains voyageurs de langue allemande ? Je pose cette question à tous les universitaires d’outre-Rhin que je croise dans les colloques et mes voyages, et n’ai jamais reçu de réponses satisfaisantes. Que font les Polonais quand ils étudient Jean Potoski, Andrzej Stasiuk et Ryszard Kapuscinski ?Le but de cette cartographie, selon moi, ne serait pas de fusionner toutes les approches, mais de prendre conscience de nos impensés, nos angles morts, nos divergences et nos convergences, et au final de muscler certaines tendances critiques, voire de passer des alliances de circonstance sur tel sujet, telle notion, comme des tribus de guerriers nomades.

En attendant que lumière soit faite sur l’Europe de la littérature viatique, recentrons-nous sur cette myriade de textes et de rencontres en langue française. Les générations s’y croisent, de frais doctorants pas encore trentenaires côtoient des fringants retraités, des livres passionnants ont été publiés. Quelque chose est en train de se passer qui vaut le détour.

La sagesse précaire sur Radio Canada

Ce dimanche matin, j’ai le plaisir de figurer dans le programme de l’émission « Dessine-moi un dimanche« , sur Radio Canada. Ce sera à 11h30 (heure de Belfast), midi et demie en France. A Montréal – je n’oublie pas mon fidèle et vibrant lectorat québécois – ce devrait être à 7h30 du matin. Autant dire que ceux qui ont fait un minimum la fête samedi soir n’auront pas trop l’occasion d’entendre ma voix. Ou alors seulement s’ils se couchent très tard.

Il semble que cette entrevue tournera autour de mon livre sur les Travellers irlandais. La « recherchiste » de l’émission, au doux nom d’Eglantine, m’a téléphoné l’autre jour pour préparer l’émission de dimanche et a voulu me connaître plus à fond. Moi, les gens qui s’appellent Eglantine, je ne leur refuse rien.

Or, il y a encore quelques jours, personne dans la chaîne de radio n’avait même tenu mon livre en main. L’exemplaire demandé à mon éditeur n’était toujours pas arrivé. C’est donc pour moi un profond mystère, ce qui les a amené à prendre contact avec moi.

Nous saurons dans quelques heures ce qu’il en est réellement, au vu des questions qu’ils me poseront.

La soif de vie d’une fille de Nankin

Si les réseaux sociaux ne servaient qu’à cela ce serait déjà suffisant. J’ai reçu l’autre jour la demande d’une Chinoise à être mon « amie ». Son nom me disait vaguement quelque chose. Contrairement à tant d’autres qui lancent ces demandes sans commentaire, elle s’est fendue d’un petit message, précisant où l’on s’était rencontré, autrefois, à Nankin. « Tu te souviens de moi ? »

Je regardais la photo de son profil et ce visage me rappelait clairement quelqu’un, mais j’avais besoin d’en savoir plus avant d’en être assuré. J’ai regardé les autres photos de cette jeune femme et je n’eus plus aucun doute. C’était, en 2005, une étudiante en français, dans un établissement supérieur situé dans la banlieue lointaine de Nankin. J’y allais deux ou trois jours pas semaine, pour enseigner, mais elle ne faisait pas partie de mes étudiantes. Elle était beaucoup plus grande que les autres, ce qui lui donnait une image de maturité.

Les photos d’elle, aujourd’hui, montrent une fille qui a beaucoup changé depuis les années où je l’ai connue. Quelques photos, les unes prises à Paris en 2009, d’autres à Pékin en 2010, et de rares autres prises à Montréal et à Toronto en 2011. Elle s’est transformée, et de jolie jeune fille, elle semble être devenue une femme magnifique, au sourire calme et à la pose toujours assurée, modeste.

Elle est donc parvenue à faire ses études en France, puis à les poursuivre au Canada, où elle se trouve aujourd’hui.

Me sont revenus des souvenirs, avec elle, parmi les plus doux qui me restent de mon séjour en Chine. Il est vrai que dans cet établissement lointain, où je passais une partie de la semaine, et où je vivais une existence parallèle à celle que j’avais à Nankin, la présence de cette étudiante a été éclipsée par celle d’une femme qui m’a ébloui et qui a joué un rôle plus important dans ma vie. C’est pourquoi j’ai peu parlé d’elle dans mes blogs chinois, sauf ce texte fondateur (pour moi), où le Lac des Nuages Pourpres entrait dans mon imaginaire, auréolé de raffinement, d’érotisme et de luxuriance subtropicale. 

Mais ce bel après midi au lac n’est que la fin, et l’apogée, de ma relation avec elle. C’était le mois d’août, longtemps après la fin des cours. Les souvenirs qui me reviennent concernent les semaines précédentes, en juin ou en juillet, où elle m’impressionna par son talent, sa débrouillardise et son envie de vivre qui la distinguait radicalement de tous ses camarades.

Je faisais un reportage, avec les étudiants, sur les ouvriers migrants qui travaillaient dans et autour de notre établissement. La plupart des étudiants se sont vite lassés de ce travail, de ces entretiens, de ces investigations, mais elle a continué car elle rêvait d’être journaliste. Je tenais la caméra et elle interviewait les gens. Nous nous répartissions les rôles : je m’approchais des lieux plus ou moins interdits, elle me suivait, puis quand il fallait parler à quelqu’un, c’est elle qui prenait les devants. Je lui donnais des idées de questions à poser, et c’est elle qui avait les gestes et les sourires qui apaisaient.

Nous sommes allés dans les baraquements qui servaient de logements aux ouvriers. Ambiance à mi-chemin entre la colonie de vacance, le gîte de montagne et le camp de concentration. Des hommes en slip se lavaient ou se reposaient, faisaient des blagues. Ma partenaire restait avec moi et ne semblait pas avoir la moindre peur. Moi non plus, je n’avais pas peur. Elle et moi formions un duo parfait, nous nous rassurions mutuellement.

Ayant vu une femme avec son bébé, nous sommes entrés pour l’interviewer, avec son accord. Son mari d’ouvrier était parti de la campagne pour trouver ce travail loin de chez eux, et elle avait décidé de le suivre plutôt que de vivre dans la misère de la campagne. Ils partageaient ce minuscule espace, à trois, et espéraient une vie meilleure, à 50 euros par mois. L’image que j’ai filmée était magnifique. Une petite lampe éclairait cette jeune mère, et mon amie étudiante, assise sur le lit, tenant la main de l’enfant, tout en lui posant des questions d’une voix douce. Cette fille a de l’avenir, pensais-je.

Je lui fis part de mon désir d’aller dans les montagnes que l’on voyait depuis le campus, les monts « Têtes de Bœufs ». J’avais décidé, pour ce faire, d’aller sur le campus à vélo depuis Nankin, afin de visiter un peu la région par mes propres moyens. Cela me prit une petite journée, car en Chine les banlieues d’une ville moyenne sont aussi étendues qu’un département français. Depuis le campus, il semblait que la montagne était moins loin que Nankin elle-même.

Elle voulut m’accompagner dans la montagne. Elle était toujours prête pour l’aventure. Le week-end suivant, nous fîmes les quelques heures de vélo qui nous séparaient de la montagne. Nous marchâmes, les guidons à la main, dans cette nature à moitié cultivée. Dans un champ de fruits que je ne connaissais pas, elle s’accroupit et mordit dans ces fruits pour m’en montrer l’intérieur. Le rouge dégoulinait. Nous étions affamés, nous mangeâmes accroupis, comme des sauvages, nous avions la bouche et le visage empourprés. Elle prenait un plaisir certain à quitter toute retenue, c’était une femme qui ne voulait pas se laisser enfermer dans une belle image de bonne élève. Elle débordait de partout, elle voulait vivre, vivre. Nous avons ri de nous trouver tout crottés, tout colorés par les fruits, épuisés et ensauvagés. Il y eut un moment de suspens où elle s’immobilisa près de moi, en me fixant de ses yeux pétillants. Elle voulait vivre, elle avait une soif de vie que j’ai rarement retrouvée depuis.

Au retour à vélo, elle me chanta la chanson Hélène, je m’appelle Hélène, qu’elle connaissait par cœur, et ne comprit pas pourquoi je trouvais cette chanson ridicule. Les derniers kilomètres étaient de trop pour ma petite amie. Je la tirais par le guidon, et la poussais dans le dos. Elle eut mal aux jambes et aux fesses pendant plusieurs jours, mais elle m’assura être heureuse.

Il y a peu de chance que je la revoie jamais, mais sait-on jamais ? Ce monde des travailleurs migrants, précaires et nomades, qui communiquent sur les réseaux sociaux, c’est un monde plein de promesses cruelles.

 

Québec, Canada, Amérique

J’étais parti pour l’Amérique. C’est au Nouveau monde que je m’étais dirigé!

Quand j’ai décidé de ne pas aller à New York, c’est le Canada que j’avais décidé de connaître un peu.

Finalement, c’est le Québec que j’ai quitté.

Rencontre avec l’universitaire Normand Doiron : la culture française depuis Montréal

J’avais pris rendez-vous avec lui longtemps avant mon départ pour le Canada. Normand Doiron avait publié, dans les années 1990, un très bon livre sur le voyage à l’époque classique. L’Art de voyager, c’était le titre de son livre que j’utilise pour ma thèse. Doiron est un humaniste, spécialiste des XVIe et XVIIe siècles. Comme mon voyage d’étude mène mes pas à Montréal, je lui ai écrit à l’adresse qui apparaissait sur le site de l’université McGill, où il enseigne. Je n’avais d’autre ambition que de le rencontrer pour lui rendre un petit hommage.

Je n’avais rien à lui dire de particulier, rien à lui demander, rien à lui offrir. Je venais à lui, selon mon habitude, les mains vides mais ouvertes.

S’il m’avait dit : « Bon, alors, que me voulez-vous ? Pourquoi voulez-vous me voir ? » Je m’étais préparé à lui répondre : « Je voulais vous dire que j’aimais beaucoup votre Art de voyager. » Point final. Et je serais parti sans autre forme de procès. Je ne risquais pas grand chose.

Il m’a très bien accueilli, au contraire. Il m’a pardonné mon heure de retard (!), et après m’avoir offert son dernier livre, qui vient de paraître chez Vrin, il m’a payé un capuccino dans un café du quartier de l’université.

Son dernier livre s’intitule Errance et Méthode. Interpréter le déplacement d’Ulysse à Socrate, PUL/Vrin, 2011. Quittant provisoirement l’époque classique européenne, Doiron a exploré la Grèce antique en 146 pages dans lesquelles il cite abondamment Homère, Eschyle, Sophocle et Platon. Quatre chapitres relativement courts sur chacun de ces grands ancêtres, dévoilant ce que représentait l’acte de voyager pendant l’antiquité.

Il me sermonne quand je lui dis qu’à mon avis le voyage a quelque chose d’universel ; selon lui le rapport à l’espace et aux territoires diffère tellement d’une époque à une autre qu’il est impossible de traiter du voyage de la même manière pour tous les hommes.

Normand Doiron est un homme charmant qui a conservé de sa jeunesse le côté rock’n’roll. Il porte une paire de jeans, des bottes de cow boy, une chevelure poivre et sel de baroudeur et une voix de fumeur de clopes. J’aime bien. Il me dédicace son Errance et Méthode de quelques mots simples et chaleureux. Le chapitre sur Platon est plus fourni que les autres et je promets à mon intelligence limitée une jolie fête en lisant cette « méthode platonicienne ». Le lecteur y chinera des trouvailles comme cette page 93 :

En des lignes magnifiques, Platon explique dans le Timée que nos « raisonnements » tirent leur « rectitude » de la contemplation des mouvements périodiques du ciel. Pourquoi chercher si haut ? Parce que les périodes ne comportent pas d' »erreurs » tandis que nos pensées ne cessent d' »errer ». Les étoiles redressent les mouvements troublés de notre âme. Le ciel n’est pas qu’un modèle à imiter, c’est un aïeul qu’il faut vénérer. Car son mouvement et celui de l’âme sont « de même espèce ». La période et la méthode sont proches parentes.

Nous discutons de la « culture française ». Normand Doiron pense que si l’éducation des masses n’a rien d’exceptionnel, les « élites » françaises c’est quand même quelque chose. Il compare souvent ce qui se passe en France et ce qui se passe au Québec. Il prononce une phrase que je trouve sibylline sur les lacunes institutionnelles au Québec, mais ne veut pas s’expliquer. Puis il dit que nous, nous avons des institutions telles que l’académie française, que c’est peut-être ridicule mais que cela aide à donner un cap, c’est un repère linguistique : « Quand on défend la langue française, il faut se demander de quelle langue française on parle ».

Plus tard dans la conversation, il reviendra sur la « culture française », chose qui m’étonnait car on n’en entend strictement jamais parler dans les départements de français que je fréquente. (Les universités modernes pensent avoir dépassé cette nationalisation des formes symboliques.) Devant mon air circonspect, dans la Rue de l’Université, et tout en fumant la clope qu’il s’était roulée préalablement, il m’assure que la culture française est une des très grandes qui soient, en matière d' »humanités » (il veut dire les arts et les lettres). Que si ce n’est pas forcément très brillant, il faut garder confiance. Car il y a en France une « permanence dans l’excellence » qui est tout à fait étonnante quand on regarde l’histoire.

En traversant un boulevard, Doiron modère ses propos : « Ce que je n’aime pas dans la culture française, c’est son côté futile, badin, et puis son côté polémique. Les Français sont toujours à contredire pour le seul plaisir de contredire et, si possible, de faire de la polémique. » Je me reconnais assez dans cet aspect de la culture française, autant dans son côté « badin » que dans ses empoignades verbales.

Avant de nous quitter, je lui promets de lire son livre et d’en publier bientôt un compte rendu de lecture. J’espère, pour la réputation de la « culture française » dont nous avons longuement devisé, ne pas trahir cette promesse un peu hâtive.

Voyager à l’oreille

Le visiteur de ce blog remarque que les billets consacrés à mon voyage au Canada sont vides de photos. Les billets de voyage se prêtaient pourtant à de nombreuses illustrations, mais voilà, je n’en vois aucune à mettre en ligne.

Je pourrais invoquer le manque de temps. Après tout, j’ai une thèse à écrire, etc, etc. Mais ce ne serait pas honnête.

La vérité est que je n’ai pas « vu » grand chose au Canada. Je n’ai rien vu car je voyageais à l’oreille. Parfois on évalue les choses à vue de nez, d’autres fois on se repère à l’oreille.

Visuellement, ce qui me reste, c’est le bus de nuit, l’hôtel Walper, les salles de conférence, les chambres d’hôtel où j’ai lu et écrit, les cafés où j’ai lu et écrit. Sur le plan humain, c’est le visage de Chloé (une femme française), celui de Subha (une Montréalaise de Miami d’origine Sri-lankaise), et évidemment de tous les Québécois adorables que j’ai rencontrés : Marie-Pierre, Jonathan, Catherine, Gontran, les cafetiers…

Mais je n’ai pas pris de photo de tous ces gens. Je n’ai pris aucune photo, alors que j’avais mon appareil photo prêt à emploi. Je n’étais pas inspiré ni motivé pour garder des images. Je n’étais pas dans le visuel.

J’étais dans l’auditif.

C’est cela qui m’a fasciné dans ce voyage : les sons, les accents, les paroles. J’ai été à l’écoute du Québec, j’ai cherché à percevoir des variations, j’ai fixé des ondulations. Mesuré des fréquences. Les images de sourire, d’architectures et de rues sans fin se sont en fait transformés en matière sonore.

Un Québécois difficile à comprendre : enfin la rencontre tant attendue

C’était dans une auberge de jeunesse de la ville de Québec.

De tout mon séjour au Canada, j’ai dormi deux fois en auberge, donc en dortoir. A chaque fois, on m’a assigné un lit dans un endroit très calme. C’est dû à mon âge, je pense. Les réceptionnistes se disent qu’ils vont m’épargner les dortoirs pleins d’ados bruyants ou de routards frimeurs. C’est la beauté de vieillir : on vous fout une plus grande paix.

Dans mon dortoir, un homme aux cheveux blancs dormait. Je laissais mes affaires et partais en ville pour visiter les superbes bouquinistes de la rue Saint-Jean. J’y ai fait de véritables découvertes, tant en littérature des voyages qu’en poésie.

De retour dans mon dortoir, l’homme dormait toujours, et encore la fois suivante où je m’y rendis. Je commençais à m’inquiéter. Et s’il fallait appeler la réception ?

Finalement, je le vis debout, fringant, cheveux blancs mais longs, casquette américaine et barbe bien taillée. Un homme de petite taille, un peu rond et jovial. Nous avons un peu parlé pour faire connaissance, il avait été tenu éveillé plusieurs jours d’affilée à cause d’un long voyage en bus. Comme moi, il avait pris des bus de nuit, mais il avait acquis l’art de la récupération par de longues séances de sommeil.

Il venait du lac Saint Jean et il allait je ne sais où, car je n’ai pas compris le but de son déplacement.

En fait, je ne comprenais pas beaucoup ce qu’il me disait. C’était prodigieux. J’ai adoré cette conversation en français où nos deux pratiques de la langue étaient très lointaines l’une de l’autre. Entre lui et moi, plusieurs siècles d’habitudes différentes. Moi, le poids des institutions scolaires, médiatiques, politiques, pour élaborer une expression standardisée, centralisée. Lui, des siècles de vie dans les bois, près des lacs, dans une langue ouverte aux influences nombreuses des vagues de migrations, et modelée par les longs hivers de Chicoutimi. Son français était magnifique, comme ses manières de gentilhomme. Il parlait en faisant des gestes sortis d’un autre âge.

Il me remerciait d’avoir respecté son sommeil, et appréciait que je sois calme. Quand je lui dis que je me lèverais tôt le lendemain pour aller retrouver un chauffeur qui faisait du covoiturage, mon compagnon de dortoir m’expliqua pendant cinq à dix minutes comment me rendre au lieu du rendez-vous. Avec force gestes et variations d’intonation dans sa voix chaude.

Jusqu’alors, j’avais entendu dire qu’il existait des « Canadiens français » qu’on ne comprend pas, mais je n’en avais pas rencontré. Enfin, je tenais mon francophone incompréhensible, et j’en étais très heureux. Je hochais la tête et faisais semblant de tout saisir. J’essayais de ne pas avoir l’air condescendant, mais quoi qu’on essaye, quand on est français, on tient toujours le rôle du petit prétentieux qui parle avec un accent pincé. Plutôt que de chercher à m’en faire aimer, j’ai préféré faire parler mon compère, profiter de la mélodie de sa langue, et, malgré tout, en apprendre plus sur sa vie, car le sens général de ses paroles m’était accessible.

Il menait une vie passablement nomade, déménageant toutes les quelques années. Il gagnait sa vie comme ouvrier et guitariste. Il s’appelait M. Blois et demanda confirmation sur le fait que Blois était bien une commune de France.

J’ai conscience que ce que je dis pose problème. On me dira que je prends de haut ce Québécois, que je lui donne le rôle du bon sauvage et que je me donne celui du savant qui s’enchante de l’exotisme charmant des indigènes. Je vois bien  que l’on peut me reprocher de pratiquer l’orientalisme du « voyageur » surplombant le « voyagé » innocent (pour reprendre les termes de Mary-Louise Pratt), mais que puis-je faire ? Si je prétends ne pas remarquer les différences linguistiques entre M. Blois et moi, je nie la réalité, je foule au pied mon plaisir et j’occulte une belle part de l’identité québécoise.

Chloé à Ottawa

Grâce à Facebook, une ancienne élève a su que je me baladais au Canada et m’a proposé de la voir où elle habite en ce moment, dans la capitale.

Chloé était une élève très agréable, dans une classe très agréable. C’était dans les années 2000, j’enseignais la philosophie au lycée français d’Irlande, à Dublin. Une classe de terminale, où se mêlaient les littéraires, les scientifiques et les économistes. L’ambiance était très bonne, même si Chloé m’apprend qu’il y avait parfois de la tension entre eux.

Elle m’a donné rendez-vous à midi et demi dans un quartier sympa, et nous sommes restés ensemble jusqu’à dix heures du soir. Je l’avais quittée adolescente rigolarde, ultra sociable et vive. Je retrouve une jeune femme de vingt-cinq ans, raffinée et affirmée. Souriante, décontractée et ouverte.

Chloé a beaucoup vécu. En quelques années, elle a pris des routes, a rebroussé chemin, a gardé certains caps, en a changé quelques autres. Elle a eu le temps de se marier, de divorcer, de vivre en Afrique, en France et au Canada, d’enseigner et de se reconvertir dans les nouvelles technologies. Elle a même eu le temps de devenir soldat, sergent de l’armée française. Toute fine et féminine qu’elle soit, elle passe ses vacances à diriger des gaillards, dans la boue et les frimas, pour leur apprendre à risquer leur vie pour la patrie. On a du mal à se la représenter en uniforme, quand on la croise, urbaine, dans un café d’Amérique du nord.

Elle avoue n’avoir pas trop apprécié les cours de philosophie de la prépa Saint-Cyr, sans préciser que les miens avaient été meilleurs. Mais elle était déçue car elle avait des attentes. « J’aimais bien la philo », dit-elle de sa voix à la fois voilée et volontaire.

Aujourd’hui, elle vient de terminer un job à Ottawa et se demande ce qu’elle va faire dans l’avenir. Elle songe à monter sa propre boîte dans les « produits » informatiques. Elle lit tout ce qui sort sur les innovations technologiques, et c’est de loin ce qui m’impressionne le plus dans tout ce qu’elle a été capable de faire dans sa jeune vie.

Nous nous sommes réfugiés dans un pub pour boire une pinte de bière locale. Puis nous nous sommes promenés, après avoir mangé italien. Elle m’a emmené à des points de vue de la ville impressionnants. Depuis le pont qui mène à Gatineau, la vue du grand fleuve Outaouais. Surplombés par la statue de Champlain qui regarde vers l’ouest du pays, nous regardions les bâtiments du parlement, qui se dressent sur la colline. Il pleuvait un peu, et la pauvre Chloé avait les doigts gelés. Nous ne savions que penser de cette architecture officielle d’Ottawa. Chloé trouve que cela fait « carton pâte », ou Dysneyland. Il s’agit d’un mélange sans nom entre « style français » et « style anglais », ce qui ne veut rien dire en terme d’architecture. En définitive, ce sont des bâtiments administratifs qui ressemblent à des églises néo-gothiques revisitées par des urbanistes du XIXe siècle. Dire que c’est hideux est certainement exagéré, surtout que le temps gris a influencé ma perception.

Tout ce que nous voulions visiter était fermé. Nous sommes allés boire un thé pas loin de chez elle. A la nuit tombée, elle m’a invité à manger du maïs dans son appartement. Elle vit en colocation avec une anglophone qui, dit-elle, ressemble à Nathalie Portman. Chloé a préparé du pain perdu, dont elle a cherché la recette sur internet. Nous avons sucré le pain avec du sirop d’érable qu’elle et son petit ami (un Canadien), avaient produit à la campagne.

Je repense à Chloé avec émotion et gratitude. C’était gentil de sa part de passer toutes ces heures avec son vieux professeur baroudeur. J’ai vu en elle une belle personnalité, qui cherche sa voie avec sincérité et intelligence. Une fille qui sait, avec le calme et la détermination qu’il faut avoir dans un monde flottant, prendre des risques et trancher dans le vif. Et qui paie le prix avec grâce.

Québec et Irlande du nord

Quand les Québécois me parlent de leur histoire et des problématiques politiques, culturelles, je ne peux pas m’empêcher de voir des similitudes avec la situation des Irlandais en Irlande du nord.

Après tout, les mouvements des droits civiques, en Irlande du nord, avant que cela ne dégénère dans les « Troubles », étaient inspirés par les mêmes sentiments d’injustice. Les catholiques en irlande du nord, comme les francophones du Québec, étaient « considérés comme incompétents » (Jacques Parizeau) par l’élite composée des protestants ici et des anglophones là. Dans les deux cas, la population la plus ancienne sur le territoire était traitée comme inférieure, avait moins de droits et profitait moins que les autres des richesses produites par l’industrie.

Dans les deux cas, la politique continue de se ressentir de ces oppositions. Dans les deux cas, les partis les plus importants sont des partis qui mettent des questions de souveraineté en avant, à la différence des pays « banalisés » où les partis s’opposent sur des questions économiques et sociales.

Quand j’ai dit à Jonathan comment a commencé la lutte du Bogside, à Derry, en 1969, il s’est écrié : « Mais c’est comme au Québec ».

J’ai parlé de cette similitude avec un universitaire, dans l’enceinte de la grande université anglophone de Montréal, la prestigieuse McGill. Il m’a dit : « Ah, vous trouvez là des apparentements ? C’est bien la preuve que nous faisons fausse route, avec ces histoires de souveraineté. » Il me dit que ses opinions, il peut les dévoiler en privé, mais qu’il ne se risquerait jamais à dire ce qu’il pense en public. Similitude, donc, jusque dans l’autocensure.

« Je suis vraiment, vraiment excitée »

Cette déclaration de la jeune Ruth Ellen Brosseau exprime sa joie d’être élue députée d’une circonscription du Québec, alors même qu’elle se trouvait à Las Végas pendant une partie de la campagne, qu’elle n’a jamais mis les pieds dans ladite circonscription, et qu’elle a avoué ne pas même parler français.

Elle n’a donc pas fait campagne. Elle n’était qu’un nom, pour que son parti, le Nouveau Parti Démocratique (NPD, gauche), puisse avoir des candidats partout. Il n’y avait aucun espoir que la jeune serveuse d’un café du campus universitaire d’Ottawa soit élue. Mais c’était sans compter la fameuse « vague orange » qui s’est abattue sur le Québec. Orange comme la couleur de ce parti de gauche, qui est devenu à la surprise générale le deuxième parti du Canada (après les conservateurs), et le premier au Québec. 

J’ai eu la chance de rencontrer plusieurs Québécois qui m’ont parlé de politique, pendant mon séjour. Je m’attendais un peu à ce que les gens n’aient pas envie de parler des élections, ou qu’ils rejetassent la classe politique d’un revers de la main, mais il n’en fut rien. Tout ceux que j’ai rencontrés m’ont donné leur sentiment avec grâce, et en prenant le temps de s’expliquer.

Les élections du Canada ont été peu relayé en Europe, mais elles sont très intéressantes. Le conservateur Stephen Harper a été reconduit aux affaires et a obtenu la majorité absolue à l’assemblée (sans avoir eu la majorité des voix). La surprise a été créée par le parti de gauche NPD, comme je viens de le dire, mais aussi, surtout, par le fait que le « Bloc québécois » se soit effondré. La plupart des électeurs du Québec ont reporté leurs voix sur le NPD, dont le leader est charismatique.

Cet événement fait couler beaucoup d’encre, et fait parler, parce qu’on n’est pas encore capable d’en prendre la mesure. Est-ce la fin du souverainisme québécois ? Certains, surtout les anglophones, se réjouissent de voir que le parti le plus fort au Québec soit « fédéraliste », c’est-à-dire qu’il place son action sur l’ensemble du pays, plutôt que de se sconcentrer sur les intérêts du seul Québec.

Mais le paradoxe de ce résultat, c’est que même sans parti souverainiste, le Québec affiche sa différence : seule cette province a voté massivement pour le parti d’opposition de gauche, alors que toutes les autres provinces ont voté conservateur. Le paradoxe est qu’un parti fédéraliste puisse prendre le leadership de l’opposition à l’échelle du pays par la seule grâce de la province francophone.

Comme me l’a dit un cafetier de la vieille ville de Québec, avec cette modestie bonhomme qui donne à nos cousins d’Amérique un charme fou  : « Ben c’est ça, on n’a rien contre les Canadiens, t’sais, mais on n’est pas pareils, quoi, on n’a pas la même culture. C’est correct… » Jonathan, un jeune entrepreneur qui m’a conduit de Québec à Montréal, m’a avoué que si les Québécois avaient su à l’avance les résultats, ils n’auraient jamais abandonné le Bloc québécois.

Alors la petite Brosseau, après une semaine de silence où tout le monde lançait des avis de recherche satiriques dans les médias, vient de donner sa première interview, au journal fédéraliste La Presse. Elle se dit très excitée d’aller voir un peu à quoi ressemble sa circonscription, et qu’elle a repris des cours de français pour devenir complètement bilingue.