Apostrophes

Dans les médias, il faut savoir être conservateur. Il y a des émissions qu’il aurait fallu garder car une fois perdues, elles sont perdues pour toujours.

Qui songerait à éteindre Des chiffres et des lettres ? C’est la reine des émissions de jeux télévisés. On n’a jamais fait mieux, en terme de dramaturgie, de suspens et d’humour durable. Datant des années 60, c’est l’une des rares choses que les Anglais ont reprises de notre télévision, avec Countdown qui est diffusé depuis les années 80 outre-Manche.

Or, notre télévision n’a pas toujours eu la même pertinence, et se veut un peu trop jeuniste parfois. On n’a pas cette attitude conservatrice que savent soigner les Britanniques. On l’a, mais on ne l’a pas systématisée.

Souvent je me demande comment on pourrait parler de livres à la télévision. Les émissions littéraires se succèdent et se ressemblent dans l’échec. Bernard Pivot avait des détracteurs, et on peut critiquer ses options, sa culture et sa place dans le champs littéraire, mais depuis qu’il est parti, on pleure chaque semaine Apostrophes.

A titre personnel, je ne suis pas un adorateur de Pivot ; je lui préférais les documentaires de Pierre-André Boutang. Adolescent, j’enregistrais son émission Océanique, sur la trois, car ça passait trop tard et qu’il y avait école le lendemain. Son documentaire sur André Dhôtel m’a marqué plus profondément que toute autre émission de télévision. Et je ne parle pas de L’Abécédaire de Gilles Deleuze, que j’ai regardé cent fois.

On peut aussi préférer Pierre Dumayet, même s’il a été moins marquant pour des gens de ma génération. On peut préférer qui l’on veut, mais personne n’a jamais eu la stature populaire et nationale, presque mythologique, de Bernard Pivot.

C’est quand même extraordinaire que nous ayons réussi à saborder Apostrophes : c’était d’une certaine manière la meilleure émission littéraire du monde! Nulle part ailleurs il n’y a eu d’émission littéraire qui soit parvenue à s’imposer dans la culture populaire d’un pays. Demandez à un Anglais, un Américain, un Japonais ou un Italien qui est le grand médiateur des livres chez lui, il ne saura pas répondre. Demandez cela, même aujourd’hui, à un paysan berrichon, un plombier sarthois, un mineur stéphanois ou un immigré algérien, ils vous répondront sans hésiter Bernard Pivot.

Regardez-le aujourd’hui, Pivot, il est toujours vivant, toujours vert… Qu’est-ce qu’il fout ? Il ne pouvait donc pas continuer son émission, sans faire suer son monde ? Il avait déjà commis une erreur en voulant produire une émission plus dynamique dans les années 90, Bouillon de culture, qui s’est mise insensiblement à singer Apostrophes. Puis il a eu le toupet d’arrêter la télévision. Il avait le devoir de continuer. Si ce n’était pas pour lui, il fallait le faire pour la France. Pour accompagner les rentrées littéraires et les événements éditoriaux qui ponctuent nos vies de lecteurs. Pour qu’on puisse le critiquer, le vilipender, lui reprocher ses choix et ses plateaux. Un mythe national, ça doit souffrir un peu.

Depuis, on voit des émissions littéraires remarquables de constance dans la faute de goût. Ce qui m’agace le plus, ce sont les efforts désespérés des caméras et des scénographes pour « dynamiser » leurs émissions, comme si le livre était trop chiant et qu’il fallait attirer le chaland avec du mouvement. Arrêtons de vouloir être dynamique! La lecture n’est pas quelque chose de dynamique. Les mouvements de caméra empêchent de rencontrer des livres et des auteurs.

Premier principe : des caméras fixes pour parler des livres.

Et puis Pivot avait ce génie, tout personnel, d’être un peu le naïf de service, qui rigolait, qui s’étonnait, qui était impressionné. Il n’intimidait pas le spectateur, il n’importunait pas l’invité, il ne lui coupait pas trop la parole. Et le dynamisme existait, mais il venait de la parole des invités, des échanges, des traits d’humour de certains, des morceaux de bravoure d’autres. Il avait ce génie de dynamiser une rencontre d’écrivains, c’est très rare, et il fallait tout faire pour qu’il reste.

Il fallait garder cette émission pour en faire une véritable institution médiatique. Il fallait être conservateur dans le bon sens du terme, comme les Anglais savent l’être, comme on sait l’être avec nos cathédrales et nos hôtels de ville.

Même constat pour les émissions politiques. Il fallait conserver L’Heure de vérité. C’était la bonne formule télévisée, parfaite pour un dimanche midi après Téléfoot.

Quand on possède quelque chose de bon, dont on sait que cela se bonifiera en vieillissant, il ne faut rien toucher. Il y a des émissions qui sont des petits chefs d’oeuvre, il ne faut surtout pas chercher à les améliorer ni  à rajeunir leur audience.

Il faut reprogrammer Apostrophes, rembaucher Pivot, même contre sa volonté, et chercher un successeur, quelqu’un qui saura incarner les livres et les débats actuels. Pas une star, quelqu’un de discret, pour laisser la place aux stars du livre. Et de temps en temps, il y aura des surprises, des révélations, des événements qui pimenteront le vendredi soir de celles et ceux qui aiment se tenir au courant de ce qui se publie. On est un pays littéraire ou on ne l’est pas.

7 commentaires sur “Apostrophes

  1. Pour remplacer Pivot, je propose Elisabeth Tchoungui, qui fait actuellement une émission qui ne marche pas très bien mais qui pourrait être reformatée en suivant tes règles. Elle est respectueuse de ses invités, et surtout Tchoungui est un très joli nom ewondo de Yaoundé.

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  2. Tchoungui, je ne connaissais pas. J’ai googlé son nom, et vu une vidéo de son patron qui parle des objectifs de son émission. Il ne parle pas du contenu de l’émission ni de sa qualité, mais des parts d’audience, mais ça, on a l’habitude.
    Ce qui est symptomatique, c’est ce qu’il dit sur la forme à donner à une « émission de deuxième partie de soirée » : « Il faut trouver une nouvelle écriture, plus rythmée, avec plus de séquences, pour permettre aux téléspectateurs de rentrer à tout moment. » Exactement ce que je dénonce.
    Echec annoncé, pauvre Tchoungui.

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  3. Tu as googlé Tchoungui? La pauvre. Moi, je l’aime bien pour des raisons personnelles, mais pas seulement. Elle fait une émission sur la 2, je sais plus comment ça s’appelle, le mercredi en début de soirée. Ca fait trop « talk show », c’est à la fois pas trop et pas assez bling bling, mais l’originalité est que ce sont des écrivains qui font les animateurs, et surtout Tchoungui elle-même est gentille, cultivée et CAMEROUNAISE

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    1. Comment sais-tu tout cela? Tu as la télé française au Tchad ?
      Moi, Tchoungui je n’ai rien contre, mais avec des patrons comme les siens elle n’arrivera jamais à rien dans la médiation littéraire.
      Il faut que le successeur de Pivot soit son propre producteur, ou alors qu’il soit sur la même longueur d’onde que son producteur.
      J’y pense, il faudrait que Pivot devienne le producteur, et qu’il relance Apostrophe, mais dans la coulisse. Il pourrait choisir Tchoungi si cela lui chante.

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  4.  » Son documentaire sur André Dhôtel m’a marqué plus profondément que toute autre émission de télévision. »
    Moi, aussi, j’avais programmé son enregistrement sur cassette, il y a des lustres.
    J’avais prévu large, plus d’une demi-heure avant le début de l’émission et de même pour la fin. Eh bien, l’enregistrement n’est même pas entier, car la télé de cette époque se faisait un devoir de ne pas respecter les horaires prévus. Cette émission n’est archivée nulle part. Quelle frustration !

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    1. Oui, je me souviens de ces programmes qui ne respectaient jamais les horaires. Moi, autant que je me souvienne, je suis tombé sur ce documentaire par hasard. Colette, vous pouvez acheter ce documentaire, sur le site de l’INA par exemple, ou le trouver dans une des très bonnes bibliothèques de France.

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