Ce qui frappe dans les publications critiques qui traitent de Nicolas Bouvier, c’est la résistance que sa prose semble exercer à la critique et à l’analyse. Dans les études qui lui sont consacrées, on constate que de nombreux critiques désirent rendre hommage plutôt que de rendre raison. Le numéro de la revue Europe dédié à Bouvier fait le constat de cette lacune critique : « de nombreuses lectures de Bouvier finissent par s’apparenter à une manière de paraphrase améliorée, comme si, presque par définition, les récits du Genevois se suffisaient à eux-mêmes ». Paraphrase améliorée, la formule de Daniel Maggetti est douloureuse car elle est très juste, et presque trop bien observée.
Critiquer l’œuvre de Bouvier semble donc tenir de la gageure, tant la parole critique se trouve désarmée, et doit résister à une tendance à l’exercice d’admiration, comme en témoigne cette autre préface, d’Hervé Guyader : « L’écriture de Bouvier est extrêmement travaillée, ciselée, superbement écrite. Maîtrisée, tendue, musicale. Elle nous reconduit au silence de sa lecture et de sa contemplation. » On baigne dans l’approximatif de la vénération, sans rien apprendre ni rien penser de nouveau (Bouvier écrit bien, bon.)
Il existe dès lors un risque de paralysie de la critique. Guyader parle avec raison d’un risque « de voir Bouvier transformé, défiguré, en une sorte de démiurge et de mythe », à quoi Christiane Albert fait écho en faisant de L’usage du monde un « livre-culte », une « Bible du voyageur », un « modèle du genre ». N’en jetez plus!

Il existe aussi de très bons articles, entendons-nous, mais à ma connaissance, rien qui éclaire vraiment les livres de Bouvier pour ceux qui, comme votre serviteur, les ont tous lus plusieurs fois, et les apprécient avec précision, si l’on peut dire. La bonne critique littéraire devrait expliquer les oeuvres de manière à faire atteindre au connaisseur un plan d’intelligibilité supérieure. Or, pour ce qui est de Bouvier, rien qui vous fasse voir ses écrits de manière neuve tout en étant indiscutable (comme Deleuze le fait avec Proust), rien qui vous en explique la substance de manière à vous faire comprendre tout un pan de la littérature (comme Todorov le fait de Jan Potocki). Bref, n’accablons pas trop les collègues, car non seulement sont-ils mes supérieurs hiérarchiques, mais en outre, il est peu probable que je sois jamais capable moi-même de faire mieux qu’eux.
Mon but n’est pas de contester l’admiration qu’inspire l’œuvre de Bouvier, bien au contraire. Je me vante plutôt de savoir admirer. Mais je crois qu’il faudrait trouver le moyen de comprendre ce qui déstabilise à ce point le discours critique dans la prose de Bouvier, afin d‘exprimer notre admiration de façon à rendre vraiment justice aux textes. Si on y parvient, alors il sera envisageable de proposer des axes d’analyse utilisables par la critique.
Il convient d’emblée de nuancer une certaine tendance de la critique (surtout là où règnent encore les cultural studies) qui consiste à faire de Bouvier un auteur exagérément progressiste. Autour du cercle de Liverpool, des universitaires de grand talent comme Charles Forsdick, Siobhan Shilton ou Margaret Topping ont pu faire passer les récits de voyage de Bouvier pour des alternatives à la litérature dominante en France, elle-même perçue comme binaire et néocoloniale. C’est à mon avis une grande erreur : Bouvier n’a rien d’un auteur alternatif (j’y reviendrai).
En fait, une autre division doit être décelée à l’intérieur même du travail de Bouvier. Il s’agit d’une tendance réactionnaire d’un côté, et d’un autre côté, d’une créativité ouverte à ce que Gilles Deleuze appelle des « flux » et des « devenirs ». L’écriture de Bouvier explore des expérimentations littéraires qui exigent, pour les expliquer, la convocation de doctrines philosophiques contemporaines telles que la « visagéité », ou le « devenir-animal », alors même que ses modèles littéraires sont dépassés au moment où il écrit (sur cela aussi je reviendrai).
Il semble que la difficulté critique face à Bouvier provienne de cette paradoxale rencontre, dans le style même et le contenu de ces récits, d’un tropisme « vieille France » et d’une tendance, disons, révolutionnaire. Le lecteur a pourtant l’habitude de ces écrivains à la fois inouïs sur le plan stylistique et conservateurs sur le plan politique (on pense à Céline, que l’auteur de L’Usage du monde admirait), mais il y a chez Bouvier si peu d’outrance, et tant d’empathie pour les personnes et les territoires « voyagés », que le critique tend à occulter ce qui est pourtant récurrent dans l’ensemble de son œuvre : le fait que Bouvier soit un « écrivain de droite ».
Je sais que cette expression va choquer et peut-être même peiner certains lecteurs fervents de Bouvier, mais faites-moi l’honneur de m’écouter, et je ne désespère pas de vous convaincre et de le sauver à vos propres yeux.
Ce n’est pas pour déprécier cet écrivain que je dis cela, car j’adore ses livres, et ne me lasse pas de les relire. Mon but est de le débarrasser d’une aura de candeur et d’angélisme qui traîne autour de lui et qui est une des causes de l’aphasie critique à l’égard de son oeuvre.
j’ai lu les articles dans le désordre et je fini donc par celui-ci. Je ne vois pas bien ce qui fait de Bouvier un écrivain de droite (mais note bien que cela ne me peine pas outre mesure). Est-ce le fait de se mettre au centre de son écriture ? Doit-on, pour être un écrivain de gauche ne parler que de ce qui nous entoure ? Au delà de la mièvrerie qui pourrait très facilement en résulter concernant la littérature du voyage, si Bouvier avait fait cela, il n’aurait pu montrer comment ce dernier « fait, ou défait ».
Bon, en fait, il me semble bien comprendre que tu justifies ta position en insistant sur des aspects que Bouvier cache à ses lecteurs (colonisation,…) et à des regards désabusés et cyniques portés sur les populations qui l’entourent, mais il s’agit bien ici de littérature et non de recherches scientifiques sur l’Asie (ce à quoi prétent peut-être Bouvier, mais ne connaissant que l’Usage du monde et le Poisson Scorpion, je n’en sait rien). Et alors-là même remarque que précédemment, s’il ne l’avait pas fait pas, aurait-il su développer son style et donc attirer comme il l’a fait ?
Enfin, peut-être que d’évoquer Céline dans ce « billet » te permet de développer cette idée d’écrivain de droite, mais n’est-ce pas un peu osé de faire des écrits de Céline (j’imagine que tu fais référence à « voyage au bout de la nuit » et le séjour de Bardamu en Afrique et au Etats-Unis) de la littérature du voyage (…En tout cas ce dernier, à travers la voix de son P.P. ne se prive pas de parler de la colonisation et de la critiquer lors du séjour de Bardamu en Afrique, même si la critique portée ne doit pas plaire aux penseurs des postcoloniestudies) ? Bon, pour être honnête, je vois bien que ce n’est pas exactement ton propos mais il me semble que rapprocher ces deux auteurs au niveau de leur conservatisme est un peu fort de café.
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Merci Camille pour ce commentaire. Ce qui fait de lui un écrivain de droite, jele développe ailleurs, c’est l’influence de sa culture littéraire d’origine, non seulement Céline, mais Aymé, Bernanos, Claudel, Morand, Fauconnier, Giono; c’est-à-dire des stylistes impeccables qui se sont retrouvés dépassés par les mouvements littéraires et théoriques d’après guerre.
Et aussi un rapport non critique, confortable, avec la colonisation et l’exotisme.
Et aussi une façon de s’accommoder de la pauvreté des gens, de les préférer pauvres et exotiques.
Voilà, ce genre de choses.
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Soit… Il me semblait quand même que nous pouvions aimer des écrivains de droite (voir s’en inspirer), sans pour autant en être (de plus de quelle droite parlons-nous ? Celle de Céline est-elle le même que celle de Bernanos ? Et encore la même de celle de Giono -Sans parler de leurs styles …)
De plus si mentir, omettre, ou maquiller la réalité lui permet de faire des « phrases » qui en font un écrivain avec un style propre, pourquoi s’en empêcher ? Et surtout pourquoi en faire pour cela un écrivain de droite ?
Enfin, il ne me semble pas que préférer la pauvreté à la richesse car celle-ci serait plus « pure » soit une vision de droite (n’as-tu jamais rencontré de voyageurs benêts mais si bien « pensant »?)
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Dans le billet ci-dessus, ce que j’aborde c’est « l’aphasie de la critique ». J’essaie de comprendre pourquoi les critiques ne trouvent rien à dire sur Bouvier, à part cette « paraphrase améliorée ».
Mon hypothèse, c’est qu’il y a chez lui une double tendance contradictoire qui brouille le regard. D’un côté écrivain de droite qui ne répond pas aux injonctions stylistiques de son époque, et de l’autre un auteur plus expérimental qu’il n’y paraît, qui déborde les injonctions de « littérature voyageuse » de son époque.
Donc un écrivain un peu insaisissable des deux côtés, si je puis dire.
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C’est trés interessant mais j’espére que tu n’auras pas de soucis avec ce billet et les suivants… Ce n’est pas si évident de s’attaquer ainsi à un écrivain voyageur d’une telle ampleur. C’est quasiment un prophéte pour beaucoup de voyageurs francophones et ses livres sont des bibles pour beaucoup de routards. Je ne sais pas si meler du politique à tous çà est trés pertinent aujourd’hui où plus personne ne lit vraiment les écrivains voyageurs mais les guides touristiques (encore moins du Bouvier, qui reste qu’on le veuille ou on u auteur confidentiel il me semble) mais pourquoi pas aprés tout. Personnellement je n’ai lu que « Le poisson scorpion » qui m’avait intrigué mais déprimé aussi, des bribes seulment de l' »Usage du monde » en voyage comme beaucoup de monde… mais j’avais surtout adoré les « chroniques japonaises » et ses poémes aussi (que j’avais étudié à la fac en littérature comparée en licence avec Basho , Ségalen,et Kenneth White que je te recommande de lire d’ailleurs à un TD ,d’une sinologue géniale, Muriel Detrie qui a écrit pleins de trucs sur les rapports france Chine, mais je te l’ai déja dit je crois) ; J’ai un bon souvenir de ses entretiens télévisés aussi , à l’émission « qu’est ce qu’elle dit Zazie », qui était d’ailleurs un trés bon truc téle de l’époque sur les livres, avec des entretiens marquants..E!t je crois me rappler qu’il évoquait beaucoup l’influence des écrivains de la beat génération (qui est loin d’etre de droite comme littérature, j’en sais rien en fait mais je ne pense pas…) .C’est vrai que sa prose, son style est peut être influencé par des écrivains de droite, mais le fait de partir de sa suisse natale comme il l’a fait à l’époque était loin d’être aussi reactionnaire qu’on peut le laisser supposer en lisant vite ces billets ;pour l’époque^, partir en Fiat a l’autre bout du monnde c’était quand même révolutionnaire à mon avis. De la à dire que ce geste c’est de « gauche » (façon beat nik Kerouak etc…) ça me parait un peu déplacé, périlleux à dire comme çà d’un trait….Dur dur donc d’équilibrer littérature et politique avec des écrivains qui ont la bougeotte je trouve…surtout qu’il n’a jamais écrit de pamphlets ou d’essais politque comme Céline ou Gobineau je crois …et un écrivain suisse en plus( nation qui est un peu le symbole d’une certaine neutralité politique…c’est encore plus périlleux non ? .). mais tu as sans doute raison, tu es plus plongé que moi dans les oeuvres complétes de ce grand écrivain pour en tirer quelque chose de pertinent, de jamais vu encore, une trouvaille scientifique qui va révolutionner la recherche sur la littérature de voyage …bonne chance en tout cas pour soutenir cette problématique difficile…et bonnes vacances (si tu en as..).
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