Un vélo qui s’ennuyait dans un garage de Villefontaine rigole et scintille désormais sur les hauteurs de Villeurbanne. Un jour qu’il faisait trop chaud pour courir et pour écrire, le sage précaire a décidé d’aller voir plusieurs films dans des salles de cinéma distancées les unes des autres sur la commune de Lyon, et de faire tous les trajets à vélo pour faire quand même un peu d’exercice.
Pour aller à l’Institut Lumière, rue du Premier film (8ème arrdt), il me fallait passer par le parc Blandan. Ancienne caserne militaire, je découvre ce qu’ils en ont fait. Pas mal du tout ces herbages, cet art du jardin un peu déstructuré, un peu urbain, un peu prairie et herbes folles. Bon, j’apprécie l’urbanisme doux que les Lyonnais veulent développer dans leur vieille cité industrielle.
On arrive à l’Institut Lumière, pour découvrir que tout a changé par rapport aux années 1990. De mon temps, les salles de cinéma se trouvaient dans le château lui-même (une demeure néo-je-ne-sais-quoi, datant des année 1900, avec des tourelles et une polychromie due aux différentes pierres de l’édifice). Aujourd’hui les salles sont dans l’ancien hangar qui a vu naître le cinéma. Au fond du jardin.
Je paie ma place et m’installe dans les sièges hyper confortables de l’Institut. Il y a un festival Orson Welles. Je me rends compte en cours de route que, finalement, je n’aime pas trop Orson Welles. Son Macbeth, après plusieurs visions, je peux dire que je n’aime pas. J’ai même eu la révélation que je n’aimais pas tellement Shakespeare non plus. Je suis trop vieux pour me mentir à moi-même. D’accord pour les comédies de Shakespeare, mais ses tragédies métaphysiques et brumeuses, c’est trop de drame pour le sage précaire.
Trop d’ambiance sombre, trop de fausse profondeur, trop de prophéties. Trop de crimes, trop de sorcières, trop de costumes ridicules.
Trop de chaos, de guerres, de folie, de bruit et de fureur.
Il faut être un peu adolescent pour être impressionné par tout ce cirque. Le sage précaire, qui est un éternel quadragénaire, préférera toujours Racine. (Le soir même, de retour à Villeurbanne, il pendra un exemplaire de Britannicus et dès la première scène, des les premières tirades d’Agripine, il sera conquis, ravi, emporté). Avec Racine, j’ai l’impression de me baigner dans une eau claire. Avec Shakespeare, de ramper dans la boue.
Repris mon vélo pour suivre le cours Gambetta jusqu’au Rhône, que j’ai longé jusqu’à la rue Berthelot, où l’on retrouve le cinéma Comoedia. Je vais voir Trois souvenirs de ma jeunesse, d’Arnaud Despléchin. Beaucoup trop long, et beaucoup trop adolescent là aussi. Trop de drague inexperte, trop de fantasmes masculins, trop de filles objets. Le sage précaire prend alors conscience qu’il n’aime pas énormément Despléchin, mais c’est un sentiment plus facilement avouable avec Despléchin qu’avec Shakespeare ou Orson Welles.
Pour rentrer au quartier de la soie, à Villeurbanne, il faut emprunter une longue rue qui d’abord s’appelle Félix Faure, puis Jean Jaurès et enfin Léon Blum.
Faure, Jaurès, Blum : du président de la république « qui se croyait César et qui ne fut que Pompée », jusqu’au héros du Front populaire, on se balade dans l’histoire de la république, du centre modéré jusqu’à la gauche triomphante. C’est cette balade à vélo qui aura été la plus grande émotion esthétique de la journée, en définitive. Comme quoi, il ne faut jamais douter de rien.
Ainsi parle le sage précaire.
Racine plus limpide que Shakespeare, c’est certain. Mais pour ma part, c’est justement cette exubérance du barde anglais qui me réjouit.
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Je sais bien, loin de moi l’idée d’argumenter contre Shakespeare. En revanche, je ferais tout pour faire lire Racine. Par exemple, la scène inaugurale où la terrible Agrippine nous dit tout en quelques vers seulement :
« Tout ce que j’ay prédit n’est que trop assuré
Contre Britannicus Néron s’est déclaré.
L’impatient Neron cesse de se contraindre,
Las de se faire aimer il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour. »
Tout est posé, car la densité est extrême. On peut rester sur ces vers seuls pendant des heures. Tout l’art de Racine, et toute la pièce sont concentrés dans ce seul vers :
« Contre Britannicus Néron s’est déclaré »
Les noms des deux rivaux sont face à face, nez à nez, séparés par l’hémistiche. Le vers est construit classiquement, et pourtant la tension est palpable. La violence couve. Je trouve que ça vaut bien les sorcières de Macbeth qui ricanent…
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Un propos de Jean Racine :
L’âme heureusement captive
Sous ton joug trouve la paix,
Et s’abreuve d’une eau vive
Qui ne s’épuise jamais.
Chacun peut boire en cette onde :
Elle invite tout le monde ;
Mais nous courons follement
Chercher des sources bourbeuses
Ou des citernes trompeuses
D’où l’eau fuit à tout moment.
… et la réponse de Cochonfucius :
Jeannot, si tu veux être ivre,
Il faut boire pour de vrai :
Trop sobre est qui voudrait vivre
De quelques divins décrets.
C’est dans la bouteille ronde
Que fleurit l’esprit du monde ;
Donc, étendu mollement,
Bois sa liqueur capiteuse,
Et ta grande âme rêveuse
Vivra la joie du moment.
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Bravo Cochonfucius et merci pour cette superbe citation de Racine. C’est fou, ce qu’il écrit là, en conclusion de son poème « Sur les vaines occupations des gens du siècle », fait étonnamment écho avec ce que je dis de Racine dans mon billet.
Comme quoi, le côté source claire de son style est en fait parfaitement conscient et voulu. Ce poème fonctionne vraiment comme un art poétique, à mon avis. Plus encore que comme méditation religieuse.
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