Le dernier roman d’Emmanuel Carrère est très fort mais pour la première fois, je ne suis pas bouche bée d’admiration du début à la fin. Pour la première fois dans un livre de cet auteur, j’ai lu des pages en diagonale et pour la première fois j’ai trouvé que sa pudeur vis-à-vis des personnes réelles qu’il ne veut pas blesser amoindrit la qualité de son texte.
On voit le narrateur tomber dans une dépression terrible mais on n’en connaît ni les causes ni les effets sur l’entourage. Pour moi, il y a une grande absente dans ce récit, l’éléphant dans la chambre à coucher : la compagne du narrateur. On ne saura rien de ce qu’elle pense, de ce qu’elle dit, de ce qu’elle fait, alors même que son compagnon se retrouve en hôpital psychiatrique et subit des électrochocs…
Du coup le narrateur se sent obligé de raconter d’autres histoires de femmes, et le lecteur sent que ce sont des personnages et des situations fictionnelles, comme pour remplir un vide narratif. Or, chez Carrère comme chez d’autres auteurs, la fiction est plus faible que le documentaire.
Mais ça reste un très grand livre, et Carrère confirme qu’il est l’écrivain de notre temps, bien plus important et plus typiquement français que Houellebecq car on relit ses livres sans fatigue, alors que les romans de Houellebecq vieillissent très mal. Relisez Les Particules élémentaires, vous verrez. Plus rien ne vous fait rire, plus rien ne vous choque ni vous excite, vous voyez toutes les ficelles. Les romans de Carrère, au contraire, on les relit sans cesse en découvrant chaque fois qu’ils irradient d’une pensée profonde, paradoxale, et qui ne s’épuise pas.
Yoga, vous ne le lâchez pas jusqu’à l’avoir terminé. Même si j’ai des réserves, le premier truc qu’il m’a donné envie de faire juste après sa lecture est plus éloquent que tous les discours : j’ai ouvert Il est avantageux d’avoir où aller (son avant-dernier livre, 2016) et me suis plongé dans ses extraordinaires reportages.
Comme toujours, Emmanuel Carrère a gagné.