Migration et honte

Je n’ose pas parler des aventures de mon ami H. car son voyage est illégal, clandestin et nous met dans l’embarras. Après avoir traversé la méditerranée et avoir trouvé refuge en Italie, il envoyait des signaux contradictoires, prétendait avoir des amis qui l’aideraient.

Il a fini par venir chez nous car, probablement, ses amis n’existaient pas vraiment. Lui aussi avait honte d’être chez nous car nous avons essayé en vain de le dissuader d’émigrer. Quand il était à bout il disait « mais j’ai pleins d’amis en Europe, qu’est-ce que vous m’embêtez ! Je n’ai pas besoin de vous et pas besoin de vos conseils condescendants. Si je veux risquer ma vie pour aller voyager en Europe, vous ne pouvez rien faire contre cela ! » Honte à moi, qui n’ai jamais eu de frontière close devant moi, et dont les voyages n’ont jamais été qualifiés d’émigration, alors qu’ils l’étaient au même titre que ceux d’H.

Au final, depuis août 2023, date de sa traversée héroïque, ses « amis » semblaient avoir fondu au soleil.

Je n’en ai pas parlé sur ce blog car nous ne pouvons pas nous permettre d’être dans l’illégalité. Nous l’avons hébergé avec son compagnon de route, mais n’avons pas pu lui offrir l’hospitalité que nous voulions : nous sommes surveillés. Les voisins s’espionnent, les retraités nous dénoncent, les policiers viennent jusqu’à notre appartement pour effectuer des contrôles de routine. Nul doute que des gens se sont questionnés sur ces deux jeunes maghrébins qui faisaient des aller-retour dans notre immeuble.

H. devait absolument trouver un autre refuge et cela nous fait vivre dans un sentiment de honte. Il est alors parti dans une ville allemande où un centre de réfugiés l’a accepté. Nous sommes allés lui rendre visite dans cette ville. Il fallait lui apporter ses affaires parce que le voyage clandestin oblige à se déssaisir des sacs volumineux. Les sans papiers doivent avoir l’air d’habitants lambda qui se rendent au travail.

H. et moi avons passé la journée ensemble, tous les deux accompagnés par son compagnon de route et mon épouse. Nous leur avons offert le restaurant et des glaces, toujours un peu honteux de ne pas pouvoir faire plus. Et en même temps gênés du fait que nous ne pouvons et ne voulons pas approuver l’émigration illégale.

Ce serait plus facile de tenir un discours moral du type « ouvrez les frontières, laissez-les passer », mais nous ne serions pas honnêtes avec nous-mêmes si nous le tenions. Du coup nous ne savons pas que penser.

Sommes-nous dans le cas de figure d’Houria Bouteldja, qui exprime ainsi son inconfort moral ?

Mais une part de nous s’est embourgeoisée et défend ses petits privilèges d’indigènes aristocrates contre ces pouilleux de « blédards » qui forcent les portes de l’Europe et qui nous font honte.

Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, p. 118.

Non, nous n’employons ni ce vocabulaire ni cette voie de mauvaise conscience. Nous sommes seulement dans une impasse de la pensée et de la raison pratique.

Mes amis migrants

Mon ami H. se trouve donc sur le sol européen depuis fin août et nous ne savons toujours pas ce qu’il compte faire. Il est vraisemblable que lui-même ne le sache pas.

Il a voulu venir chez nous mais la police aux frontières le repérait et le renvoyait en Italie. Il ne se sépare pas de son camarade d’émigration, ils sont donc toujours deux. Cela est préférable quand ils doivent dormir dans les gares et leurs abords. Ils y rencontrent d’autres migrants plus ou moins illégaux.

Un soir d’octobre, il est finalement apparu dans notre ville de Bavière. Amaigri et blessé, il avait besoin de repos et de reprendre des forces.

Après quelques jours chez nous, il s’est rendu avec un Tunisien clandestin qui se trouvait à Munich depuis un an, dans un centre d’accueil de réfugiés. Il semblerait qu’à cette minute il ait un lit dans une chambre ou un dortoir.

Je me demande vraiment ce que H. espère devenir ici. Je me projette en lui car moi aussi à son âge je me baladais sur la planète. Je ne peux m’empêcher de considérer H. comme un voyageur plutôt qu’un réfugié ou un exilé. Un Tunisien, un Algérien ou un Marocain, aujourd’hui, ne fuit ni la guerre ni la misère. Il fuit la frustration générée en Afrique par les réseaux, par la famille et par les touristes. Il vit sa jeunesse en prenant des risques et tente sa chance au pays des opportunités sans savoir ce que la vie lui apportera.

H. a retrouvé le sourire en ratant sa traversée

Le dernier jour de notre séjour à la ferme de Ftiss, une bonne nouvelle m’est apportée par le destin : H. arrive avec la voiture d’un de ses amis pour nous saluer avant notre départ.

Il n’a finalement pas réussi à traverser la Méditerranée comme il menaçait de le faire et il nous est revenu sain et sauf.

Son récit d’émigration ressemble à un récit d’évasion. Il allait tous les jours avec son acolyte sur la plage et il s’entraînait à faire avancer une embarcation de fortune, quelque chose qui tient à la fois du kayak et du canot. Il avait étudié la météo et la nuit où ils sont partis, ils étaient certains que ce serait une mer d’huile. Ils ont ramé plusieurs heures espérant atteindre une île italienne. Il ne s’agit pas de Lampedusa, mais une de ces territoires italiens plus proches de la Tunisie que tout autre pays.

L’armée les a interceptés en langue arabe, alors qu’ils étaient épuisés mais confiants dans leur possibilité d’atteindre le territoire italien. Selon le témoignage de H., Il ne leur restait plus que 14 kilomètres avant de toucher au but, mais ils n’ont opposé aucune résistance aux forces de l’ordre. De retour en Tunisie, ils ont échappé à la prison pour des raisons que je trouve tellement peu crédibles que je préfère les garder sous silence.

En effet, mon ami est physiquement assez amoché. Le soleil l’a brûlé et ses genoux ont souffert. En revanche, il est souriant et semble avoir perdu cette morosité qui le rongeait depuis plusieurs années. Cela nous brisait le cœur de voir ce jeune homme jadis si joyeux devenir taciturne et dépressif devant les échecs professionnels répétés. Il a eu le sentiment de frôler la mort, puis la prison, du coup sa joie de vivre est reparue au beau fixe.

Espérons qu’H. trouve le bonheur durable ici et qu’il ne tente pas de nouveau le diable.

Discours croisés sur les migrations : deux voies sans issue

L’histoire poignante de mon ami H. qui prend des risques pour mettre le pied en Europe remue tant d’idées et de souvenirs en moi. Les mots et les idées s’entrechoquent.

Deux discours sur la migration se font face et sont également sans avenir et sans issue. En Europe, le discours dominant est celui de l’anti-immigrationnisme qui prétend que l’immigration est la cause de nos problèmes. En France, l’extrême-droite pense et dit cela depuis 50 ans, rejointe par les partis de droite et du centre depuis leur défaite de 1988, rejointe enfin par la gauche anti-sociale dite gouvernementale, qui se vautre depuis 2001 dans un racisme renommé élégamment laïcité.

En face, c’est une position inverse qui s’impose. En Afrique, le discours omniprésent est celui de la réussite par l’émigration. Aider quelqu’un revient bien souvent à lui trouver un « contrat » ou un visa dans un pays du Golfe persique, d’Amérique ou d’Europe. Les conseils fusent du genre : apprends telle langue, forme-toi à tel métier, cela te donnera plus d’opportunité pour partir dans tel pays. C’est un véritable crève-coeur de voir tant de gens de grande qualité avoir intégré l’idée que la réussite se trouverait forcément ailleurs.

Des millions de personnes dans le grand sud sont parkés dans des centres, des prisons, des camps, aux portes des espaces européens, américains ou asiatiques perçus comme des Eldorado d’opportunités. On entend des chansons et on voit des pancartes de gens qui clament : « Laissez-nous passer », « we need to pass ».

Où la sagesse précaire se situe-t-elle dans cet embrouillamini ? Doit-elle militer pour un accueil inconditionnel de tous ceux qui le veulent ? En quoi cela serait-il humaniste et rationnel ?

Le sage précaire est gêné. Il aimerait voir les voyageurs libres de traverser les frontières mais il comprend les frayeurs et les inquiétudes des braves gens devant l’immigration. Cette inquiétude est la même partout, elle est par exemple présente en Tunisie cet été en présence de tous les subsahariens qui apparaissent dans les villes côtières.

Ce qui est insoutenable dans tout discours, c’est de réduire les Africains à une catégorie d’être humain, celui qui cherche à s’en sortir. Il faut aussi donner voix à tous ceux qui veulent juste voir du pays, sans nécessairement fuir la misère, comme le sage précaire lui-même le faisait.

Migrations

Depuis des mois, j’entends des nouvelles alarmantes de mon ami H. qui menace de prendre tous les risques et d’émigrer coûte que coûte. Il n’en peut plus de sa vie, il ne voit aucune autre issue que le départ et la clandestinité en Europe.

Nous faisons ce que nous pouvons pour le convaincre de ne pas faire de bêtises. Apparemment nous ne faisons pas tout ce que nous pouvons, ou en tout cas ce qu’il faudrait faire. Nous sommes impuissants à le raisonner. Il m’a dit la mort dans l’âme que lorsque je serai en Tunisie il serait déjà parti et qu’il serait soit en Italie, soit en pleine mer, soit mort, soit porté disparu.

C’est affolant et pourtant on ne peut pas se permettre de s’affoler. Ce qui est certain c’est qu’on ne peut pas profiter la conscience tranquille de la Tunisie, ni parler avec détachement de la culture locale. Heureusement pour nous, notre voiture est un modeste véhicule utilitaire d’une marque française, donc aux yeux même des Tunisiens, une caisse de pauvre. Avec nos vêtements sans marque, notre voiture de blaireau, nos livres en papier en lieu et place de tablettes et téléphones high tech, nos préférences pour la ferme de Ftiss plutôt que pour des logements climatisés de la côte, nous faisons plutôt pitié qu’envie.

J’espère en tout cas que nous ne participons pas trop aux jeux délétères que je vois à l’œuvre où chacun cherche à se faire passer soit pour nécessiteux soit comme roi du pétrole. De mon côté, je ne parle jamais d’argent et cela m’est aisé car je laisse Hajer s’occuper de ce délicat et encombrant sujet.

Toujours est-il que les Tunisiens sont constamment exposés à des compatriotes venant d’Europe, les poches pleines d’argent et les mains pleines de biens de consommation. Cela crée une frustration invivable. Les candidats au départ sont de plus en plus nombreux et de plus en plus désespérés. Ils sont littéralement prêts à mourir car plus les années passent plus leur situation se dégrade.

Cela résonne avec les histoires horribles, relayées par les réseaux sociaux, de clandestins subsahariens renvoyés dans le désert entre Lybie et Tunisie. On a retrouvé des femmes et des enfants morts de soif. La police les avaient reconduits à la frontière lybienne.

Les Tunisiens sont en effet affolés de voir tous ces Africains dans leurs villes. D’où viennent-ils, se demandent-ils ? Ils pensent notamment que c’est le gouvernement algérien qui les laisse passer voire les escorte jusqu’à la frontière tunisienne et leur dit débrouillez-vous.

On n’a plus de nouvelle de mon ami H.

Sylvain Tesson, prince de la « queue charbonneuse »

Photo libre de droit générée quand j’ai saisi les mots « Queue charbonneuse »

On ne se lasse pas des citations de ce prince des voyageurs, grand écrivain encensé par tous nos journaux et nos chaînes de télévision. Quand Sylvain Tesson écrivit S’abandonner à vivre, recueil de nouvelles paru en 2014, des critiques le louèrent avec clairvoyance. Florilège.

Réaliste, cynique, spirituel, clairvoyant. En deux mots : brillant et réjouissant. 

Rabanne

Je retiens de ce recueil une ode à la fraternité.

Bernie_29

On sent chez l’auteur (…) une volonté de pointer et dénoncer les inégalités de toutes sortes. 

Unhomosapiens

Dans S’abandonner à vivre, on peut relever des perles qu’il serait dommage de passer sous silence car elles démontrent l’humanisme et la finesse d’observation de Sylvain Tesson.

Sur le même sujet : Ermite limite, Sylvain Tesson nous raconte ses vacances au lac Baïkal

La Précarité du sage, 2013

Dans la nouvelle L’exil, il raconte la migration d’un Africain qui tente sa chance à Paris. Le narrateur souligne courageusement que le pauvre réfugié est aidé par des bénévoles qui ne sont pas toujours motivés par les meilleures intentions :

«  L’association Droit au mouvement lui proposa gratuitement des leçons de français. On lui détailla les subtilités du système juridique où toutes les lois pouvaient se contourner. »

L’exil

Tesson est une conscience qui nous ouvre les yeux sur une réalité que, sans lui, nous serions incapables de percevoir. Il y aurait donc des associations qui, sous couvert d’aide humanitaire, grugent et contournent les lois ? Quelle puissance la littérature peut avoir, parfois.

L’écrivain réactionnaire ne s’arrête pas en si bon chemin. Il nous fait pénétrer à l’intérieur de ces associations malfaisantes qui prétendent aider les plus pauvres d’entre nous. Avec lucidité et sans concession, il n’hésite pas à tracer le portrait de femmes machiavéliques qui ont le mauvais goût de n’être ni riches, ni belles, ni jeunes, et de vouloir quand même aider leur prochain. Avec un talent rare et une prose précieuse, Tesson décrit le malaise que ressent le migrant vis-à-vis de ces bonnes Samaritaines islamo-gauchistes :

Des femmes blanches entre deux âges, légèrement bedonnantes, portant des lunettes rouges et des cheveux courts, parfois teints, l’aidaient du mieux qu’elles le pouvaient. Il ne les aimait pas beaucoup, elles se parlaient très sèchement mais se montraient extrêmement prévenantes avec lui. Elles tiraient fierté de l’aide qu’elles lui apportaient. Elles l’écoeuraient vaguement mais il n’osait rien dire.

L’exil

Quelle audace. Qu’il faut de courage pour faire preuve d’un esprit aussi incorrect politiquement. Une belle « ode à la fraternité » en effet, pour reprendre le commentaire cité en haut de cette page.

Sur le même sujet : La philosophie dans la littérature de voyage : Sylvain Tesson, Antonin Potoski et Bruce Bégout

G. Thouroude, dans Voyager en philosophe, dir. Liouba Bischoff, Kimé, 2021.

Tesson ne manque pas de courage, c’est même un homme téméraire qui affronte les affres de l’humanitaire. Pas du tout inspiré par des conversations de Café du commerce, le moraliste voyageur sonde la nature humaine pour débusquer les désirs cachés, les mobiles inconscients des personnages :

Lors des réunions elles balançaient entre l’affection maternelle à l’égard de ces jeunes exilés et le désir de se faire fouiller sur le coin de la table par l’une de ces queues charbonneuses.

L’exil

On dirait du Houellebecq.