J’avais pris rendez-vous avec lui longtemps avant mon départ pour le Canada. Normand Doiron avait publié, dans les années 1990, un très bon livre sur le voyage à l’époque classique. L’Art de voyager, c’était le titre de son livre que j’utilise pour ma thèse. Doiron est un humaniste, spécialiste des XVIe et XVIIe siècles. Comme mon voyage d’étude mène mes pas à Montréal, je lui ai écrit à l’adresse qui apparaissait sur le site de l’université McGill, où il enseigne. Je n’avais d’autre ambition que de le rencontrer pour lui rendre un petit hommage.
Je n’avais rien à lui dire de particulier, rien à lui demander, rien à lui offrir. Je venais à lui, selon mon habitude, les mains vides mais ouvertes.
S’il m’avait dit : « Bon, alors, que me voulez-vous ? Pourquoi voulez-vous me voir ? » Je m’étais préparé à lui répondre : « Je voulais vous dire que j’aimais beaucoup votre Art de voyager. » Point final. Et je serais parti sans autre forme de procès. Je ne risquais pas grand chose.
Il m’a très bien accueilli, au contraire. Il m’a pardonné mon heure de retard (!), et après m’avoir offert son dernier livre, qui vient de paraître chez Vrin, il m’a payé un capuccino dans un café du quartier de l’université.
Son dernier livre s’intitule Errance et Méthode. Interpréter le déplacement d’Ulysse à Socrate, PUL/Vrin, 2011. Quittant provisoirement l’époque classique européenne, Doiron a exploré la Grèce antique en 146 pages dans lesquelles il cite abondamment Homère, Eschyle, Sophocle et Platon. Quatre chapitres relativement courts sur chacun de ces grands ancêtres, dévoilant ce que représentait l’acte de voyager pendant l’antiquité.
Il me sermonne quand je lui dis qu’à mon avis le voyage a quelque chose d’universel ; selon lui le rapport à l’espace et aux territoires diffère tellement d’une époque à une autre qu’il est impossible de traiter du voyage de la même manière pour tous les hommes.
Normand Doiron est un homme charmant qui a conservé de sa jeunesse le côté rock’n’roll. Il porte une paire de jeans, des bottes de cow boy, une chevelure poivre et sel de baroudeur et une voix de fumeur de clopes. J’aime bien. Il me dédicace son Errance et Méthode de quelques mots simples et chaleureux. Le chapitre sur Platon est plus fourni que les autres et je promets à mon intelligence limitée une jolie fête en lisant cette « méthode platonicienne ». Le lecteur y chinera des trouvailles comme cette page 93 :
En des lignes magnifiques, Platon explique dans le Timée que nos « raisonnements » tirent leur « rectitude » de la contemplation des mouvements périodiques du ciel. Pourquoi chercher si haut ? Parce que les périodes ne comportent pas d' »erreurs » tandis que nos pensées ne cessent d' »errer ». Les étoiles redressent les mouvements troublés de notre âme. Le ciel n’est pas qu’un modèle à imiter, c’est un aïeul qu’il faut vénérer. Car son mouvement et celui de l’âme sont « de même espèce ». La période et la méthode sont proches parentes.
Nous discutons de la « culture française ». Normand Doiron pense que si l’éducation des masses n’a rien d’exceptionnel, les « élites » françaises c’est quand même quelque chose. Il compare souvent ce qui se passe en France et ce qui se passe au Québec. Il prononce une phrase que je trouve sibylline sur les lacunes institutionnelles au Québec, mais ne veut pas s’expliquer. Puis il dit que nous, nous avons des institutions telles que l’académie française, que c’est peut-être ridicule mais que cela aide à donner un cap, c’est un repère linguistique : « Quand on défend la langue française, il faut se demander de quelle langue française on parle ».
Plus tard dans la conversation, il reviendra sur la « culture française », chose qui m’étonnait car on n’en entend strictement jamais parler dans les départements de français que je fréquente. (Les universités modernes pensent avoir dépassé cette nationalisation des formes symboliques.) Devant mon air circonspect, dans la Rue de l’Université, et tout en fumant la clope qu’il s’était roulée préalablement, il m’assure que la culture française est une des très grandes qui soient, en matière d' »humanités » (il veut dire les arts et les lettres). Que si ce n’est pas forcément très brillant, il faut garder confiance. Car il y a en France une « permanence dans l’excellence » qui est tout à fait étonnante quand on regarde l’histoire.
En traversant un boulevard, Doiron modère ses propos : « Ce que je n’aime pas dans la culture française, c’est son côté futile, badin, et puis son côté polémique. Les Français sont toujours à contredire pour le seul plaisir de contredire et, si possible, de faire de la polémique. » Je me reconnais assez dans cet aspect de la culture française, autant dans son côté « badin » que dans ses empoignades verbales.
Avant de nous quitter, je lui promets de lire son livre et d’en publier bientôt un compte rendu de lecture. J’espère, pour la réputation de la « culture française » dont nous avons longuement devisé, ne pas trahir cette promesse un peu hâtive.
Donner un cap, fournir un repère, c’est important.
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