Si De Gaulle n’avait pas existé (3) : pas de guerres d’indépendance

La défaite de 1940 face à l’Allemagne nazie est moins grave, moins lourde de conséquences que les guerres d’indépendance que la France a menées en Afrique et en Asie. La preuve : nous nous sommes réconciliés avec l’Allemagne, mais nous ne parvenons pas à nous réconcilier avec nos frères africains.

Il aurait fallu donner l’indépendance à toutes les colonies françaises dès la fin de la deuxième guerre mondiale. Dès la capitulation de l’Allemagne, les gouvernements européens se tournent vers leurs frères d’armes africains et asiatiques et leur disent : « Vous vous êtes bien battus, nous nous sommes égarés dans des guerres qui ne vous concernaient pas, et pourtant vous avez tenu un rôle important dans nos rangs. Dorénavant, nous ne méritons plus de vous gouverner, soyez libres et souverains. Restons amis si vous le voulez, nous vous aiderons si vous en formulez le souhait. Une page est tournée et c’est à vous d’écrire la suivante. »

C’est le péché le plus grave de l’histoire de France : s’être accroché à notre empire colonial coûte que coûte, ne pas avoir compris que le monde avait changé, que le temps de la décolonisation était arrivé. Alors quand les Algériens sortirent leurs drapeaux à Sétif, dès 1945, certains Français pensèrent qu’il fallait écraser les velléités d’indépendance dans l’oeuf, alors qu’il était nécessaire de construire le monde d’après dans une Algérie algérienne et indépendante. Si l’on avait fait cela dès la sortie de la guerre, il n’y aurait eu aucune amertume entre nous, aucune problématique de type Harkis, aucune résistance de type Algérie française, aucun terrorisme. Cela est vrai pour le Vietnam aussi, aucune guerre d’Indochine, pas de Dien Bien Phu, etc.

Qu’est-ce qui nous empêchait de penser de la sorte, à part une limitation bien compréhensible de notre intelligence ? Le fait que les Français se croyaient des vainqueurs de la deuxième guerre mondiale, et qu’ils vivaient sur l’illusion qu’ils étaient souverains. Les gouvernements devaient donc gérer la pression des Français vivant dans les colonies qui exigeaient le retour de l’ordre ancien. Si le général de Gaulle n’avait pas existé, la France aurait regardé en face sa réalité de peuple dominé, dirigé par autrui, et n’aurait pas joué au grand dominateur.

Au contraire, si nous avions mis notre souveraineté entre les mains de l’empereur américain, ce qui fut fait après quelques décennies de déni, les diplomates yankees auraient fait comprendre aux Français des colonies que c’était fini, qu’ils pouvaient rester dans leur maison et sur leurs terres mais que dorénavant ils auraient la double nationalité, française/algérienne, française/indochinoise, etc. et qu’ils n’étaient plus les dirigeants. Les Américains auraient organisé les choses pour que les élites colonisées viennent se former en France et en Amérique, ils auraient fabriqué dès 1945 le néocolonialisme que nous connaissons aujourd’hui. Cela n’aurait pas été brillant à mon avis, mais surtout cela aurait évité les guerres d’indépendance qui ont été une calamité, une catastrophe pour tout le monde.

Si De Gaulle n’avait pas existé (2): fin de la souveraineté

1944, fin de la guerre en France, Paris libérée et un gouvernement est mis en place téléguidé par les États-Unis d’Amérique. Pas de général de Gaulle, donc les poches de résistance ne sont pas unifiées, elles sont elles aussi téléguidées par les Anglo-américains qui font ce qu’il faut pour évacuer les communistes et garder l’URSS aussi éloigné que possible de l’Europe de l’ouest.

La France est vaincue, comme l’Allemagne, et peut songer à se reconstruire économiquement sans se soucier de l’armée. Nous n’aurons pas la bombe atomique, nous ne siègerons pas au Conseil de sécurité, et nous pouvons nous consacrer au sport, au cinéma, à la gastronomie et à l’industrie grâce au plan Marshall.

Dès 1944, les Français savent qu’une page de leur histoire est tournée. Ils ne sont plus la grande nation qu’ils furent. Ils appartiennent à ce qu’on appelle le « monde libre » mais ils ne sont en rien souverains. Ils sont une annexe du bloc de l’ouest et ne cherchent pas à tenir tête au géant d’outre-Atlantique.

Pas de cinquième république, le système politique mis en place par les Alliés est fait pour que le pouvoir soit aussi faible que possible, et décentralisé. La France n’essaie pas de faire croire à quiconque qu’elle est une grande puissance et, à l’ombre de l’OTAN, le pays s’américanise tranquillement. Le pays mâche un chewing gum, la nation se gave de musique rock et de feuilletons télé, la France n’a d’yeux que pour les nouveaux maîtres. C’est ce qui nous est arrivés de toute façon, mais si De Gaulle n’avait pas existé, on aurait pas joué une comédie qui cachait cette réalité pendant plusieurs décennies.

Si De Gaulle n’avait pas existé (1) – Il n’y aurait pas eu de résistance

Et cela ne nous aurait pas manqué. La résistance, je n’ai rien contre, mais à parler franchement la sagesse précaire recommande de ne pas en abuser.

À quoi cela nous a-t-il servi d’avoir une résistance organisée depuis Londres, de 1940 à 1944 ? Cela n’a pesé en rien dans l’issue finale de la guerre qui a été gagnée par les Russes et les Américains, donc ce n’est qu’une question d’honneur et de symbole. Les résistants français ont « sauvé l’honneur ».

Mais ont-ils vraiment sauvé l’honneur de la France ? Aux yeux du monde entier, nous avons collaboré avec l’Allemagne nazie. Les vainqueurs, qui écrivent l’histoire, ne voient en nous qu’un peuple de lâches buveurs de vin. Les rares fois où la France dit non à l’empereur américain, comme ce fut le cas en 2002-2003 concernant l’invasion de l’Irak, la presse anglo-saxonne se déchaîne contre nous, non pas aux airs de : « Ah, ce pays des droits de l’homme qui dit non et se dresse fièrement pour défendre la justice », mais plutôt sur le mode suivant : « Voilà encore ces emmerdeurs qui se prennent pour des résistants et qui iront se coucher comme en 1940 dès qu’on mettra un peu de pression. »

Alors à quoi bon tous ces morts, tous ces martyrs, toute cette martyrologie lyonnaise ? L’auteur qui vous écrit ces quelques lignes est né à Lyon et a fréquenté une université appelée « Jean Moulin ». Soupir. À l’école, le sage précaire a dû apprendre par coeur un poème de Louis Aragon sur un prisonnier qui préfère souffrir mille morts plutôt que de donner un nom sous la torture. Je m’en souviens encore, c’est vous dire si cela m’a traumatisé :

Et si c’était à refaire

Je referais ce chemin

Une voix monte des fers

Et parle des lendemains

La maîtresse d’école, Mme Gallon, essayait de nous inculquer l’esprit de résistance. Bon Dieu, cela me faisait faire des cauchemars et depuis j’ai peur quand je vais dormir. Quand j’étais petit, je n’avais pas peur du loup, pas peur du noir, pas peur des cambrioleurs : j’avais peur de la guerre et de la torture de Klaus Barbie. Dans mon pauvre lit, je me promettais de ne jamais résister, de trahir père et mère pour qu’on ne me torture pas. Merci Louis Aragon, merci Mme Gallon, merci Klaus Barbie et merci De Gaulle.

Si De Gaulle n’avait pas existé, peut-être aurais-je été un enfant moins perturbé et un adulte moins névrosé.

Enfin, et ce n’est pas le moindre, l’absence de De Gaulle nous aurait débarrassé de l’idéal repoussant et cosmétique de la « résistance ». Chez nous, il suffit que quelques dizaines d’individus se regroupent pour les entendre vociférer : « Résistance ! » Et cela peut concerner n’importe quoi : le soutien à un homme politique, le rejet d’un projet de loi, le ras-le-bol vis-à-vis des mesures d’hygiène en temps d’épidémie.

Je ne connais pas de réflexe idéologique plus éculé, plus frelaté que cet esprit de résistance ; et il est si prégnant dans notre culture ambiante que même les vrais héros de la France libre se laissent piéger. Stephane Hessel s’est mis à encourager la jeunesse à s’indigner. Comme si les jeunes n’étaient pas naturellement des êtres bouffis d’indignation.

Moi, gamin, j’étais un professionnel de la résistance. Je résistais à tout ce qui pouvait me faire suer, et cela n’a pas fait de moi une personne meilleure. Sans De Gaulle, qui sait, j’aurais peut-être travaillé à l’école, j’aurais fait du solfège pour être un vrai musicien, j’aurais appris des langues étrangères, j’aurais musclé ce corps pour le rendre athlétique, et j’aurais eu une vision de l’histoire un peu moins biaisée.