Ahmed Abodehman, l’auteur de La Ceinture, vient de mourir juste avant de me rencontrer

Photo de Thierry Mauger sur la couverture de La Ceinture

Un grand poète arabe et francophone vient de s’éteindre, qu’il repose en paix.

Je venais de lire pour la deuxième fois son fameux roman La Ceinture, écrit en français et publié chez Gallimard en 2000. J’aimais tellement ce livre que j’ai formé un petit groupe de lecture avec deux amis Saoudiens. Le but de notre club était initialement de comparer les versions de La Ceinture. Majed l’avait lu en arabe il y a vingt ans et le relisait pour le bien de nos réunions. Mariam, qui avoue être plus à l’aise en anglais qu’en arabe, avait acheté une version anglaise du roman en question, The Belt.

J’avais initié ce petit groupe car je trouvais la prose de ce poète saoudien très osée. Sur des questions tabous, concernant le sexe, les rapports filiaux, les sentiments contrariés à l’intérieur des familles, il se permettait des phrases et des scènes que j’imaginais impossibles à écrire dans sa langue maternelle. Il avait peut-être choisi le français pour se cacher de sa propre famille, tout en s’offrant le prestige d’une langue reconnue dans le monde culturel.

J’étais curieux de savoir ce qu’il en était dans la traduction arabe qu’Ahmed Abodehman avait lui-même effectuée.

L’histoire du roman est la vie d’un enfant qui devient un homme dans les montagnes du sud-ouest de l’Arabie saoudite. L’enfant est très marqué par un personnage qui s’appelle Hizam, un vieux monsieur très autoritaire qui tient à ce qu’on respecte les traditions et qui regarde de travers toutes les innovations et tout ce qui vient de l’étranger. Or l’Arabie doit s’ouvrir aux étrangers car avec le pétrole, le pays devient riche trop rapidement et n’a pas le temps de former des professeurs, des médecins, des soignants et des ingénieurs ou des techniciens. Il en a besoin tout de suite, alors on fait appel à des instituteurs égyptiens, des infirmières pakistanaises, des banquiers libanais. Et le vieil Hizam voit ces étrangers qui ne portent pas de barbe avec effroi. Ces visages d’hommes rasés de frais sont pour lui la figure du diable, et leur façon de parler arabe lui paraît monstrueux.

La scène la plus drôle arrive quand Hizam s’aventure dans « la ville », probablement Abha dans la province d’Assir. Il découvre ce qu’est un hôpital, et il est terrifié par ces femmes qui portent des pantalons blancs, qui donnent des instructions dans une langue inconnue , et qui se permettent même de parler aux hommes, voire de les toucher. Pour se moquer de lui, le narrateur s’adresse à Hizam : Cette femme est Pakistanaise, elle est musulmane comme nous, son père porte une barbe plus fournie que la tienne. Elle te trouve très beau, tu sais, et elle nous a demandé si vous pourriez vous marier ensemble. À ces mots, Hizam est scandalisé et effrayé. Il part en courant et sort de l’hôpital pour se perdre dans un terrain vague.

Grâce à mes amis saoudiens, j’ai compris que Hizam signifie ceinture en arabe. Et la ceinture est un accessoire plus important chez les Arabes du Golfe qu’en Europe. Pour nous, la ceinture est un objet sec qui sert à tenir son pantalon. Chez les Arabes, c’est un attribut qui renvoie au port d’un poignard, d’une arme, et du passage à l’âge adulte. Une expression arabe ajoute encore à la sémantique : tu es ma ceinture. Cela signifie, tu es mon copain, je peux compter sur toi. On est des frères.

Le personnage du roman, en définitive, de par son nom qui signifie ceinture, est un personnage symbolique. Il est une figure allégorique qui accompagne le jeune poète du monde de l’enfance vers l’âge adulte.

Majed, Mariam et moi voulions rencontrer Ahmed Abodehman, pour lui dire notre admiration, et éventuellement pour lui proposer de participer à un projet culturel, en Europe ou en Arabie. Nous avons récemment réussi à retrouver sa trace, et il nous a demandé de le contacter à un certain numéro. Trop tard.

Je publie un essai sur un musicien juif tandis qu’Israel commet l’irréparable

Je suis heureux d’annoncer la publication de mon article consacré à Léo Sirota dans l’ouvrage collectif L’Asie ou la mort (Éditions Hermann), sous la direction de Gérard Siary et Philippe Wellnitz.

Lire aussi : Fuir les Nazis en Asie

La Précarité du sage, 22 octobre 2021

Ce livre rassemble des recherches sur l’exil de nombreux juifs en Asie, qui, au XXe siècle, ont fui les persécutions en Europe. Mon texte s’intéresse au parcours de ce grand pianiste juif d’origine ukrainienne, contemporain d’Arthur Rubinstein, qui choisit de vivre au Japon. Entre Sirota et le Japon, il y eut une véritable histoire d’amour : celle d’un artiste cosmopolite incarnant la meilleure tradition européenne, et d’un pays en marche vers la modernité.

Lire aussi : Le Pianiste juif et le Japon

La Précarité du sage, 29 août 2021

Au-delà de la musique, le destin de Sirota nous rappelle combien les artistes exilés ont façonné des ponts culturels inattendus. Son parcours, de Kiev à Vienne, Paris, Berlin, Tokyo puis les États-Unis, illustre une culture européenne ouverte sur le monde, généreuse et créatrice, loin des enfermements identitaires et des essentialisations qui sont en train de s’imposer aujourd’hui dans le débat public.

Dans le contexte tragique que nous traversons aujourd’hui – guerres, génocide, persécutions, manipulations idéologiques – il me semblait important de rappeler que les juifs ne sont pas les Israéliens, qu’ils sont porteurs d’une culture flamboyante et qu’ils doivent être protégés de ceux mêmes (les sionistes fanatiques qui ont table ouverte dans nos médias) qui les amalgament au projet mortifère du grand Israël.

C’est maintenant, quand les Israéliens commettent l’irréparable, qu’il faut célébrer les artistes juifs exceptionnels qui, du fond de leur fragilité constitutives, ont su résister par la musique et la pensée.

Je profite de cette publication pour rappeler que les juifs, les Arabes, les Ukrainiens, et tant d’autres, ne sont pas d’abord des étiquettes communautaires, mais des êtres humains porteurs d’une histoire universelle.

Je dédie ce travail à tous ceux qui croient encore à une culture européenne ouverte aux échanges et à la diversité, capable de résister aux discours de haine et de racisme.

Le jour où la libraire a encore refusé mon livre

Je venais de publier Birkat al Mouz et la dame de L’Harmattan chargée de la diffusion et des relations avec la presse, me proposa de faire de la publicité dans les librairies de mon choix.

Bonne idée, il valait mieux que l’information vienne de l’éditeur plutôt que de l’auteur. J’avais remarqué que lorsque vous faite votre propre communication, en tant qu’auteur, on vous prenait systématiquement pour un charlot.

La chargée de presse regarde sur son ordinateur. Elle me parle au téléphone et me dit : « Attendez je regarde sur mon ordinateur. » Elle me donne des noms de librairies avec lesquels L’Harmattan a l’habitude de travailler, et qui se situent dans mes lieux de vie habituels en France. Nous nous entendons, elle enverra le dossier de presse, la présentation du livre, à tels et tels commerçants, en indiquant que l’auteur est un homme du cru. De mon côté, je m’engage à faire le service après-vente, pour ainsi dire, en allant parler directement aux commerçants.

Je me déplace donc dans la librairie du Pouzadou pour me présenter.

Cette librairie, j’en ai déjà parlé sur ce blog. Dans un billet écrit il y a dix ans, je racontais comment le libraire de l’époque avait refusé de prendre mon Voyage au pays des Travellers, au prétexte que « les gens d’ici ne peuvent pas s’intéresser à l’Irlande ».

Aujourd’hui, début 2022, la scène se répète. Le propriétaire a changé, c’est une jeune femme qui remplace l’employé bougon des années 2010. Moi, j’ai vieilli, mais je suis devenu un meilleur écrivain, en sus d’être devenu propriétaire d’un logement en bordure du Parc des Châtaigniers. La dame me souhaite la bienvenue en terre cévenole mais ne se souvient pas d’avoir reçu d’information sur mon livre. Elle vérifie sur son ordinateur et elle fait une sorte de moue.

Ah oui, c’est chez L’Harmattan, dit-elle.

Je ne sais plus ce qu’elle a dit exactement car j’étais K.O. debout. Elle n’a pas voulu de mon livre.

Comme en 2012, j’étais invité par la médiathèque à faire une soirée de présentation de mon livre. Comme en 2012, je proposai à la librairie de la ville de venir s’occuper de la vente ce soir-là. En 2022 comme en 2012, la libraire du Vigan a décliné cette offre. Chacune de mes soirée, pourtant, jouit d’un succès public, la médiathèque est pleine de monde et je vends des dizaines d’exemplaires. Apparemment, cela n’est pas assez bien pour la librairie du Pouzadou.

Comme je suis beau joueur, je continue d’y passer de temps en temps et il m’arrive même d’y acheter des livres.