Silicon Valley (5) Les précaires et les damnés

Drapeau composé de détritus textiles, Musée de Santa Clara
Drapeau composé de détritus textiles, Musée de Santa Clara

 

Quand les médias parlent de la Silicon Valley, c’est pour nous vanter les succès foudroyants de petites entreprises qui ont commencé par des bricolages entre potes, dans des garages et des appartements de colocation.

Les reportages se suivent et se ressemblent. Des success stories qui se succèdent et des génies désargentés qui deviennent richissimes. Invariablement, aussi, des Français qui se sont expatriés là-bas pour échapper à l’enfer bureaucratique de leur pays d’origine, et qui goûtent enfin à la douce liberté d’entreprendre dans la paradis des investisseurs.

Musée Santa Clara

L’image que je me suis faite de la Silicon Valley est tout autre. Je n’en ai vu aucun, de ces génies devenus richissimes. J’ai rencontré quelques entrepreneurs, mais leur histoire ne m’a pas paru entrer dans les cases de ces reportages formatés. J’ai vu des gens qui luttaient durement pour s’en sortir, des cadres qui cherchaient du boulot, des artisans qui sous-louaient leur maison pour arrondir les fins de mois, des communicants qui multipliaient les opérations bénévoles, des entrepreneurs qui se vantaient d’avoir un chiffre d’affaire qui stagnait.

La Silicon Valley est un territoire d’une dureté extrême. Des gens réussissent, mais il y a un succès pour mille échecs. Comme à Hollywood pour les acteurs, la plupart des entrepreneurs qui s’installent dans la Silicon Valley doivent en repartir au bout d’un an ou deux car ils s’y cassent les dents.

Santa Clara Museum

Or, on ne parle pas des échecs. Par culture et par pragmatisme, les Américains cultivent le goût et le vocabulaire de la réussite. Or, ce que j’ai vu dans la Silicon Valley, c’est une armée de précaires qui s’endettent pour tenir leur rang et qui se paient de mots pour garder la face.

Xavier est un brillant ingénieur qui cherche aujourd’hui du travail. Il vient de quitter l’entreprise dont il était un important manager. Cette entreprise l’avait fait vivre en France, en Asie et en Amérique. Il en est parti par la grande porte, en empochant un beau pactole.

Depuis un an, il vit sur ce capital et ne trouve pas d’emploi à sa mesure. Trop diplômé, il vient d’un trop haut niveau, il serait ingérable par un nouvel employeur. Selon lui, la Silicon Valley peut sourire à des jeunes informaticiens, prêts à passer leurs jours et leurs nuits à farfouiller sur des ordinateurs. Mais pour des hommes d’âge moyen, ultra-compétents et en position de diriger des équipes, le marché du travail est dur comme la pierre.

Pour réussir à décrocher un emploi dans une grande entreprise, il faut passer par de multiples étapes, et de multiples entretiens qui sont autant de pièges qui testent la maîtrise des codes particuliers des entreprises californiennes. Je vois sur la table du salon un livre intitulé Are You Smart Enough to Work at Google? qui aide à répondre aux multiples questions bizarres qui sont posées lors des entretiens préparatoires aux entretiens d’embauche.

Si j’étais Xavier, j’empocherais le pactole qu’il a obtenu en quittant sa boîte et je quitterais le monde marchand. Je mettrais ma maison en location et j’irai vivre pauvrement dans une cabane au bord de l’océan, jusqu’à ce que la mort me sépare du monde. Mais Xavier a une famille à nourrir et il garde le moral en travaillant bénévolement, comme consultant, pour des startups qui peinent à décoller.

Santa Clara Museum

Car la plupart des « jeunes pousses » ne décollent pas, c’est ce que les reportages ne montrent pas. Dans les dîners, les conversations tournent généralement autour des entreprises de la région qui ont réussi, et c’est passionnant d’entendre parler des « bonnes idées », ou des bonnes méthodes. Mais ce qu’on entend encore davantage, ce sont les silences gênés devant la myriade de projets auxquels personne ne croit.

Et puis il y a la solitude qui pèse tant sur les individus. Les gens essaient de se rencontrer mais c’est si compliqué. Une fois que des rencontres sont faites, il est difficile de se revoir et de créer de véritables amitiés. Tous les célibataires de la Silicon Valley sont inscrits sur des sites de rencontre, et tous se plaignent de la trop grande concentration d’hommes dans cette région d’ingénieurs et d’informaticiens.

Il m’est arrivé de dîner avec des êtres d’une tristesse infinie, dont la vie était dévorée par le travail. Divorcés, leur ex était partie en leur laissant un enfant dont la scolarité coûtait plus de vingt mille euros par an. Je payais l’addition, et ces gens qui gagnaient cinquante fois plus que moi me laissaient faire, car ils tiraient le diable par la queue. On me proposait souvent, à moi qui ne faisais que passer, de m’inscrire à des sites de socialisation ou de participer à des rencontres de francophones.

La prostitution prospère donc, et souvent, elle prend la forme du mariage. Des femmes viennent se vendre, en échange d’un contrat de mariage et d’une maison. On les appelle des honnêtes femmes, ce qu’elles sont au demeurant.

7 commentaires sur “Silicon Valley (5) Les précaires et les damnés

  1. « Are You Smart Enough to Work at Google? » (extraits)

    (…)

    3. Concevoir un plan d’évacuation pour San Francisco

    4. Avec deux sabliers (4 minutes et 7 minutes), mesurer 9 minutes

    5. Dans un pays où tous les couples ont des enfants jusqu’à la naissance d’un garçon, quelle est la proportion de filles ?

    6. Description d’un poulet dans un langage de programmation quelconque.

    7. Citer l’équation que vous trouvez la plus belle.

    Un lien utile :

    http://www.wired.co.uk/magazine/archive/2012/05/start/want-to-work-at-google

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  2.  »La prostitution prospère donc, et souvent, elle prend la forme du mariage. Des femmes viennent se vendre, en échange d’un contrat de mariage et d’une maison. On les appelle des honnêtes femmes, ce qu’elles sont au demeurant. »
    ________________________________________________________________________

    C’est 1 sujet qui nous sépare le sage,

    On explique le comportement d’1 humaine prête à se reproduire cherchant instinctivement (désormais ‘non illicite moralement’) donc implicitement, un mâle prêt à assumer matériellement sa future descendance –
    Tout ce schéma moderne pour 1 simple question de survie-
    (autant que le futur géniteur possède des bourses pleines) – jeu de mots de second degré – je peux monter jusqu’à 4 –
    Rien à voir avec la prostitution, ce me semble –

    Pourtant, étrangement ;

     » j’irai vivre pauvrement dans une cabane au bord de l’océan, jusqu’à ce que la mort me sépare du monde.  »

    Tu viens de d’écrire blanc sur noir, 1 pensée intime qui tenaille mon esprit –

    Belles images que tu as gardées de l’infernale Amérique-
    Tu aurais pu ménager ta monture , et ta bourse,
    Nous pouvons faire les mêmes constats en France !
    Avec ce mot ‘start-up’ et tant d’autres qui font partis désormais
    de notre langage familier –

    Mon haiku pour toi le sage était simple et naïf –
    la modération (ou toi ?) l’a fait sauter :

     »Dis-moi Sage précaire ?
    Comment on fait les bébés ?
    Sans communiquer ?  » ______________Sans jeu de mot (jdm) passera-t-il ?

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    1. Je pense que ça a tout à voir avec la prostitution, car la question de la descendance est secondaire. D’abord, il s’agit d’utiliser son corps et de le mettre sur le marché en échange d’une gratification matérielle. En l’occurrence, non pas un peu d’argent mais la sécurité matérielle. Simone de Beauvoir ne disait pas autre chose. J’ajoute pour ma part qu’il faut respecter la prostitution, que c’est une activité qui n’est pas plus dégradante que les autres. Elle est peut-être moins dégradante que ce que la société de compétition nous oblige à faire pour obtenir – et conserver – un emploi.

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  3. Ce patchwork est intéressant, les étoiles sont faites de tissus différents, longue tradition américaine, tant recherche qu’économie. Il y a un vouloir vivre étonnant là-bas, on arrache du tissu à la déchéance (la poubelle) pour lui donner une deuxième vie. Ca me plait bien

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  4. Et dans le sens de ton article, je crois que Zuckerberg, le patron de Facebook, vient de faire un don colossal d’1 milliard de dollars, qui fait de lui le plus gros philanthrope de la planète en 2013, et il a donné ça à une assoc de pauvres de la Silicon Valley ! c’est vrai qu’on ne donne qu’aux riches.

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    1. Là plus qu’ailleurs, la philanthropie tient son rôle de publicité pour les riches, de soupape financière pour s’affranchir de toute culpabilité, et de reproduction des inégalités.

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