Parler de massacres dans l’herbe tendre

J’ai cette fois loué une voiture et suis allé chercher Peter dans sa maison secondaire, sise sur les hauteurs d’Arrigas, à une vingtaine de kilomètres du Vigan, dans la direction du causse.

Peter est un jeune retraité de l’université. Anglais de naissance, il a enseigné la littérature française toute sa vie dans des universités britanniques. Spécialiste de l’entre-deux-guerres, il a consacré un livre de deux tomes à André Chamson, bien après avoir acheté cette maison dans les Cévennes. Je l’ai rencontré à Belfast, il enseignait précisément dans l’université où je faisais ma thèse. Nous ne manquions pas une occasion de parler un peu de cette région de France à laquelle nous nous sentions liés d’une manière ou d’une autre.

Mais c’est la lecture de Chamson, dans les années 1960, qui lui a fait connaître les Cévennes, où il n’a mis les pieds que vingt ans plus tard. Lui plaisent les paysage, mais aussi la rudesse, l’esprit de résistance aux pensées dominantes, et l’anticonformisme. C’est donc tout naturellement que j’ai voulu enregistrer un entretien avec Peter, dans le cadre de mes documentaires radiophoniques sur les Cévennes.

Vous ai-je dit que la sagesse précaire était aussi une maison de production radiophonique ?

Stèle commémorant les Camisards

Quel meilleur endroit, pour réaliser cet entretien, que la tombe d’André Chamson ? Sur la route sinueuse qui nous y mène, nous tombons sur un monument en mémoire des camisards, ces combattants protestants qui luttèrent contre les dragons de Louis XIV.

Chose remarquable, cette plaque a été érigée en 1942. En pleine occupation allemande. Peter tend à penser que c’est là l’oeuvre des collaborateurs au pouvoir, soucieux d’attirer les suffrages de la population locale. Moi, je pencherais plutôt pour une sorte d’acte cryptique de résistance. Ceux qui allaient former le maquis Aigoual-Cévennes auraient posé là une stèle apparemment apolitique, mais qui appelait à l’insoumission.

Plaque de 1942 commémorant les rebelles de 1742

Nous continuons la route et arrivons près du col de la Lusette. Deux familles pique-niquent à l’ombre d’un pin, à côté de la tombe de Chamson. Je les interviewe eux aussi, car le sage précaire ne recule devant rien. Ils avouent n’avoir rien à dire sur l’écrivain, mais le connaître de réputation. Ils viennent là surtout parce que ce petit coin de paradis est ignoré de tous, à part de quelques randonneurs qui ne font que passer.

Peter et moi nous asseyons dans l’herbe épaisse, à l’ombre d’un autre pin. De sa belle voix, douce et grave, il raconte les relations que Malraux entretenait avec Chamson. Il révèle que le cévenol envisageait les femmes de manière ambivalente, progressiste dans certains romans, misogyne dans d’autres, et carrément sexiste à l’Académie française. Surtout, Peter parle du passage douloureux qui a mené Chamson du pacifisme causé par la Grande guerre (et qui a conduit à la parution de Roux le Bandit, en 1925), à l’anti-fascisme combattant des années 30.

Petit à petit, nous avons refait le monde de l’entre-deux-guerres, devisant sur les différents mouvements politiques de l’époque, sur Mein Kampf, sur le mystère des trois grands conflits européens (1870, 1914 et 1939) et leur éventuel enchaînement.

J’ai fini par poser le micro sur l’herbe pour profiter pleinement de la fraicheur du moment, du bon air de l’altitude et de ce qui vaut la peine d’être discuté un beau jour d’été entre deux intellectuels courtois et libéraux : des massacres, de la haine et du désir de destruction.

C’est longtemps après l’heure du déjeuner que nous sommes redescendus à Arrigas, et avons retrouvé Barbara, la charmante épouse de Peter, qui nous avait préparé un repas. Je me suis confondu en excuses, ce retard était de ma faute. Barbara me pardonna instantanément.

On peut dire ce qu’on veut sur les universités, mais il y a une douceur de vivre chez les universitaires qui n’a pas grand chose à envier à la précarité des sages.

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