Nouveaux explorateurs et vieilles ficelles

Série de documentaires diffusée sur Canal + depuis 2007, Les Nouveaux explorateurs jouit de l’impunité habituelle des productions liées au voyage. C’est un phénomène curieux : dès qu’on voyage et qu’on relate ses aventures, on devient inattaquable dans les médias. Pourtant, le récit de voyage est un champ de création qu’il faut regarder avec autant de sens critique que tous les autres genres narratifs.

Qu’on me pardonne une légère immodestie, ce blog est un des rares espaces où sont critiqués des voyageurs. Au risque de me faire durement tancé, La Précarité du sage a critiqué Michel Le Bris, la « littérature voyageuse », Christophe Ono-Dit-Bio, Priscilla Telmon et Sylvain Tesson. Cela m’a valu des volées de bois vert, dont je ne me plains pas. Paradoxalement, on me reproche aussi de dire trop de bien de certains écrivains et plasticiens du voyage : Jean Rolin, Caroline Riegel, Jean-Paul Kauffmann, Raymond Depardon, Catherine Cusset ou Bruce Bégout.

Ce n’est pas que les uns seraient nuls et les autres parfaits, mais il existe une ligne de fracture assez profonde dans la manière d’aborder le voyage depuis la deuxième guerre mondiale. Ceux dont je fais l’éloge savent que le monde a changé, qu’on ne peut plus découvrir le monde comme les anciens explorateurs. Ils explorent donc les banlieues, les bretelles d’autoroutes, les forêts et les fleuves avec prosaïsme et humour.

Ceux que je critique ne manquent pas forcément de talent, mais ils prétendent être des baroudeurs de la même trempe que les grands aventuriers des années 1930, ou imitent un peu bêtement les orientalistes du XIXe siècle. Ils s’autoproclament « explorateurs ». Ceux produits par Canal + mentent d’ailleurs effrontément : ils prétendent nous présenter des peuples indigènes purs de toute acculturation, alors même qu’ils communiquent en anglais, et qu’ils exhibent des costumes traditionnels au sein de réserves d’autochtones subventionnées, et habilitées à recevoir la visite de caméras.

La Nouvelle exploratrice de l’émission, dont j’ai oublié la date de diffusion, traverse le Brésil avec ce sentiment d’impunité : les tribus se laissent photographier en regardant ailleurs, et notre télévision nous vend cela pour de l’aventure nouvelle. Il ne s’agit pourtant que des mêmes vieilles ficelles des images prises par les explorateurs dominateurs, supérieurs, protégés par des puissances colonisatrices.

Sylvain Tesson en ermite limite : en vacances au Baikal

Le livre à lire en 2013, minutieusement, qui n’est pas sans talent et qu’on ne lit pas sans agacement non plus, est de Sylvain Tesson : Dans les forêts de Sibérie. A l’approche de la quarantaine, l’écrivain voyageur a décidé de se payer une demi-année de vie dans une cabane au bord du lac Baïkal, en Sibérie. L’hiver, le lac est gelé, le paysage est de neige et de glace, la solitude règne et la vodka coule à flots. Au printemps, les moustiques font rage et la vodka coule à flots. L’ermite français reçoit et rend quelques visites, et la vodka, comme à toutes les pages du livre, coule à flots.

Le journal de Tesson est donc assez agréable à lire, n’était le début du livre, qui est un véritable pensum, et qui concentre beaucoup des défauts de la littérature du voyage prétentieuse et creuse qui s’expose chez les « étonnants voyageurs », le célèbre festival de Michel le Bris où Tesson est régulièrement invité.

Les premiers chapitres sont embarrassants de bêtise et d’absence de scrupule. Beaucoup de pose, de la part de l’écrivain, des manières de faux Nicolas Bouvier mâtinées de clichés agoraphiles. Trop d’oppositions complaisantes entre la solitude de l’ermite et la grégarité des citadins. Trop d’autocongratulation et de narcissisme dans ce qui était censé faire l’éloge de la vie intérieure. Trop d’omissions des conditions matérielles présidant un projet qui coûte extrêmement cher, ne serait-ce que par la nécessité d’un congé de six mois, de transports coûteux, de provisions spécifiques et de sponsors. Et partant, une occultation complaisante des moyens financiers et humains qui ont été nécessaires pour réaliser cette mise en scène de la frugalité.

Ce livre fait penser à une superproduction hollywoodienne qui raconterait la vie de l’abbé Pierre et de Benoît-Joseph Labre. Tout cela donne à ses aphorismes sur la pauvreté un aspect un peu suspect : « On dispose de tout ce qu’il faut lorsque l’on organise sa vie autour de l’idée de ne rien posséder » (p. 176). Rien posséder, c’est vite dit quand on réalise une expérience subventionnée par Culture France, l’année croisée France-Russie, les équipements MILLET, toutes organisations remerciées en fin d’ouvrage. L’ermite est loin d’être aussi précaire qu’il le dit, et à la lecture, on se dit qu’il fallait bien des efforts et des partenariats pour se mettre à nu dans la forêt.

En définitive, Tesson écrit une ode à la simplicité, mais en utilisant des ressources très élaborées pour cela. Il milite pour un environnement propre, mais il a recours à des véhicules polluants. Il prétend être en autonomie mais il est soutenu par de nombreuses institutions étatiques, diplomatiques, journalistiques et commerciales. Il chante la supériorité de la solitude mais il bénéficie d’un véritable réseau de soutiens et de protecteurs.

Ce qu’on peut lui reprocher n’est pas de bénéficier de ces avantages, car on est toujours le privilégié de quelqu’un d’autre, mais de prétendre être un pauvre hère.

Par ailleurs, si l’auteur ne manque pas de talent d’écriture, le récit est gâché par des options stylistiques qui abusent d’opposition binaires et hiérarchiques. Il y a toujours quelque chose qui est « supérieur » à autre chose : la peinture par rapport à la photo, la vie dans les bois par rapport à celle dans les villes, etc. L’écrivain passe par trop de formules qui tendent à juger que ses choix de vie sont les seuls qui vaillent, que ses choix de véhicules sont les meilleurs. Quand il écrivait sur de longues randonnée en Asie centrale, il faisait de la marche le seul moyen de transport valable ; maintenant qu’il relate une expérience immobile, il change de hiérarchie (mais il demeure dans la hiérarchie) : « Le défilé des heures est plus trépidant que l’abattage des kilomètres. » (p. 264) Cette prise de conscience édifiante, en fin de livre, fait écho à ses espoirs de début de livre : « Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus : la paix. » (p. 40).

Trop d’aphorismes pontifiants : « L’essentiel ? Ne pas peser à la surface du globe. » (p.42) « Qu’elle est légère cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde ! » (p. 198) Ou comment encenser la légèreté en étant lourdingue. Des métaphores à la Bouvier : « La vie en cabane est un papier de verre. Elle décape l’âme, met l’être à nu, ensauvage l’esprit et embroussaille le corps. » (p. 255)

La page 198, en l’espèce, pourrait être citée in extenso. Si j’étais professeur et que j’avais un cours sur la littérature des voyages à dispenser, je consacrerais une petite séance à cette seule page. Tesson s’y surpasse en aphorismes d’ivrognes : « La cabane permet une posture, mais ne donne pas un statut », et en poésie frelatée : « La lune rousse est montée dans la nuit. Son reflet dans les éclats de banquise : une hostie de sang sur l’autel blessé. » A moins que ce ne soit la poésie elle-même qui soit éthylique : « Aujourd’hui, j’ai écrit des petits mots sur le tronc des bouleaux : « Bouleau, je te confie un message : va dire au ciel que je le salue. » Les italiques sont dans le texte.

Tout cela n’incite pas Tesson à la modestie pourtant. Il porte constamment un regard hautain sur le monde : « le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité » (p. 30), de juge sur ses contemporains : « la laideur des complets-cravate » (p. 255), prenant sans vergogne le rôle d’arbitre des élégances : « J’ai saisi la vanité de tout ce qui n’est pas révérence à la beauté. » (p. 265).

Contempler la nature et tâcher de trouver des métaphores poétiques, comme la lune-faucheuse d’Hugo, c’est le truc à éviter, selon moi ; la preuve : « Les nuages du soir mettent des bonnets de coton aux montagnes ensommeillées. » (p. 256) Du reste Tesson cite Hugo dans cette même page pour « prolonger la question hugolienne », mais ces prolongations ne donnent que des rêveries pseudo-romantiques dont on ne sait que faire : « qui prétendrait que le ressac n’est pour rien dans les rêves du faon, que le vent n’éprouve rien à se heurter au mur, que l’aube est insensible aux trilles des mésanges ? » N’est pas Hugo, certes, qui veut, et l’on se prend à admirer les auteurs qui savent se garder de faire de la poésie.

Les « Étonnants voyageurs » et la réécriture de l’histoire

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On va encore me taxer de haine, de hargne, de violence et de castagne, moi qui ne suis qu’amour et joie.

Le festival « Étonnants voyageurs » est certes très sympatique et, lorsqu’on assiste à tant de succès populaire, pour des livres et des films, autant laisser faire et même encourager.

(Populaire, populaire, entendons-nous : les gens que l’on y rencontre sont grosso modo le peuple vieillissant des professeurs de collège et de lycée, de France et de Navarre, mélangé à des élèves et étudiants des établissements voisins, quelques voyageurs, de nombreux journalistes. Pas mal d’étrangers aussi, qui combinent vacances, détente et pratique culturelle. Donc, pour résumer, oui, un grand succès populaire.)

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Le problème de Saint-Malo, c’est en même temps sa grande force : c’est son directeur. Michel Le Bris, dont j’ai déjà écrit sur ce blog (un portrait général et une critique plus précise, qu’il a critiquée lui-même dans un commentaire, ce pour quoi je lui rends hommage.)

Dans un billet du mois de mai, Pierre Assouline cite un chat où Le Bris compare son travail aux pionniers de la revue NRF. Cela fait rire. Pour lire une belle critique, approfondie et informée, de tout ce pseudo-mouvement de « littérature voyageuse », je ne peux que recommander Travel in 20th-Century France and Francophone Cultures, de Charles Forsdick. A ce jour, rien de mieux n’a été publié sur ce point, non plus que sur bien d’autres points. Et puis, sur le passage du manifeste de 1992 à celui, plus célèbre, de 2007, un article du même chercheur anglais : « From “littérature voyageuse” to “littérature-monde”: The Manifesto in Context ».

Ce que j’en dirai, moi, pour ne pas répéter Forsdick, c’est que Le Bris a réussi à faire croire que la littérature de voyage avait connu une traversée du désert, après la guerre, et ce jusqu’aux années 70. Le Bris a fait croire que Sartre (« l’engagement »), Lévi-Strauss et Barthes (« le Signe roi ») le Nouveau roman (« jeux de mots stériles ») avaient fait mourir la littérature du voyage en France.

Ce faisant, il nie les récits de voyage de Sartre (aux Etats-Unis, en Italie, in Situations III et IV) et de Simone De Beauvoir (L’Amérique au jour le jour, ainsi que de longs passages de ses écrits autobriographiques). Il nie, en définitive, toute la philosophie de Sartre, qui, à la Libération, était un grand « courant d’air qui vous pousse dans le dos » (Deleuze).

Dans le même mouvement, Le Bris nie aussi Tristes tropiques de Lévi-Strauss. Il nie L’Empire du signe de Barthes. Il nie Mobile de Butor. Il nie toute la collection « Terre humaine » de Jean Malaurie, fondée chez Plon en 1955, etc.

Comment diable s’y est-il pris, pour faire croire que les décennies d’après guerre furent une période sombre du récit de voyage ?
Tous ces livres que je cite, loin d’avoir asphyxié la littérature du voyage, l’ont régénérée, l’ont fait muter, lui ont permis d’approfondir et son rapport au monde, et son rapport au langage.

Alors je pose la question : pourquoi tant de haine contre la littérature française d’après-guerre, monsieur Le Bris ?

L’ennui, c’est que cette réécriture de l’histoire littéraire se cache sous cette plaisante rencontre printanière des « Etonnants voyageurs ». Nous sommes donc dans l’obligation d’apprécier Saint-Malo et le festival, mais de prendre nos distances avec le discours sous-jacent. Il eût été tellement plus facile de ne pas proférer de discours et de manifestes.

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Les voyageurs de Saint-Malo

Il fallait que j’y aille au moins une fois. Le festival « Etonnants voyageurs » fait figure de lieu incontournable pour ceux qui étudient le récit de voyage contemporains. (Mais sommes-nous nombreux ?)

Il se trouve que j’ai de la famille qui habite à Saint-Malo. Trop de cousins et d’oncles, d’ailleurs, pour que je puisse tous les voir. S’il y en a qui ont appris que j’étais passé à Saint-Malo et qui n’ont pas eu l’honneur de me voir vider leur frigo, boire leurs bières fraîches, je leur en demande pardon par la présente.

Pour ce qui est du festival, j’ai pu assister à quelques cafés littéraires qui mettaient en scène des écrivains haïtiens. Mon plus beau souvenir sera d’avoir entendu Frankétienne : le vieux poète a ouvert et clos une table ronde. Pour l’ouverture, il fit une invocation vaudou à une déesse « qui apporte la lumière ». C’était d’une beauté poignante, et cela valut tout ce qu’on a pu dire sur l’art narratif des habitants de cette île unique.

Pour clôre la séance, Frankétienne a chanté une chanson populaire de Haïti qui, là aussi, m’a pétrifié de plaisir. Mais, c’est connu maintenant, rien ne me fait autant vibrer que les chansons populaires. Frankétienne, qui, de son propre aveu, fut autrefois un chanteur d’opéra, a une voix au timbre extrêmement souple et le souvenir de ses chants laisse une impression de grave et d’aigu mélangés, de tremblement et de transe chaleureuse. Moi qui ai peu voyagé, cela m’a littéralement mis par terre d’émotion.

J’ai moins apprécié la pièce de théâtre du même, que je voulais voir absolument. Je ne voudrais pas me faire passer pour un critique de théâtre, alors je ne dirais qu’une chose : je me suis endormi.

L’honnêteté doit me pousser à avouer que je me suis beaucoup endormi à « Etonnants voyageurs », et je crois avoir inventé une méthode de repos alternatif : la micro-sieste. Des périodes de dix minutes où ma tête repose sur n’importe quoi, mes mains par exemple, mes yeux se ferment, et mon esprit s’échappe. Quelques minutes sans rêve.

Entre deux séances d’écrivains, je rejoignais ma cousine Sarah et nous nous trempions les pieds dans la mer.

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« Récit de voyage » ou « littérature des voyages » ?

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Je fais très court. Ce diagramme (ou est-ce un schéma ?) résume la situation : dans l’ensemble des oeuvres concernant le voyage, voici à quoi le chercheur précaire fait face. Je pose un copyright sur ce merveilleux schéma que j’ai inventé un jour d’inspiration intense, avec l’aide non moins intense d’une camarade brésilienne qui n’a pas réussi à me faire faire un diagramme plus gracieux.

On voit que les expressions « récit de voyage » et « littérature des voyages » s’excèdent l’une l’autre énormément, et qu’il faut choisir ce que l’on veut étudier, afin de ne pas tomber dans toutes les banalités du type : « s’ouvrir au monde », « sortir du moi », « écriture-monde », « désir de liberté », « grand dehors » qui constituent le fonds de commerce de Michel le Bris et de sa bande de grands voyageurs, sous la bannière étriquée de littérature voyageuse.

On le voit, si on reste sur la littérature des voyages, on se fait écraser par la fiction, c’est-à-dire par les théories qui prennent le récit fictionnel comme le gros truc. Et le voyage, l’espace, le territoire, le déplacement, la description passent au second plan.

Du point de vue de la littérature, on se dit alors que l’expression « récit de voyage » est plus précise et plus étroite, mais on s’aperçoit vite que cela s’ouvre sur un véritable continent, celui des oeuvres documentaires de toutes sortes. Et quand je dis « documentaire », « art », « essai », une immensité cinématographique s’ouvre à soi comme un océan de créations plus riches les une que les autres. Sans parler des voyages scientifiques et des croisements entre les genres, qui sont infinis. Les films de Jean Rouch, par exemple, est-ce de l’ethnologie ? De l’art ? De l’essai ? Une seule chose est certaine, ils sont des récits de voyage.

On comprend pourquoi j’exclus de mes analyses les usages symboliques, métaphoriques ou analogiques du terme voyage. Tout ce qui est voyage entre les classes sociales, voyage dans les théories, voyage dans l’imaginaire, voyage dans le futur, voyage dans le passé, voyage en moi, voyage en toi… Il y a assez à faire avec les créations suscitées par le fait de se déplacer, et d’ouvrir les yeux.

Voyage contemporain : des artistes pour de nouvelles formes

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Michel Jeannès, Journal du fibulanomiste

Je profite du plaisir que m’a procuré Michel Le Bris en commentant ce blog pour rebondir sur une remarque communément admise : son oeuvre, le festival « Étonnants voyageurs » et son travail éditorial seraient une bonne chose pour la littérature du voyage. Est-ce si sûr ? Je ne le crois pas, pour deux raisons. Premièrement, le travail éditorial concerne surtout des traductions et des rééditions, ce qui est bien, mais donne une image nostalgique du voyage et de l’écriture du voyage. Deuxièmement, ce que Michel Le Bris promeut n’a jamais été le récit de voyage, mais la littérature aventureuse, les romans d’aventure.

Or le récit de voyage doit être considéré sous son aspect non-fictionnel pour le faire avancer. Il ne s’agit pas de rejeter les fictions, mais simplement de redonner du lustre au récit de voyage en tant qu’essai d’écriture et de genre expérimental. Les grands essais dans ce domaine s’éloignent considérablement de ce que préconise Michel Le Bris. Prenez des classiques contemporains comme Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de George Perec, Mobile de Michel Butor, L’Empire des signes de Roland Barthes, ce sont des oeuvres de voyage, de qualité littéraire indiscutable, mais qui n’ont rien de fictionnel et qui renouvellent puissamment le genre « récit de voyage ». Ce genre, Michel Le Bris n’aide en rien à le développer. Pire, Le Bris a critiqué très durement des écrivains comme Barthes et Butor, les traitant de « nains » (cf. Pour une littérature-monde), car leur travail conteste le récit traditionnel, romanesque et fictionnel.

Résumons : Michel Le Bris ne défend la littérature de voyage que dans la mesure où elle reste cantonnée dans des romans d’aventure classiques. Il la rejette quand elle explore des territoires d’écriture nouveaux.

Je précise à toute fin utile que si je tape sur Michel Le Bris, comme dans ce billet très dur, ce n’est pas poussé par la haine, car je n’ai rien contre l’homme, mais pour faire prendre conscience de problématiques littéraires et esthétiques qui méritent la constitution provisoire d’une « machine de guerre ». Frapper plusieurs fois, ne pas s’arrêter, depuis des lieux virtuels et réels, frapper pour faire voir ce qu’il y a d’engoncé et de réactionnaire dans ce qu’ont fait nos aînés.

Aujourd’hui, un acteur des lettres aussi important que Michel Le Bris devrait se pencher sur des propositions d’écriture qui essaient d’inventer, plutôt que de revenir incessamment à des romans d’aventure et à une fiction prétendument populaire. Il devrait être à l’écoute des artistes contemporains qui bricolent des dispositifs, des projets, des interventions sur des territoires, des installations baroques.

Quelques exemples d’oeuvres narratives à la fois géographiques, voyageuses, et exploratrices de formes.

Le « Journal du fibulanomiste », de Michel Jeannès, fait partie de cette mouvance. Publié dans un livre qui s’intitule 111 rumeurs de Villes, ce travail met en texte et en image des itinéraires urbains, des collectes de boutons perdus ou jetés, donnant lieu à d’autres types de collectes, bouts de journaux, faits divers, lambeaux de récits, etc. C’est bien une manière de raconter la vie des gens, une manière qui nous échappe, nous qui ne sommes ni artistes, ni aventuriers. Voir la photo ci-dessus et lire cet extrait.

Il faudrait aussi se pencher sur le travail de Mathieu Bouvier, qui, depuis quinze ans, interroge nos rapports aux territoires et nos circulations dans les espaces urbains, ruraux, rurbains, uraux, que sais-je encore ? Il y a quelques années, il a donné, à l’Ecole des Beaux-arts du Mans, une conférence-performance intitulée : De la marche considérée comme un des beaux-arts. Il avait fait le chemin à pied, de Montreuil au Mans. Quelques jours de marche qui sont à inclure dans le projet artistique de la conférence. Récemment, dans L’herbe, il a créé avec Mylène Benoit un dispositif (il n’y a pas d’autre mot) autour des terrains vagues de l’agglomération lilloise ; ils les appellent des « interstices » urbains, des « taches blanches » cartographiques, rejoignant par là, peut-être sans le savoir, les recherches de Jean-Didier Urbain sur le « touriste interstitiel » . Dans L’herbe, il y a des vidéos, une intallation (donc des choses à exposer), des trucs internet (donc propices à la navigation), mais aussi des actions qui n’entrent pas dans les catégories habituelles de l’art, des randonnées, des excurisons. Bouvier et Benoit avaient même le projet d’écrire un Guide de randonnée sur le modèle de ceux de l’IGN, sur tous ces terrains vagues, avec une page de carte et une page de texte. On pourrait imaginer le type de prose : « Cinquante mètres après le cadavre du renard, tournez à droite vers la bretelle… » Dans l’introduction du site de L’herbe, ils définissent ces territoires interstitiels comme une création d’espace et de temps « en voie de resserrement ». Ce que l’on voit sur leurs photos donne, il est vrai, l’impression étrange de lieux opprimés, compressés par les autoroutes et le trafic, mais où certaines personnes, plus ou moins exclues, des riverains aux contours flous, peuvent trouver du repos.

Voilà, ce sont des gens comme cela qui sont l’avenir du récit de voyage, pas des promoteurs d’une littérature déjà connue. Le récit de voyage n’est pas un récit « enjoliveur de réalité », même si, à travers toutes les recherches topographiques, l’attachement au réel, les descriptions rigoureuses auxquelles s’astreignent les artistes, une image fabuleuse du réel finit par émerger.

« Le temps des fables est arrivé », écrivait André Dhôtel.

De Toledo contre Le Bris et la « littérature-monde »


Que les choses soient claires, je ne connais pas Camille de Toledo. Je n’ai pas lu une ligne de ses livres précedents. Je m’aperçois de son existence au moment où le site du monde.fr lui donne la parole. Il la prend et s’exprime très bien.

On dira, comme toujours, qu’en critiquant frontalement le mouvement « Pour une littérature-monde », il se fait un nom en crachant sur plus célèbre que lui. Mais le fait est que les écrivains déjà installés préfèrent ne pas entrer dans la critique et la polémique car ils ont plus à perdre qu’à gagner. Ils doivent protéger leurs différents canaux de diffusion, leur réseaux d’amis, leurs opportunités de prix littéraires, de résidence, de couverture médiatique.

C’est à ça que servent les nouvelles générations. Elles n’écrivent pas mieux, ne sont pas plus intelligentes que les vieilles, mais elles ont l’effronterie de dire clairement ce qu’elles pensent. Elles peuvent donner des coups de pieds dans des institutions, en particulier celles qui, au contraire des académies et des universités, ne se présentent pas comme des institutions, mais comme des mouvements généreux, ouverts et voyageurs (whatever that is).

Ici, Toledo ne dit pas le nom de Michel Le Bris, car il ne s’agit pas d’une querelle de personne. Ce n’est pas du tout une querelle, d’ailleurs. C’est une polémique. Une polémique utile. Une lutte contre une vision étroite et appauvrie de la littérature. Si je soutiens Toledo contre « les géants » de la « littérature-monde », les « grands voyageurs » (ceux qui ne parlent que dans la prose de Le Bris, qui prétend fédérer des énergies et des idées, lorsqu’il ne fait rien d’autre que s’entourer pour peser dans le monde médiatique), si je soutiens Toledo c’est parce que je ne veux pas voir Beckett, Perec, Barthes, Simon, méprisés et rejetés au nom de je ne sais quelle conception foireuse des lettres, telle que la « littérature voyageuse » ou la « littérature-monde ».

J’ai cru comprendre que Toledo participait à la revue Inculte, en compagnie de François Bégaudeau, dont j’ai dit le plus grand mal ici. Je dis bravo! Que les trentenaires s’unissent un peu, plutôt que de travailler toujours dans leur coin. Bégaudeau flirtait avec la démagogie en disant que Voltaire était trop chiant pour des adolescents (je relance mon pari avec l’immodestie des cons : quand vous voulez je viens dans une classe de 4e, n’importe où en France, et je les intéresse avec Voltaire!), et en diluant de la sociologie de bazar dans des émissions de télé branchées. Mais ce n’est pas grave : il a fait un film qui reste un bon film, et il participe à un mouvement de jeunes gens qui refusent les mensonges et les illusions des hommes de pouvoir et d’influence.

Je me reconnais un peu dans ces écrivains là, pour le peu que je les connais (Bruce Bégout aussi collabore à Inculte, ce qui commence à donner une idée un peu étoffée de ladite génération) pour deux raisons : j’ai le même âge qu’eux et je suis attaché à quelques uns de ces penseurs des années soixante, dont les expérimentations et les délires restent un motif d’admiration sans fin.

L’autopromotion de Michel Le Bris

A l’heure où même des écrivains trentenaires dénoncent « les illusions de la littérature-monde » (du coup, je me sens moins seul), j’ai une révélation à faire.

Ce n’est pas une révélation, d’ailleurs, c’est l’impression d’un scoop. L’idée d’une chose qui, si elle s’avérait, pourrait devenir une nouvelle assez intéressante (il faut que je revoie mes effets d’annonce, moi, je viens de passer de « révélation » à « nouvelle assez intéressante ».)

Je crois savoir pourquoi le manifeste Pour une littérature voyageuse est épuisé. Oui, c’est ça mon scoop. En même temps, ce blog, ce n’est pas News of the World, si vous voulez du croustillant, allez voir ailleurs.

C’était une chose incroyable, je trouvais. Comment un homme aussi influent que Michel Le Bris pouvait laisser à l’abandon un ouvrage collectif qui, dès 1992, accompagnait le festival Etonnants Voyageurs en réclamant une « écriture-monde », un retour au roman d’aventure, etc. Ces dernières années étaient le moment de le rééditer.

Surtout avec tous ces prix littéraires décernés aux francophones, aux étrangers, avec le prix Nobel de Le Clézio « écrivain de l’errance, des peuples primitifs, grand voyageur. »

Surtout avec le nom des participants du recueil qui suit le manifeste : Nicolas Bouvier, Michel Chaillou, Jacques Lacarrière, Kenneth White, Gilles Lapouge, Jacques Meunier, Jean-Luc Coatelem… Que du beau monde !

Surtout que la « note de l’éditeur », anonyme, qui ouvre et cristallise l’esprit du manifeste, fait un éloge sans équivoque de Le Bris :

« … l’un de ceux, avec Kenneth White, qui a pensé avec le plus d’acuité cette possibilité d’une « écriture-monde », à savoir Michel Le Bris, développe d’œuvre en œuvre, depuis L’homme aux semelles de vent, une théorie de l’Imagination Créatrice assez originale pour… »

Pourquoi laisser dans l’ombre un texte qui dit de vous que vous êtes un de ceux qui a pensé quoi que ce soit « avec le plus d’acuité » ? Le plus d’acuité, c’est la formule qui tue, à mon avis. Je suis à fond pour l’acuité, personnellement. Moi, si je lisais un jour quelque chose comme : « Guillaume fut le sage précaire qui mangeait le boeuf bourguignon avec le plus d’acuité », j’en ferais des gorges chaudes pendant des mois.

Alors pourquoi ne fait-on rien pour rééditer ce petit livre, qu’on est sûr de vendre à des milliers d’exemplaires ? D’un pur point de vue économique, c’est incompréhensible. Quelqu’un doit s’y opposer, mais qui, et pourquoi ?

La raison, je n’en suis pas certain, mais voici ma suspicion : cet éloge de Michel Le Bris, cité plus haut, a été écrit par lui-même. Il est quasiment certain que la « note de l’éditeur » est aussi anonyme que l’est ce blog. On y reconnaît le style, les idées et les obsessions du biographe de Stevenson. Si ce n’était pas suffisant, on y trouve quasiment les mêmes phrases que dans « Fragments du royaume » le petit texte signé Michel Le Bris dans le recueil qui suit le manifeste.

Si on rééditait Pour une littérature voyageuse, le public prendrait notre écrivain voyageur en flagrant délit d’auto-publicité. Moi cela ne me choque pas car il faut bien vivre, et si l’on est un as du marketing, ce qu’est notre Breton de Saint-Malo, alors il est naturel d’être un peu le bénéficiaire des efforts que l’on fait pour les autres. Mais pour d’autres gens du public, plus moraux, plus droits dans leurs bottes, cela pourrait le faire mal voir.

Cela pourrait, pourquoi pas, lui faire rater un prix littéraire.

La littérature voyageuse de Michel Le Bris

 

Michel le Bris est un personnage étonnant. Je ne connais que deux choses de lui. Sa façon d’écrire et son activité socio-culturelle dans le domaine de la littérature.

Il a écrit des livres, des articles, des préfaces, etc. C’est souvent très mauvais. Dans son grand livre fondateur, L’homme aux semelles de vent, publié vers 1975, il développe des idées anti-progrès, anti-technologie, anti-touristes, d’un ridicule achevé. Mais il réussit à faire passer des choses assez fortes sur la Bretagne, sur une image ancienne, nostalgique et difficile de la Bretagne. Bon.

Il a publié, en 1992, Pour une littérature voyageuse. Un manifeste qui devrait me plaire, puisqu’il promeut la littérature du voyage. Sauf que le manifeste en question est un tissu d’âneries, si bien que plutôt que de rendre service, il dessert la cause du récit de voyage. A le lire, on a plus envie de se désolidariser de ce type de littérature que de signer le manifeste. 

Pour résumer, il dénonce la littérature française, à laquelle il trouve trois fléaux : l’idéologie, le moi, et le formalisme. Pour la revivifier, il faut une « littérature voyageuse » sans idéologie, sans moi et sans forme.

Comme il sent bien que tout cela ne va nulle part, il invente des notions sans consistance mais qui fonctionnent comme une langue de bois que l’on peut faire tourner dans le vide ; il parle de « grand dehors » par opposition aux « petits moi » des écrivains sédentaires. Il appelle de ses voeux des choses comme une « écriture-monde », une « écriture du réel ».

De même qu’une candidate à une élection récente assommait l’intelligence des Français en leur lançant des slogans du type : « La France présidente », de même, Le Bris cherche à les endormir avec des bricolages marketing, comme « désir de liberté », « désir de monde ». Cela vous a des airs de « Désir d’avenir », de « Bouge la France », ou de n’importe quelle trouvaille d’un communiquant quelconque. Courant littéraire, émission de télévision, parti politique, tous usent du même ramage, aujourd’hui.

Le Bris n’est pas un solitaire. Il aime regrouper les gens, et franchement, pourquoi pas ? Cela me paraît plutôt sympathique, comme personnalité. Il a alors appelé à la rescousse une grosse dizaine d’écrivains pour participer à ce livre manifeste. Ils se sont dit « pourquoi pas ? » Le Bris écrit que ce qui les unit, c’est « la conviction que toute littérature vivante se doit d’être peu ou prou voyageuse, aventureuse, ouverte sur le monde. »

A-t-on déjà vu une littérature fermée sur le monde ? Si oui, alors la définition que l’on se fait du mot « monde » doit être singulièrement ténue. Bref, tout cela, c’est bel et bien n’importe quoi, ce serait à jeter aux cabinets, sauf qu’on ne le peut pas.

Car à côté de l’écriture, il y a la société, chers amis, vous l’aviez oubliée. Et Michel Le Bris est un as de la société. Il sait regrouper les gens, il sait diriger, il sait créer des structures et il sait comment en faire parler. C’est ainsi que son festival « Etonnants voyageurs » s’est imposé comme un des plus vivant de France. Je n’y suis jamais allé, mais je veux bien croire que ce soit formidable.

Vous connaissez l’âme humaine aussi bien que moi, certainement mieux que moi, vous savez ce qui suit : personne ne peut se permettre de dire à Michel Le Bris que ce qu’il écrit est atroce, qu’il raconte des billevesées. C’est la tragédie des chefs de clan, des patronnes de salons ; ils sont tellement utiles qu’on n’ose rien leur dire. Imaginez qu’il soit fâché contre vous, ce serait déplorable : avec son entregent, sa générosité, son pouvoir médiatique, il pourrait vous aider très facilement à sortir d’une mauvaise passe. Et vous vous l’alièneriez pour si peu ? Au fond, qu’est-ce que cela vous fait, qu’il publie ses textes ici et là, quel mal cela fait-il ?

Et puis il y a la force aveugle des médias. Des expressions comme « désir de monde », « littérature voyageuse », ça parle aux médias, c’est même calibré pour eux. Aucune pensée derrière ces mots, aucune définition, rien qui retienne ou qui freine l’intense souffle de la parole médiatique qui s’auto-produit et s’auto-évalue selon les effets produits, jamais selon la pertinence interne des discours.

Il a récidivé en 2007 avec un autre manifeste : Pour une littérature-monde, en collaboration avec Jean Rouaud, et tout un tas d’auteurs des anciennes colonies. Non seulement, il y fait jouer aux anciens colonisés un rôle limite (les Noirs nous apportent la vie, ils viennent de leurs pays sauvages et nous réveillent, nous qui nous endormons dans notre civilisation décadente), mais en plus il traite de « nains » tous ceux qui ne pensent pas comme lui. Il développe un anti-intellectualisme nauséabond et rejette sans autre forme de procès les décennies de théories qui sont encore aujourd’hui enseignées dans les universités du monde entier. 

Et moi, qui cherche à étudier la littérature du voyage, je suis dans l’obligation de m’appuyer ce type de prose. La prose du vide, de la formule qui fait mouche ou pas, la prose du ressentiment. Une prose qui galvaude terriblement le mot « voyage » et le mot « littérature ».