Wadi Disah, Province de Tabuk, Arabie Saoudite : la vallée où l’eau parle aux pierres

Intéressé d’en savoir plus sur les Bédouins, j’ai eu la chance de rencontrer un ami à Tabuk qui m’a proposé de m’emmener voir un paysage stupéfiant, à quelques heures de route : le Wadi Disah.

Il m’a dit qu’il y avait de l’eau.

On peut nager ?

لا، الماء سطحي جدًا، فقط منظر جميل.

(Non, me dit-il, l’eau est trop superficielle, juste belle à regarder.)

Il devait de toute façon conduire sa mère voir une amie dans le coin, et peut-être que ses enfants viendraient aussi. Résultat : nous voilà partis tous les trois, lui au volant, sa mère à l’arrière, moi entre deux mondes.

Sa mère aime parler. Elle rit, taquine son fils, me pose des questions. À un moment, elle me complimente sur mon arabe, avec ce ton attendri qu’on réserve aux enfants quand ils ont dessiné une horreur sur une feuille.

ما شاء الله، تتكلم عربي ممتاز!

(Machalla, dit-elle, tu parles arabe superbement!), mais je sais très bien que « ممتاز » (Mumtaz, superbe) veut dire en l’espèce : « c’est mignon d’essayer ».

Nous nous arrêtons quelque part entre deux montagnes pour déposer la maman. Elle disparaît derrière un mur de pierre, avalée par le paysage. Alors commence une autre scène : on s’installe sous une tente bédouine, sur des coussins aux couleurs à dominante rouge.

On me présente le chef de cette famille, Saleh, qu’on appelle Abu Mahdi — le père de Mahdi. Sa poignée de main est ferme, son regard calme. Il parle peu, car il sait que je comprends peu et ne peux exprimer que très peu.

Nous attendons longtemps, très longtemps. Je pense à plusieurs hypothèses, puis je comprends : on a tué une chèvre à l’annonce de notre visite. Le temps de la préparer, de la bouillir, et de prévenir des convives du villages, il s’est écoulé une bonne partie de la journée. Et quand enfin on nous sert ce festin, non pas sous la tente mais dans un salon où l’on s’assoit par terre, je ressens à la fois la générosité et la gravité de ce geste : une hospitalité qui se mesure en vie donnée.

La chèvre est découpée sur un gros tas de riz parfumé jonché de galettes de pain qui semblent aussi être bouillies et non cuites au four. Un seul plat gigantesque autour duquel nous mangeons à la main. Tout est de couleur blanchâtre et la consistance glutineuse du riz facilite cette manière de table : on se forme des boules de riz dans la paume avant de la porter à la bouche.

Quand nous terminons et allons nous laver les mains et la bouche, les jeunes hommes entrent dans le salon, s’assoient et continuent le repas. Il y en aura pour tout le monde et c’est un vrai festin.

Après le repas, nous reprenons la route du wadi, accompagnés d’Abu Mahdi, qui se proclame connaisseur du lieu. Notre 4×4 s’engage dans un couloir de sable et d’eau, l’un de ces passages où le désert hésite entre sécheresse et oasis. Les roues trempent dans de véritables mares, les roseaux s’écartent, des familles et des bandes de jeunes pique-niquent sous les palmiers et sur des rochers.

Je propose qu’on laisse la voiture pour marcher.

On me répond en répétant simplement ma demande, mais sans arrêter la voiture.

Le paysage est d’une beauté à laquelle je ne m’attendais pas : de hautes falaises dorées et rougeoyantes, des jeux de lumière sur le calcaire, un ciel bleu cru et, en contrebas, une verdure éclatante qui semble presque tropicale.

Abu Mahdi, malgré son âge, bondit hors du véhicule et commence à escalader une paroi. Il me dit :

تعال! اتبعني!

(Viens ! Suis-moi !)

Je le suis quelques mètres avant que le vertige ne m’arrête. Ce sexagénaire grimpe comme un jeune cabris. Il rit en me voyant hésiter, me lance une main solide, puis me montre du doigt une ouverture dans la roche.

Nous contournons la falaise, et soudain elle s’ouvre devant nous : une grande anfractuosité, creusée par l’eau depuis des millénaires. Une nef de pierre, une minuscule cathédrale naturelle, où la lumière filtre comme à travers des vitraux invisibles.

Je me dis que c’est sans doute pour ça que les Bédouins parlent peu.

Carnet de route à Haïl

Haïl m’apparaît comme une ville saoudienne particulière, presque une ancienne capitale alternative à Riyad. Elle fut longtemps le centre de la tribu des Shammar, rivale des Saoud, et garde encore aujourd’hui une identité forte. C’est peut-être cela qui me plaît dans cette ville : elle donne le sentiment d’incarner une histoire officieuse et silenciée…

Outre mes obligations professionnelles, un des aspects qui m’a conduit ici est le tissage traditionnel des tapis Sadu, reconnu par l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité. Dans les marchés, je me suis mis en quête de ces tapis, qui portent les motifs géométriques hérités du mode de vie bédouin. Ils sont à la fois objets usuels et mémoire tribale.

Tapis Al-Saoud, souk traditionnel de Ha’il

Le soir, grâce à des amis du musée régional, je me suis retrouvé dans un lieu inattendu : un jardin-café tenu par un certain Abou Abdelaziz. Apiculteur de métier, il a transformé un terrain hérité, dans lequel se trouvaient quelques palmiers dattiers et un puits, en un espace de sociabilité. Avec l’aide de ses ouvriers venus du sous-continent indien, il a installé des bassins, des moteurs recyclés pour puiser l’eau. Même ce moteur est amusant à regarder car il est une pièce d’antiquités, fabriquée en Europe pour les colonies d’Inde.

Je me suis promené dans ce jardin des délices avec gourmandise car il correspondait, en plus ambitieux, au jardin que je rêve de réaliser sur mon lopin cévenol. De l’eau, du soleil, des arbres fruitiers. Des rêves.

L’hôte de ce café-musée a même inventé un système qui reproduit la pluie. Il actionne une machine et des grosses gouttes tombent du ciel, et nous devons courir pour nous protéger de la pluie sous un petit pavillon en bois. On entend alors les claquettes que fait l’averse sur le toit, ce qui est d’un romantisme achevé. Dans le désert de l’Arabie, se protéger de la pluie fût-elle artificielle, est vécu comme un bonheur rare.

Tout cela garde un caractère très rural, sans sophistication, mais d’une grande inventivité. Ce jardin improvisé est devenu un lieu de rencontre et de détente. Je m’y suis laissé surprendre par une abeille, qui m’a piqué l’oreille, mais cela n’a pas gâché la soirée.

Tous les matins, à partir de 6 heures, le café et le petit déjeuner sont servis pour les lève-tôt. Je n’ai pas compris si les collations étaient alors gratuites ou payantes.

De temps en temps, le maître des lieux fait résonner une cloche pour annoncer à qui le désire qu’il offre le café et un petit en-cas traditionnel.

J’y ai trouvé une atmosphère simple et hospitalière, quelques idées pour mon propre terrain, et beaucoup de nostalgie pour des espaces de rencontre et de conversation dans les villes surchauffées.

Un terrain de jeu et de dépense

Le sage précaire pense tous les jours à son terrain.

C’est un élément de dissonance dans la sagesse précaire qui, depuis les années 2000, avait réussi à faire coïncider les lieux du désir et les lieux de vie.

Depuis l’achat de ce lopin, coincé sur un coteaux de Val d’Aigoual, le sage désire passer du temps sur sa terre mais il se doit de vivre en d’autres lieux. Il y a donc une espèce de déchirement mais qui n’est pas douloureux car, en échange de ce sacrifice, il vit sa plus belle histoire d’amour avec celle qu’il a épousée, et il économise l’argent nécessaire pour, plus tard, passer le temps qui sera nécessaire pour faire de son terrain un lieu de vie et de vacances pour sa communauté.

Dans les montagnes d’Arabie. Les hommes-fleurs

Il fallait bien, à un moment donné, descendre des hauteurs. Il fallait terminer le périple en rejoignant la mer Rouge. Heureusement, en redescendant vers la plaine ou en la traversant, il reste quelques montagnes résiduelles sur lesquelles on peut grimper à nouveau pour respirer un air plus frais.

Faïfa est l’une de ces montagnes : belle, avec une architecture remarquable et des enfants qui jouent au football autour des terrasses.

La grande plaine qui s’étend des hautes montagnes jusqu’à la mer s’appelle la Tihama. C’est une région où l’air est constamment imprégné de poussière de sable. Toutes les photos prises ici prennent naturellement une teinte sépia. Abdullah m’explique que les habitants évitent de sortir en journée et ne commencent leur vie sociale qu’après le coucher du soleil, quand l’air devient un peu plus respirable.

Nous roulons des heures dans ce brouillard de sable. Il y a de la poussière, encore de la poussière.

Vient l’heure de la prière. Nous prions assez tardivement, après avoir mangé du poulet et du riz. Quand on a manqué la prière de midi, on peut, en tant que voyageurs, regrouper celle-ci avec celle de l’après-midi. Abdullah me dit que nous allons faire deux rakʿa pour Dhuhr (la prière de midi) et deux rakʿa pour ʿAsr (celle de l’après-midi). Comme il convient, il me demande de diriger la prière, par politesse. Je lui demande à mon tour de la diriger. Nous prions donc, en silence car ‘Asr se fait en récitant intérieurement, à la différence des quatre autres prières quotidiennes.

Arrive alors un petit groupe de jeunes hommes, beaux comme des photos de voyages. Pas tant par leur physique que par leurs vêtements et leur allure. Certains portent une couronne de fleurs, d’herbes et de verdure autour du front. Ce sont d’authentiques « hommes-fleurs ». Je ne savais qu’il y en avait encore. Leurs vêtements, noués autour de la taille, ressemblent à des robes anciennes. Deux d’entre eux portent même un poignard recourbé, accroché à la ceinture.

Lire sur ce sujet : Les Hommes-Fleurs. Thierry Mauger et la nostalgie des voyageurs

La Précarité du Sage, décembre 2024

J’aurais aimé les prendre en photos, comme Thierry Mauger le faisait dans les années 1980, quand le pays était fermé aux voyageurs, mais l’ambiance ne se prêtait pas, dans la mosquée, à ce genre de turpitudes. Quand Abdullah les voit, à la fin de notre première prière, il leur dit que nous allons commencer la deuxième et qu’ils peuvent se joindre à nous. C’est ainsi que j’aurai prié avec des hommes-fleurs, ce qui vaut peut-être mieux que de les photographier.

Les Hommes-Fleurs tirés d’un livre de Thierry Mauger, réédité par le ministère saoudien de la culture en 2020. Les photos ne sont pas datées, elles ont été prises entre 1979 et 1989

Ce que j’ai oublié de dire, c’est que quand tout est envahi de sable, les ablutions prennent tout leur sens. Elles permettent de se nettoyer. C’est là qu’on comprend comment les ablutions sacrées ont pu être inventées dans ce pays : à la fois pour se rafraîchir et, surtout, pour se laver cinq fois par jour, enlever la poussière et le sable des cheveux, de la barbe, des oreilles et surtout du nez. On se sent infiniment plus propre qu’au sortir de la douche.

Puis nous reprenons la route. Il n’y a plus grand-chose à voir jusqu’à la mer puisque de toute façon l’air est saturé de sable. Je demande à Abdullah : « Où sont les architectures vernaculaires ? » J’ai lu, dans les récits de voyage, qu’il y avait des huttes. On disait que cette région de la Tihama était traditionnellement habitée par un mélange d’Arabes et d’Africains subsahariens, et que l’architecture y ressemblait à celle de l’Afrique. Abdullah me répond que ces constructions sont trop précaires, trop fragiles, et qu’en quelques saisons, si personne ne les entretient, elles disparaissent sans laisser de trace.

Je n’aurai donc pas la possibilité de photographier la moindre hutte, sauf dans des zones protégées, des villages reconstitués, des espaces culturels ou patrimoniaux, à mi-chemin entre le marché et le musée. Ce sont là des huttes à l’ancienne, mais construites pour être visitées, non habitées.

Et c’est ainsi, au bord de la Mer Rouge, que je termine mon voyage.

Dans les Montagnes d’Arabie. D’Al Baha à Dhee Ayin

Le sage précaire fatigué dans un cadre islamique. N’ayant pas pris de photo d’Al-Baha, j’ai pensé que ce portrait pourrait illustrer avantageusement un récit de voyage en montagne arabique

Al-Baha, capitale de la province du même nom, je l’ai visitée dès l’aube. L’altitude coupait ma respiration, ce qui me réveillait et entrecoupait mon sommeil. Je me suis donc baladé à la recherche d’un café ouvert. C’est un endroit sympathique, mais ce n’est pas vraiment une ville. Je n’ai pas identifié de centre-ville. Je regarderai plus précisément l’histoire de cette cité, qui semble être plutôt un centre agricole, avec énormément de champs en terrasses dans les collines qui l’entourent. Cela a plutôt l’air d’être un grand centre d’échanges, de marchés et de commerce pour les produits agricoles.

Les parcs y sont très importants, apparemment. Beaucoup d’investissements ont été faits dans ces espaces, qui sont agréables, mais qui manque d’eau. Le musée régional est fermé, mais il promet d’être magnifique, car l’architecture est très impressionnante. Elle ressemble à un cylindre incliné. Ce qu’on peut en voir de l’extérieur est assez grandiose. Les grandes baies vitrées permettront aux visiteurs de faire communiquer l’exposition avec les montagnes environnantes, car le musée est situé en haut d’un piton rocheux. Tout autour, comme je l’ai déjà dit, on trouve des fermes avec des champs en terrasses.

J’ai trouvé, à force de discussions, le nom et le numéro de téléphone d’un homme qui accepte de me conduire et de me faire découvrir la région autour de la ville. En particulier, je désirais ardemment visiter le village de Dhee Ayn. Je ne savais pas exactement où c’était, mais les photos que j’avais vues m’intéressaient beaucoup. C’est un village en pierre sèche qui semble assez extraordinaire. Et lui, Saïd, me conduit. Le prix est assez modeste.

Chose à savoir pour ceux qui voudraient visiter l’Arabie saoudite : cela ne coûte pas très cher d’avoir un accompagnateur connaisseur, qui parle anglais, un Saoudien de la région, très sympathique et très serviable. Pour cent ou deux cents euros, on peut s’assurer une journée entière de découvertes dans des endroits non desservis par les transports en commun et peu connus du grand publics. Il me conduit vers ce village, qui se trouve en fait au fond de la vallée. Il y a une route toute neuve, creusée dans les années 1980, avec de nombreux tunnels. Il faut au moins une demi-heure pour que la voiture la parcoure en entier.

Quand on arrive en bas, on a une sensation très étrange : un village de pierre sombre sur un massif rocheux blanc.

Dhee Ayin, province d’Al-Baha

Il y a quelque chose de très fort, de très grand. Le village a été entièrement rénové, mais de façon respectueuse. On ne voit pas de traces de ciment ou de mortier. Il n’y a guère que la mosquée à laquelle on a ajouté un minaret. Mais à part cela, c’est très sobrement réalisé.

La chaleur est absolument suffocante, car on descend de plusieurs centaines de mètres d’altitude. Mais surtout, après cette visite d’une architecture dont je ne sais pas s’il faut la qualifier de vernaculaire, Saïd me fait découvrir que la visite ne s’arrête pas là. Il faut encore descendre sur le côté pour rejoindre la source d’eau. Car le nom du village, Dhee Ayn – “Ayn” en arabe signifie “la source” – évoque justement cela.

Effectivement, il y a un contraste frappant entre la sécheresse, la minéralité du village, et la verdure en contrebas : cultures de café, d’arbres fruitiers et de fleurs, là où les habitants se lavaient et s’approvisionnaient en eau potable. Le paysage de cette eau qui coule dans un falaj, avec des sycomores gigantesques, des manguiers et d’autres arbres fruitiers, est véritablement paradisiaque. Il semblerait qu’il soit autorisé d’y camper, si l’on demande la permission.

Ce village a quelque chose de vraiment majestueux. Cet ensemble dégage une grande noblesse. Je mets en doute l’idée selon laquelle il aurait été occupé par de simples paysans. Je pense qu’il s’agissait d’un clan d’une grande importance. Il y a, je ne sais combien de centaines d’années.

Mon ami Saïd me dit : “Tu as sans doute vu sur Internet que Dhee Ayn a été construit il y a 400 ans. C’est faux.” Selon lui, la réalité est bien plus ancienne. Il m’en donne pour preuve des inscriptions en pierre, rédigées dans une langue antérieure à l’arabe. Ce serait donc un village datant de l’ère préislamique. Mais je n’ai pas d’opinion sur la question. Je ne suis convaincu par aucune théorie jusqu’à présent.

Ce dont je suis certain, c’est que cela devait être un lieu habité par une famille puissante, un clan influent, ou peut-être même une famille royale, qui venait ici pour profiter de la source. Il se dégage des lieux une grande noblesse. Dhee Ayin a des airs de château fort médiéval.

Voyage à Salzburg

Lac de Bavière. Ma première baignade allemande de 2025

Imprimer, graver, typographer dans les bois

À deux pas de mon terrain, travaille ce noble artisan qui confectionne des livres de poésie. Il est lui-même artiste-paysan, et ses peintures, ses gravures, ne sont pas seulement faites pour illustrer des livres. Il les expose aussi et les vend comme des œuvres d’art de plein droit.

Marc Granier est un Cévenol qui, après avoir vécu en Bretagne dans les années 1970, a décidé de revenir sur la terre de ses ancêtres à Roquedur et de se former à la typographie pour monter un atelier où il fabrique des livres avec doigté et technicité.

Il utilise des machines qui sont elles-mêmes belles comme des nouvelles de Kafka.

Une soirée à la Comédie-Française : Tchekhov, la Russie et la mémoire

Je suis allé à la Comédie-Française pour voir La Cerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène par Clément Hervieu-Léger.

Tchekhov, c’est mon dramaturge préféré, si je puis dire. Je le connais depuis l’adolescence. Je le lisais avidement quand je faisais moi-même du théâtre en amateur. C’est ce qui se fait, pour moi, de plus beau. C’est la perfection du théâtre.

Donc, j’étais content de voir, de passage à Paris, La Cerisaie, une pièce que je connaissais moins bien que d’autres. Je suis beaucoup plus connaisseur de La Mouette, Les Trois Sœurs, ou Platonov. Mais alors ici, quelle claque ! Surtout de voir cette pièce qui parle peut-être plus de la Russie que les autres. En tout cas, on ne peut pas regarder cette pièce en 2025 sans songer à la Russie d’aujourd’hui. Et à toutes les idées reçues qu’on entend sur la Russie, sur Poutine, sur son rapport au peuple, sur le peuple russe, et toutes ces choses de la même farine.

Je rappelle en deux mots : la Cerisaie, c’est un grand domaine extrêmement onéreux, avec énormément de cerisiers. Les propriétaires, eux, sont des aristocrates un peu décadents, très cultivés, internationalisés, plutôt généreux, mais qui gèrent mal leur argent, qui sont au bord de la faillite, et qui doivent vendre cette cerisaie. Un ami de la famille, un ancien paysan devenu homme d’affaires richissime, leur dit qu’il faut couper les cerisiers, puisqu’ils ne donnent pas beaucoup de cerises, une fois tous les deux ans. Il faut les couper et exploiter le domaine en faisant des lotissements avec des datchas qui accueilleront des estivants. Avec ça, vous pouvez transformer ce domaine onéreux en quelque chose qui rapporte beaucoup d’argent. Avec le temps, les estivants vont se transformer en cultivateurs, et vont vouloir acheter les datchas, ce qui va multiplier votre fortune.

Les aristocrates, eux, considèrent avec mépris cette proposition, qu’ils jugent trop matérialiste. Eux, ce sont des artistes, des gens qui appartiennent à un autre temps, un temps où la richesse matérielle venait comme par enchantement. Pour eux, cette recherche mercantile, transformer cette beauté naturelle agricole, ces arbres en fleurs, en un lieu producteur d’argent, est quelque chose d’affreusement mesquin. Ils finiront évidemment par vendre. Et qui sera l’acheteur au final ? Justement cet ami anciennement paysan devenu homme d’affaires. Le monde a changé, comme dans la Recherche de Proust, comme dans tant d’œuvres d’il y a un siècle. Les anciens dominés deviennent nos maîtres.

On voit donc là véritablement une sorte de décadence d’une ancienne Russie. Mais ce à quoi on pense : il est erroné de penser que les Russes sont des gens qui seraient comme un seul homme derrière son chef, n’ayant pas cet individualisme que l’on voit en Occident. Non. Dans cette pièce, on voit un attachement fondamental au pays, au paysage, mais surtout une population variée et trop sensible. On voit bien pendant la pièce se profiler, alors qu’elle date des années 1900, les révolutions à venir. Pas forcément la révolution bolchevique de 1917, mais on voit arriver des révoltes, des soulèvements populaires de la part de la paysannerie. C’est absolument évident, ça se voit à différents moments de la pièce.

Et cela nous rappelle que la Russie est l’autre pays de la révolution, du soulèvement, de la désobéissance. La Russie n’est pas ce pays, ni chez les aristocrates ni chez les paysans, qui obéit à un homme seul. La Russie n’est pas un pays d’autocrates, c’est un pays d’artistes exceptionnels qui sont constamment dans la subversion de l’ordre. Vous ne verrez pas chez Tchekhov, ni chez Dostoïevski, ni chez Tolstoï, d’adorateurs de Staline, d’adorateurs de Poutine, d’adorateurs d’une dictateur.

Thierry Mauger, les hommes fleurs et la nostalgie des voyageurs

Alors vous, lecteurs, je ne sais pas quel âge vous avez. Peut-être êtes-vous, comme moi, nés dans les années 1970 ? Si c’est le cas, vous ressentirez peut-être cette étrange familiarité en feuilletant les livres de Thierry Mauger. Il y a quelque chose dans ces ouvrages qui rappelle spontanément les livres de notre enfance, ces objets colorés des années 1980 que l’on trouvait sur les étagères de nos parents.

Chez moi, ces livres voyageaient bien avant moi. Mon père, ramoneur de métier, et ma mère, infirmière, avaient accumulé des ouvrages sur les paysages lointains, des récits d’explorateurs et des photographies exotiques. Notre bibliothèque familiale racontait autant nos origines que nos aspirations : de l’Afrique subsaharienne, où mes parents avaient vécu, à l’Afrique du Nord, où nous avons beaucoup voyagé. On y trouvait des livres aux couleurs criardes, aux typographies datées, mais qui, à leur époque, incarnaient la modernité.

C’est cette esthétique, un peu kitsch aujourd’hui, que je retrouve chez Mauger. Mais derrière ces images, quelque chose m’interpelle, une mécanique culturelle plus profonde. Les récits de voyage, notamment ceux des années 1970-1980, portent souvent en eux une idéologie particulière, celle de la déshistoricisation.

La mélancolie de ce Saoudien par Mauger me rappelle celle des autochtones du Brésil photographiés par Claude Levi-Strauss.

L’éternel présent des récits de voyage

Dans ses livres, Thierry Mauger capte ce qu’il appelle « la nostalgie » pour une vie tribale « authentique ». Cette formule résonne avec un courant dominant dans la littérature de voyage : celui qui présente les peuples comme figés dans un temps immuable, hors de l’Histoire. Roland Barthes dénonçait déjà cette tendance dans Mythologies (1957), en montrant comment les guides touristiques transformaient des cultures en objets intemporels, hors de toute réalité politique ou sociale. Le mouvement « Pour une littérature voyageuse » en est une illustration éclatante.

Thierry Mauger, à sa manière, s’inscrit dans cette tradition. Ses photos des montagnes d’Arabie et de leurs habitants – notamment les fameux « hommes fleurs » – semblent vouloir figer un moment, une esthétique, une culture dans une capsule temporelle. Cette démarche, bien qu’esthétiquement fascinante, pose des questions : quelle est la place de l’histoire, de la modernité, des transformations sociales dans ces images ?

Les hommes fleurs : mode, érotisme et désir

Prenons les hommes fleurs, ces guerriers des montagnes d’Arabie parés de fleurs dans leurs cheveux. Ces images frappent par leur étrangeté et leur modernité inattendue. Ces hommes portent des chemises ajustées, parfois psychédéliques, qui évoquent autant la mode indienne des années 1920-1930 que les vêtements occidentaux des années 1970. Ces détails vestimentaires brouillent les lignes temporelles et culturelles.

Ils incarnent aussi un imaginaire profondément lié au désir. Ces fleurs dans les cheveux, ces corps habillés de motifs colorés, évoquent des pages célèbres de la littérature. Dans L’amant de Lady Chatterley, D.H. Lawrence écrivait que la fleur est à la fois masculine et féminine, symbole de désir et de fusion des genres. Ces hommes fleurs des montagnes d’Arabie, photographiés par Mauger, actualisent cette ambiguïté érotique dans un contexte inattendu.

Les rêves post-hippie des voyageurs

Enfin, comment ne pas voir dans ces hommes fleurs une résonance avec le mouvement hippie des années 1960-1970 ? Ces fleurs dans leurs cheveux me renvoient involontairement à la célèbre chanson de Scott McKenzie : If You’re Going to San Francisco.

If you’re going to San Francisco

Be sure to wear flowers in your hair

«  Si tu vas à San Francisco / N’oublie pas de mettre des fleurs dans les cheveux », etc.

Mais ici, ce n’est pas la Californie qui se dessine, c’est un territoire moins accessible, une terre pluvieuse et pleine de tribus ennemies, les montagnes du Sud de l’Arabie, que les Romains appelaient Arabia Felix, tellement l’agriculture et le commerce y étaient florissants.

Thierry Mauger, comme tant de voyageurs post-hippies (il avait 21 ans en 1968) semble chercher dans ces paysages et ces hommes une matérialisation du rêve d’un autre monde. Un monde plus simple, qu’il juge authentique, où l’esthétique et le mode de vie rejoindraient une harmonie naturelle perdue dans les sociétés modernes.

Une esthétique à déchiffrer

Ce qui me fascine aujourd’hui dans le travail de Thierry Mauger, c’est la manière dont ses images convoquent une multitude de récits. Elles parlent à la fois de la nostalgie d’un monde révolu, de la mode des années 1970, des idéaux hippies, et d’une tension érotique qui traverse les cultures.

Alors oui, on peut critiquer cette vision parfois dépolitisée, ce refus de l’histoire. Mais on peut aussi y voir une invitation : celle de regarder de plus près, de creuser les couches de sens, de comprendre ce que ces images disent, non seulement des hommes fleurs, mais aussi des maisons fleurs et des mosquées fleurs.