Une soirée à la Comédie-Française : Tchekhov, la Russie et la mémoire

Je suis allé à la Comédie-Française pour voir La Cerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène par Clément Hervieu-Léger.

Tchekhov, c’est mon dramaturge préféré, si je puis dire. Je le connais depuis l’adolescence. Je le lisais avidement quand je faisais moi-même du théâtre en amateur. C’est ce qui se fait, pour moi, de plus beau. C’est la perfection du théâtre.

Donc, j’étais content de voir, de passage à Paris, La Cerisaie, une pièce que je connaissais moins bien que d’autres. Je suis beaucoup plus connaisseur de La Mouette, Les Trois Sœurs, ou Platonov. Mais alors ici, quelle claque ! Surtout de voir cette pièce qui parle peut-être plus de la Russie que les autres. En tout cas, on ne peut pas regarder cette pièce en 2025 sans songer à la Russie d’aujourd’hui. Et à toutes les idées reçues qu’on entend sur la Russie, sur Poutine, sur son rapport au peuple, sur le peuple russe, et toutes ces choses de la même farine.

Je rappelle en deux mots : la Cerisaie, c’est un grand domaine extrêmement onéreux, avec énormément de cerisiers. Les propriétaires, eux, sont des aristocrates un peu décadents, très cultivés, internationalisés, plutôt généreux, mais qui gèrent mal leur argent, qui sont au bord de la faillite, et qui doivent vendre cette cerisaie. Un ami de la famille, un ancien paysan devenu homme d’affaires richissime, leur dit qu’il faut couper les cerisiers, puisqu’ils ne donnent pas beaucoup de cerises, une fois tous les deux ans. Il faut les couper et exploiter le domaine en faisant des lotissements avec des datchas qui accueilleront des estivants. Avec ça, vous pouvez transformer ce domaine onéreux en quelque chose qui rapporte beaucoup d’argent. Avec le temps, les estivants vont se transformer en cultivateurs, et vont vouloir acheter les datchas, ce qui va multiplier votre fortune.

Les aristocrates, eux, considèrent avec mépris cette proposition, qu’ils jugent trop matérialiste. Eux, ce sont des artistes, des gens qui appartiennent à un autre temps, un temps où la richesse matérielle venait comme par enchantement. Pour eux, cette recherche mercantile, transformer cette beauté naturelle agricole, ces arbres en fleurs, en un lieu producteur d’argent, est quelque chose d’affreusement mesquin. Ils finiront évidemment par vendre. Et qui sera l’acheteur au final ? Justement cet ami anciennement paysan devenu homme d’affaires. Le monde a changé, comme dans la Recherche de Proust, comme dans tant d’œuvres d’il y a un siècle. Les anciens dominés deviennent nos maîtres.

On voit donc là véritablement une sorte de décadence d’une ancienne Russie. Mais ce à quoi on pense : il est erroné de penser que les Russes sont des gens qui seraient comme un seul homme derrière son chef, n’ayant pas cet individualisme que l’on voit en Occident. Non. Dans cette pièce, on voit un attachement fondamental au pays, au paysage, mais surtout une population variée et trop sensible. On voit bien pendant la pièce se profiler, alors qu’elle date des années 1900, les révolutions à venir. Pas forcément la révolution bolchevique de 1917, mais on voit arriver des révoltes, des soulèvements populaires de la part de la paysannerie. C’est absolument évident, ça se voit à différents moments de la pièce.

Et cela nous rappelle que la Russie est l’autre pays de la révolution, du soulèvement, de la désobéissance. La Russie n’est pas ce pays, ni chez les aristocrates ni chez les paysans, qui obéit à un homme seul. La Russie n’est pas un pays d’autocrates, c’est un pays d’artistes exceptionnels qui sont constamment dans la subversion de l’ordre. Vous ne verrez pas chez Tchekhov, ni chez Dostoïevski, ni chez Tolstoï, d’adorateurs de Staline, d’adorateurs de Poutine, d’adorateurs d’une dictateur.

Qui est victorieux en Ukraine finalement ?

La guerre en Ukraine semble tirer à sa fin, si l’on en croit les commentaires. Trois ans que je ne sais que penser de cette guerre. Trois ans que je n’arrive pas à me faire une opinion claire. À chaque argument entendu, je me laisse convaincre. Je vacille, j’acquiesce, puis le doute revient.

Lire aussi : Guerre en Ukraine 2023, le doute face aux éternels récidivistes

La Précarité du sage, 2023

D’un côté, il est indéniable que cette guerre a pesé lourd sur l’Europe. Si Poutine avait envahi l’Ukraine sans résistance, l’économie européenne aurait moins souffert, c’est une évidence. Mais le simple fait de poser cette hypothèse – et d’en mesurer les conséquences économiques – ne suffit pas à légitimer cette guerre injuste. D’un autre côté, cette guerre a offert au peuple ukrainien une identité renouvelée, une fierté nationale qui pourrait bien être le ferment d’un futur inattendu. Une nation se construit souvent dans la douleur et l’avenir nous dira ce qu’il sortira de ce nouveau peuple.

Certains, encore aujourd’hui, soutiennent que l’Ukraine n’existe pas en tant que nation distincte, que son destin est de se fondre dans la Russie. Je ne peux pas souscrire à cette idée. Il me semble que l’Ukraine a sa propre histoire, sa propre trajectoire, perceptible au moins depuis le XIXe siècle. Mais l’histoire a souvent montré qu’une nation ne se résume pas à son identité culturelle. Il y a aussi la géographie, les rapports de force, la puissance du voisin. Quand on vit à côté d’un empire, il est difficile d’ignorer ses ordres.

Lire sur ce sujet : Rendez-vous à Kiev. Un roman de Philippe Videlier pour ancrer l’Ukraine dans une culture nationale propre.

La Précarité du sage, septembre 2023

Alors, qui a perdu cette guerre ? Et surtout, qui l’a gagnée ? L’Ukraine a perdu des milliers d’hommes, des villes entières, une partie de son avenir. Mais a-t-elle perdu la guerre ? Rien n’est moins sûr. L’Europe, elle, a perdu en stabilité économique et en illusion d’indépendance énergétique. Mais les États-Unis, eux, ont joué une partition bien différente.

Je ne crois pas en une « communauté d’intérêts » occidentale. Je n’emploie guère le mot d’Occident et ne donne pas cher d’expressions telles que « la défaite de l’occident ». L’Europe et les États-Unis n’ont pas vécu cette guerre de la même manière. Pour les Européens, ce conflit a été une saignée. Pour les Américains, il a été un investissement. Ils ont armé l’Ukraine avec du matériel souvent vieillissant, usé, tout en maintenant leur propre stock d’armes stratégiques. Ils ont dépensé des milliards, mais dans un système où la création monétaire est une arme plus redoutable que n’importe quel char. Et surtout, ils ont vendu leur gaz, leur pétrole, leurs armes aux Européens contraints de se détourner de la Russie. Pour les USA, ces trois dernières années furent glorieuses grâce à la présidence de Biden.

Car surtout, le coup de maître des Américains est visible sous nos yeux : ils ont su envoyer la Russie s’embourber dans un pays qu’elle croyait acquis, sans perdre aucun soldat yankee, en jouant admirablement des proxy que sont les soldats ukrainiens et les économies européennes. Aujourd’hui ils peuvent se retirer d’Ukraine sans avoir souffert et en laissant l’Eurasie panser ses plaies.

La Russie, elle, a-t-elle gagné quelque chose ? Après trois ans de guerre, l’armée russe est épuisée, ses pertes humaines sont colossales, son économie sous perfusion chinoise. Ils ont même fait appel à des forces de Corée du Nord… Poutine voulait une guerre éclair, il a obtenu un bourbier.

Aujourd’hui, l’image de Vladimir Poutine est profondément ternie. À cause de cette guerre en Ukraine, voici le portrait de lui-même qu’il nous laisse. Autocrate, sanguinaire, exprimant son amour de la Russie en massacrant les Russes. En 25 ans de pouvoir, il aura été l’homme qui a envoyé le plus de Russes à la mort. Que reste-t-il de la Russie de Dostoïevski, de Tolstoï, de Tchékhov ? Un régime qui enferme ses opposants, assassine ses contestataires, terrorise ses mères en envoyant leurs fils au front. Il n’y aura pas de grand artiste pour faire de lui un « résistant à l’empire de l’Occident » comme disent ses actuels thuriféraires. Il n’y aura pas de nouveau Chostakovitch pour faire de lui un nouveau Staline battant l’armée nazi. Il n’y aura surtout aucun Tolstoï pour faire de Poutine un Koutouzov génial, capable dans Guerre et Paix de battre la grande armée de Napoléon grâce un amour profond et métaphysique de la patrie. Poutine n’aura aucun grand artiste pour chanter sa légende car il les a tous tués, les grands artistes, ou les a fait fuir hors de Russie.

Je ne sais pas qui a gagné cette guerre, car les Etats-Unis, s’ils en sont les principaux bénéficiaires, n’en seront pas les vainqueurs stricto sensu. Mais je sais qui l’a perdue : les autocrates qui se font passer pour des hommes forts. Eux sont en train de tout perdre malgré les apparences. Le triomphe actuel des néo-fascistes concernant l’Ukraine ressemble à une victoire à la Pyrrhus.

Guerre en Ukraine 2023 : le doute contre ceux qui récidivent éternellement

La guerre en Ukraine continue de faire rage et le sage précaire ne sait toujours pas qu’en penser.

« Poutine a déjà perdu la guerre, déclare Jonathan Littell dans Le Monde, mais on ne fait pas ce qui est nécessaire pour l’obliger à l’accepter. »

Le sage précaire est convaincu par le dernier qui a parlé. Il est pour la paix, c’est entendu, mais cela ne veut rien dire en temps de guerre.

Dans les médias, on entend tout et son contraire. Je suis également agacé par deux types de commentateurs : ceux qui disent que la Russie va très bien, qu’elle maîtrise la situation, que son économie est florissante grâce à cette guerre, me semblent de simples propagandistes.

À l’inverse ceux qui, comme Jonathan Littell, BHL, Romain Goupil et tous les néoconservateurs, disent que la victoire sur l’armée russe n’est qu’une affaire de volonté occidentale sont horripilants de naïveté et d’irresponsabilité. BHL déclare dans le long entretien que France Culture lui consacre : « Je suis fier de ce que la France a fait en Lybie. Moi ce qui me fait honte c’est la situation syrienne. L’ingérence démocratique en Lybie a fait plus de bien que la non-ingérence en Syrie. »

Tout ce groupe d’intellectuels bellicistes laisse pantois. Il suffit de faire la guerre, à les entendre, ce n’est quand même pas compliqué.

Le sage précaire observe ces imbéciles et les écoute attentivement. Voilà ce qu’il faut faire quand on est précaire : se mettre soi-même dans le camp du bien et affirmer crânement, contre toute apparence, au mépris de toutes les leçons de l’histoire, qu’au nom du bien on peut se livrer à toutes les sauvageries.

Mais alors le sage ne serait plus précaire. Il serait sûr de son fait, sûr de son droit, ce qui lui ferait perdre son statut faillible d’homme faible aux pieds d’argile.

Que dire de la guerre ? Jonathan Littell le sait, mais peut-en encore lire Jonathan Littell ?

Je me demande comment font les gens pour avoir des opinions aussi fermes sur la Russie et l’Ukraine, sur Poutine et sur Biden, sur la guerre et sur l’importance d’une victoire de tel ou tel. Les belles âmes, surtout, semblent tellement sûres d’elles-mêmes, c’en est effrayant. Les gens comme Jonathan Littell, par exemple, sont tellement clairs avec eux-mêmes et avec le monde, qu’ils n’hésitent pas à réclamer notre entrée en guerre pour écraser l’armée russe.

Prix Goncourt 2006, J. Littell est une belle âme professionnelle et un mauvais écrivain de langue française soutenu par une gauche ralliée au néo-conservatisme. Il parle comme BHL, on peine à voir une différence entre eux, et il publie des tribunes dans la presse dont voici quelques extraits. Tout y est : la paix nous rend faible, Poutine est comparé à Hitler, le désir de guerre totale, l’idée simpliste qu’il suffit de gagner une guerre, l’indifférence totale devant les difficultés économiques des pauvres gens. Je cite :

La petite musique délétère monte de tous côtés.

Si nous n’avions pas été aussi impuissants, aussi timorés, aussi aveugles, si nous avions réarmé l’Ukraine dès 2015…

Poutine – qui ne comprend qu’une seule loi, celle du plus fort – …

Maintenant, nous pleurons parce que le prix à la pompe dépasse les 2 euros, et commençons déjà à chercher une porte de sortie. C’est une honte, c’est un scandale.

Aujourd’hui, c’est 1939.

Comme avec le Troisième Reich de Hitler, le chemin vers la paix passera à terme par l’effondrement total du régime de Poutine.

En Europe, nos dirigeants, toujours engoncés dans leurs mythes, leur paresse intellectuelle et la faiblesse morale induite par une trop longue paix, semblent perpétuellement tentés par le compromis.

Seule une défaite militaire complète des forces russes en Ukraine pourra ramener un semblant de sécurité sur le continent.

Sans une victoire claire et nette de l’Ukraine, toute diplomatie ne sera que bavardage, ou capitulation.

Ce n’est pas à nous de présenter nos excuses, mais bien plutôt de lui infliger une bonne leçon et de le renvoyer à la place qui est la sienne.

Jonathan Littell, « La Russie doit perdre cette guerre », L’Obs, 7 juillet 2022.

Qui croit vraiment à des opinions aussi tranchées ? Dans le monde réel, je veux dire, qui pense vraiment qu’on doit faire la guerre totale avec une puissance nucléaire capable de tout faire sauter ? Parmi les lecteurs de L’Obs, par exemple, j’en appelle aux lecteurs maintenant, y en a-t-il qui adhèrent vraiment ?