Minimiser les crimes. Littérature, médias et droit.

Dans la question Dieudonné, les gens qui ont le droit de parler dans les médias traditionnels évoquent souvent le droit, les lois, les tribunaux. « Ce qu’il dit relève du pénal », dit le chanteur Patrick Bruel. « Il a été condamné » disent-ils, tous. Mais pourquoi le disent-ils ? Ils le disent aussi pour Siné, et pour beaucoup d’autres personnalités. Il semble que ce soit pour prouver que Dieudonné est un antisémite, et que de ce fait, il mérite l’exclusion qui est la sienne aujourd’hui. Je ne sais pas de quoi il a été condamné, il faudrait lire les textes exacts des jugements.

Cependant, le rôle du juridique dans cette affaire ne laisse pas d’interroger. Un journaliste m’a profondément troublé, l’autre jour, sur ce point. Parlant de Dieudonné, et l’accusant d’antisémitisme sans preuve, comme tout le monde le fait, Frédéric Bonnaud évoquait la loi Gayssot et déclarait : « L’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un délit. » Il a raison, les lois dites mémorielles stipulent que le racisme est un délit. Les lois contre le racisme de 1972 se limitaient à condamner les actes qui menaçaient l’ordre public. Depuis les années 1990 et les différentes lois apparues en France, à la suite de l’Allemagne et de la Belgique, il est interdit de dire des paroles de discrimination, même dans une conversation apaisée. Comme le dit Bonnaud, ce qui était opinion est devenu délit.

Je suis allé voir la loi de plus près et je me suis aperçu d’un élément singulièrement casse-gueule : « Il est interdit de nier, de minimiser l’importance des crimes contre l’humanité. »

Que signifier « minimiser » l’importance d’un événement ? Qui fixe l’importance d’un événement ? La question est tellement subjective qu’il est facile d’accuser quelqu’un de vouloir minimiser quelque chose. On sait que représenter la shoah, par des films par exemple, est considéré comme sacrilège par de nombreux intellectuels. Le film de Claude Lanzmann, d’ailleurs, le magnifique Shoah, est justement un film où les souvenirs et les entretiens remplacent l’impossible représentation des scènes de camps. Lanzmann a donc été en première ligne pour dénoncer des films tels que La Liste de Schnitzler, ou La Vie est belle qui reconstituaient à leur manière la vie des camps de concentration. Mais si représenter par des images revient à commettre une faute morale, alors en parler c’est aussi, dans une certaine mesure, minimiser l’importance de la solution finale.

Il ne reste, au fond, devant une telle loi, qu’une alternative : se taire, ou « maximiser ». Puisqu’on n’a pas le droit de minimiser, la seule façon d’en parler sans être accusé de crypto-négationnisme, c’est de faire de la surenchère comparative, comme Frédéric Bonnaud, encore lui, l’a fait en disant que la Shoah était « l’événement le plus important du XXe siècle. » Cette surenchère n’a pas lieu de s’arrêter. L’événement sera vu comme le plus important de toute l’histoire de l’humanité, pour devenir l’événement innommable, irreprésentable, l’événement sacré, l’incarnation du mal, le crime fondateur par excellence. Le crime des crimes, l’événement des événements. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans certains milieux philosophiques et artistiques. Il existe une pensée, à la jonction de la philosophie et du mysticisme, qui voit dans la shoah le grand événement obscur depuis lequel le sens et le non-sens peuvent se distribuer. Dans la littérature contemporaine, on note aussi une tendance nette à faire du génocide des juifs l’essence de la deuxième guerre mondiale, et cette dernière la scène centrale de l’histoire. Avec Les Bienveillantes de Jonathan Littel, Jan Karski de Yannick Haennel, HHhH de Laurent Binet, une jeune génération d’écrivain revisite l’histoire. Cette génération est éblouie, fascinée par le mal, le nazisme, et elle tourne autour de ce massacre. Je juge tout cela d’un très bon œil : il me paraît très constructif d’avoir, dans l’histoire proche, des événements trop lourds à porter, dont la présence est si pesante qu’ils se transforment en mythes. Une mythologie, ou une geste, s’élabore sur les ruines des conflits passés, qu’il convient de chanter sous forme de tragédies, de poèmes épiques, de chanson de geste. Homère avait la guerre de Troie, le XIIe siècle français avait Arthur et Roland, Shakespeare avait la guerre de cent ans. Nous avons la shoah, pourquoi pas ?

Mais ce qui est compréhensible dans une réflexion philosophique, ce qui est désirable dans le domaine littéraire, n’a plus aucun sens dans le cadre de la loi. Comment interdire à tout un peuple de penser autrement que selon tel ou tel précepte métaphysique ? Cela rejoint, dans sa structure, ce qui se passait dans les régimes fascistes ou communistes, et cela paraît, dans tous les cas, totalitaire.

Je peux dire, dans une œuvre personnelle et symbolique, que tel événement impose le silence. Je peux faire des tombeaux et construire une œuvre entière où le monde tourne autour de l’événement de mon choix. Mais la loi ne peut pas m’imposer son cadre narratif. Il est naturel que l’époque postcoloniale mette au second plan les guerres mondiales et que les phénomènes coloniaux prennent une place centrale pour certaines écoles de pensée. Il est inévitable que, aux yeux d’un nombre de personnes supérieur à celui des gens qui se sentent concernés par le régime nazi, la traite négrière soit l’événement incroyable, impensable, fondateur de toute l’infamie humaine. C’est ce que dit Dieudonné aux animateurs de télévision qui le traitent, en retour, d’antisémite, et le lui disent en face, pour souligner l’humiliation publique, qu’on ne l’invitera plus sur les plateaux.

8 commentaires sur “Minimiser les crimes. Littérature, médias et droit.

  1. Ma thèse avance à son rythme, merci.
    A propos de cet aspect à la fois unique et incompréhensible de la Shoah, voir Claude Lanzmann, dans une intervies au Monde, le 12 juin 1997 : « Face à la Shoah, il y a une obscénité absolue du projet de comprendre. Ne pas comprendre a été ma loi d’airain pendant toutes les années de réalisation de Shoah, c’était un mode à la fois opératoire et éthique : j’étais comme un cheval avec des oeillères, voulant fixer droit l’horreur autant que je le pouvais. Tout le reste relève de ce que j’appelle des canailleries académiques. »

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  2. Lanzmann fait régner un terrorisme moral autour de la Shoa qui est oppressant. En plus, intellectuellement, c’est complètement absurde, comme de dire « on ne peut plus créer après la Shoa », « on ne peut plus danser », « plus écrire de poème », etc. Là on ne peut plus penser. On peut encore pisser, heureusement.

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  3. Tu exagères, Mart.
    Lanzmann, je lui passe tout et lui pardonne tout, car c’est un homme de la subversion, de la transgression. Ce n’est pas un intellectuel comme un autre. C’est un monstre, un ogre. On n’a pas à écouter ce qu’il dit, parce que ce qu’il dit est de l’ordre du cri, du grognement, ou du râle.
    Avec son film Shoah, il a fait un des meilleurs films de l’histoire du cinéma, et pour cela, il devait « ne pas comprendre », et outrepasser les règles déontologiques du documentaire. C’est donc quelqu’un qui désobéit constamment, avant de donner l’impression d’interdire aux autres. Dans les faits, il n’interdit rien à personne, et il poursuit une pensée encore sauvage et révoltée, et ça fait plutôt du bien.

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  4. Je ne sais plus quel savant disait que si les grands hommes étaient bénéfiques dans la première moitié de leur vie, ils devenaient souvent nuisible dans la seconde. C’est malheureusement très vrai.

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