Attentats du 9 janvier 2015. Une superbe journée de terreur

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Journée de terreur pour le peuple français, vendredi fut une journée de magnifique torpeur pour la sagesse précaire.

Réveillé dans le 16ème arrondissement de Paris, le sage précaire visite le musée Guimet en amoureuse compagnie. Ebloui par ladite compagnie, il ignore tout des terroristes et des prises d’otage. L’ouest de Paris est d’ailleurs extrêmement calme. Le musée d’art asiatique est l’écrin d’une journée d’amour : le beau corps des déesses orientales, les poitrines généreuses des temples indiens, les courbes des danseuses chinoises et les rondeurs des beautés khmères font tourner la tête et nous conduisent à retourner à notre nid provisoire, procéder à une sieste balsamique.

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La sieste balsamique est une invention thérapeutique de la sagesse précaire. Elle consiste en un massage spécial qui évacue les états grippaux d’une personne aimée, après quelques minutes de sommeil.

L’après-midi, je me rapproche du centre de Paris et retrouve une amie qui a passé ces dernières journées sur les chaînes d’info en continu. Autour de la place des Vosges, l’agitation est beaucoup plus palpable que dans le 16ème. Les sirènes de pompier et les véhicules banalisés prolifèrent. J’apprends alors ce qui a tenu mes concitoyens en haleine. Nous buvons un thé en regardant l’action des forces de l’ordre à quelques rues de nous.

Quand les méchants ont perdu, tués sous les balles de nos agents de sûreté, mon amie et moi sortons boire un verre rue de Jouy, dans un bar/restaurant dont la carte des vins présente un étrange tropisme lyonnais. Un choix de quatre rouges : Gamay (le cépage principal du beaujolais), Coteaux du lyonnais et Saint-Joseph. Le patron, apparemment, n’est pas particulièrement originaire de la capitale des Gaules. Il a juste apprécié ces vins, qu’il trouve originaux. C’est drôle, il faut monter à la capitale pour voir respecter le coteau du lyonnais qui, dans ma ville natale, est jugé comme une infâme piquette.

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Pendant que nous sirotons à la terrasse, nous remarquons un doux mouvement dans un atelier en contrebas. Je crois reconnaître une longue silhouette : c’est Jean Rolin himself  qui fait une lecture de son dernier livre dans cette librairie du Marais. Nous demandons aux deux commerçants, la serveuse du bar et la libraire, si nous pouvons joindre la lecture munis de notre verre de vin. Parmi l’auditoire, de bien jolies filles, dont je suppose qu’elles sont journalistes, critiques littéraires, étudiantes et chercheuses en lettres. Des jolies filles et de vieux messieurs.

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Plus tard dans la soirée, mon amie et moi prenons le RER direction Saint-Denis. Nous finissons la journée de terreur dans un collectif d’artistes, dans un immeuble en béton promis à la démolition. Les artistes ont aménagé une petite salle de cinéma, avec des sièges et du matériel de récupération. Ce soir, ils diffusent Le Salon de musique, de Satyajit Ray.

Et là, l’envoûtement de la musique indienne joue à plein. Affalé dans son siège, légèrement enivré de vin fin et sous alimenté, le sage précaire est enveloppé d’une étroite torpeur. Il faut voir ce chef d’œuvre de 1958 tard dans la nuit, après une journée intense, la conscience légèrement, très légèrement altérée. Les scènes de concert vous mettent dans un état de transe, au point que l’on comprend l’attirance des jeunes gens pour les drogues et les violences aveugles.

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Au fond, c’était une journée (d’)halluciné(e).

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Le charme de la chambre d’hôtel

Autant je suis habitué des aéroports, autant je ne suis pas blasé des chambres d’hôtel. Moi qui favorise plutôt l’option « logement chez l’habitant », ce qui permet de revoir ses amis et ses oncles, de prendre des nouvelles, les rares fois où je me retrouve à l’hôtel est pour moi une petite fête intime.

Généralement, je dors mal à l’hôtel car je suis trop anxieux d’en profiter un maximum, de regarder assez par la fenêtre, de prendre assez de douches, de flâner suffisamment dans les rues environnantes, de renifler un peu les choses et les êtres qui m’entourent.

Ce weekend dans la rue des Carmes, je n’ai presque pas dormi car je combinais de nombreux motifs d’excitation : une conférence à écrire, un quartier exceptionnel à explorer, un colloque passionnant à suivre, des amis à voir.

Par dessus tout, il y avait tous ces livres… Chez mes éditeurs, il y avait des piles d’ouvrages publiés depuis 2007, et ils m’avaient dit de me servir. Le soir même, le sol de ma chambre d’hôtel était jonché de récits de voyage de toutes les époques et de toutes les couleurs. Des rééditions de Pierre Mac Orlan, des nouvelles coréennes, des contes chinois, des souvenirs de botanistes voyageurs… Un vraie fête, je vous dis.

Et puis on ne passe pas quelques jours à Paris sans boire du café. Sur le zinc, boulevard Saint-Germain, il coûte un euro et il est délicieux. Inutile de préciser que tous les cafés ingérés n’ont pas favorisé ma faible propension au sommeil. Tant pis, me disais-je, on dormira à Belfast.

La promenade à vélo la plus nette de ma vie

Quelle promenade magnifique, à Paris, sur les six heures de l’après-midi.

Je venais d’arriver à mon hôtel, et une jeune chercheuse québécoise m’attendait pour me donner les clés de ma chambre. Dans le vestibule, nous devisions des récits de voyage médiévaux. Cette fille était une médiéviste. Son accent était léger et très distingué, comme souvent les accents québécois.

Je dus rompre cette charmante conversation pour aller prendre un vélo public, rue des Ecoles. Et je descendis jusqu’au boulevard Saint-Michel, remontai la rue Racine pour aller vers la place de l’Odéon. L’air était doux et le soleil baissait tranquillement.

En longeant le Palais du Luxembourg, sur la rue de Vaugirard, j’eus une bouffée d’émotion. « Comment peut-on détester Paris ? » me disais-je. Les gens sont calmes, on peut s’y trimballer à vélo, passer au rouge et se laisser porter. Ce trajet qui m’amenait vers le boulevard Raspail était si symbolique pour moi que je me souviens précisément de tous les détails.  

Je posai ma bicyclette sur une borne de la rue d’Assas et me dirigeai à pied vers le cabinet d’avocat P. où l’on m’attendait. J’étais calme et sans appréhension. Une fille au crâne rasé me fit entrer et me conduisit à travers les couloirs vers un bureau, tout au fond du cabinet, où M. travaillait sur des piles de livres.

C’était mon livre qui était là, dans sa couverture rouge coquelicot, avec le dessin de mon frère qui lui donne son peps. Des piles d’exemplaires de mon livre, qu’il me fallait dédicacer aux journalistes avec qui je me sentais des affinités. J’ai demandé comment on faisait. On m’a dit qu’on pouvait par exemple écrire juste avant le titre « Pour Machin Chouette, ce… », et après le titre, écrire quelques phrases bien senties qui donnent envie de s’y arrêter un instant.

J’étais pris au dépourvu. Certains de ces journalistes, je les lis et les écoute depuis vingt-cinq ans. Ce n’est pas quelques mots que je pouvais écrire, mais une longue lettre. 

Au retour, en pleine nuit, j’avais bien trop faim pour faire attention à la route. Je suis retourné à ma chambre et me suis envoyé de la bière, de la charcuterie, du pain et des mousses au chocolat. Plus tard dans la nuit, je me suis réveillé car il me fallait travailler ma conférence qui était loin d’être prête.

Le flâneur et le psychogéographe : Paris et Londres

La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir.

Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1859.

Parmi les types de récits de voyage contemporains, la flânerie urbaine a une place à part et doit faire l’objet, au moins une fois dans son histoire, d’un billet de blog précaire. Car la figure du flâneur, depuis la description de Charles Baudelaire et la théorisation par Walter Benjamin, ne s’est jamais éteinte à Paris.

Des esprits malins diront que c’est Edgar Alan Poe, non Baudelaire, qui a inventé la flânerie. Les esprits malins se trompent car L’Homme de la foule de Poe (traduite par Baudelaire avec des mots similaires à ceux de la citation ci-dessus!) décrit un comportement déviant, « le génie du crime profond », alors que le flâneur est un producteur. L’homme de la foule de Poe est un homme qui ne dort pas, qui respire et ne vit que dans le trafic, c’est un fantôme qui ne voit pas le narrateur qui le suit à la trace (même quand celui-ci se poste en face de lui). C’est un personnage de conte à dormir debout, magnifique, profond, mais ce n’est pas un flâneur. Baudelaire se sert de l’oeuvre de Poe pour élaborer cette figure de l’art moderne qu’est le flâneur : une autre façon d’être « de la foule », une autre façon d’ « épouser la foule ».

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Et cela nous mène à établir tout de suite que « flâner » ne signifie pas « se promener, errer de-ci de-là sans but ». Ou plutôt, ceci est une définition courante, mais n’est pas celle que nous utiliserons dans un contexte littéraire. Pour nous, la flânerie signifie un déplacement citadin réfléchi, qui a pour but de couvrir un certain territoire et d’expérimenter des états de perceptions variés. Je l’avais abordée brièvement dans une typologie des récits de voyage.

Du Spleen de Paris (commencé en 1855) à Zones de Jean Rolin (1995) et même Un livre blanc de Philippe Vasset (2007), les essais de littérature ne manquent pas, depuis 150 ans, pour décrire une action de déplacement individuelle dans la ville, mêlant méthode stricte et incertitude téléologique, scientificité et désordre mental.

Le triptyque surréaliste Le Paysan de Paris de Louis Aragon (1926), Nadja d’André Breton (1928) et Les dernières nuits de Paris (1928) d’André Soupault, ainsi que Le piéton de Paris de Léon-Paul Fargue, sont autant de récits de déplacements dans la capitale française, qui constituent explicitement des tentatives littéraires pour déconstruire une forme bourgeoise de littérature. Walter Benjamin voyait dans la flânerie, si j’ai bonne mémoire (mais il faudrait vérifier), une lutte inégale de l’individu moderne pour restaurer un rapport créatif à la ville, et ne pas laisser la marchandise et le commerce dicter les logiques de déplacement et de pratiques urbaines.

C’est cette association entre déplacement et résistance qui est au centre de la « psychogéographie » mise en avant par Guy Debord, dès 1955. L’année même où fut publié Tristes tropiques, qui se voulait une somme définitive sur le temps des voyages, un mouvement d’avant-garde parfaitement obscur prenait déjà une voie tangentielle pour concentrer le voyage dans un périmètre restreint et lui donner un objectif presque clinique, et quasi politique : « La psychogéographie, écrit Debord dans Les Lèvres nues,  se proposerait l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu , consciemment organisés ou non, sur les émotions et les comportements des individus. »

S’il n’y a pas de définition définitive du flâneur, et pour la raison avancée par Rebecca Solnit qu’il n’existe pas, il n’en reste pas moins que quelques paramètres descriptifs simples sont constants : « the image of an observant and solitary man strolling about Paris. » (Solnit, Wanderlust. A History of Walking.)

On peut ajouter à cela que s’il est seul, le flâneur entretient un rapport intense avec le collectif, auquel il se sent appartenir ; il observe la population et les bâtiments, mais son point d’observation n’est pas de surplomb (il est un « homme de la foule »). Il entre donc dans un rapport dialectique avec ses contemporains, tantôt s’en distanciant pour prendre du recul, tantôt y fusionnant pour apprécier les changements d’ « atmosphères psychiques » (Debord). Ainsi, s’il « flâne » dans une ville, le déplacement du flâneur n’est pas une promenade de pure détente, mais plutôt un art de la marche qui cherche à subvertir les modalités utilitaristes des flux humains planifiés par l’urbanisme officiel.

Le situationnisme (d’où procède la psychogéographie, ou plutôt qui a fusionné avec elle) est généralement considéré, sous l’angle de la pratique des villes, comme un mouvement successeur du surréalisme, et un moment important de la théorie de la flânerie, mais il n’a pas nécessairement produit un ensemble de textes qui pourraient être considérés comme des récits de voyage. L’ensemble de sa production textuelle, branchée sur l’espace urbain, l’exercice de la « dérive » et les productions audio-visuelles centrées sur les territoires et leurs usages, forment cependant des composantes narratives et théoriques qui influent sur l’évolution du récit de voyage. De surcroît, l’importance de l’approche situationniste est considérable dans l’écriture du voyage des décennies suivantes, et c’est la raison qui me fait m’arrêter sur ce mouvement.

Un auteur comme Jean Rolin reprend la figure du flâneur dans les années 90 et rend hommage à Guy Debord à plusieurs reprises dans Zones. Plus généralement, la psychogéographie doit à ceux qui s’en sont revendiqués, ces dix dernières années, d’être étudiée dans le champ de la littérature des voyages. Paradoxalement, c’est surtout à Londres qu’elle a été reprise en considération, par la génération d’écrivains anglais de la fin du XXe siècle, comme le grand James G. Ballard (Concrete Island), Iain Sinclair (London Orbital), Will Self (Psychogeography) ou Peter Ackroyd (London: The Biography) redonnant à Londres le statut de haut lieu de la flânerie, reconnu comme tel depuis les travaux de Blake, De Quincey et Stevenson (selon le critique anglais Merlin Coverly, Psychogeography, 2005.)

A leur tour, ces écrivains anglais ont inspiré de jeunes auteurs français qui, dans les années 2005-2010, reprennent la ville de Paris comme territoire d’intervention, pour des récits qui sacrifient à une pratique géographique, géométrique, et cartographique, de l’écriture et des déplacements. Je pense par exemple à Un livre blanc de Philippe Vasset, qui explore les zones de Paris laissés en blanc sur la carte IGN. (Vasset paie clairement sa dette aux grands écrivains anglais). Je pense aussi au travail de Mathieu Bouvier dont le travail sur les terrains vagues et les zones herbeuses a déjà été décrit ici.

On assiste ainsi, à travers la figure du flâneur, à un aller-retour entre Londres et Paris qui nécessitera une étude à part, mettant en lumière ce que ces deux villes ont produit comme récits de flânerie urbaine.