« Les Evénements », ou la mue de Jean Rolin dans la guerre

Les événements

Il s’agit d’un roman qui narre la traversée d’une France en guerre. Le boulevard Sébastopol peut se parcourir « le pied au plancher », en sens inverse, et un immense chaos règne sur notre pays.

Il faut préciser que c’est un roman, car Jean Rolin s’est plutôt distingué dans les récits non fictionnels, et singulièrement des récits de voyage, de séjour, d’enquêtes. Depuis 2009 ou 2010 (autour de la soixantaine), l’écrivain procède à une sorte de mue. Il se tourne vers la fiction et veut (re)devenir romancier. Il s’était déjà essayé au roman, il y a plus de vingt ans, avec une réussite plutôt mitigée. Il s’y est donc remis dernièrement, et son dernier opus montre qu’il est en passe de réussir son pari. Les Evénements est le roman abouti d’un romancier impeccable. Les deux fictions qu’il avait publiées depuis 2010 ne m’avaient pas convaincu en tant que fictions. J’aimais ces livres, mais pas pour l’histoire qu’ils racontaient, car ils racontaient assez peu en définitive, et le lecteur pouvait se délecter des scènes observées, des descriptions de territoires, des épiphanies dont Rolin était coutumier dans son oeuvre non fictive.

Avec Les Evénements, en revanche, le dispositif narratif fonctionne beaucoup mieux et le lecteur est embarqué dans la fiction. On y croit, on y est, les personnages existent, le loufoque des situations n’est pas étouffé par les effets de réel. La France est en guerre, on s’y promène, les barrages sont réalistes, les rencontres fortuites sont crédibles, les chefs de clan sont incarnés et le narrateur habite enfin complètement son rôle de mec un peu paumé, qui ne sait à qui il doit obéir, avec qui il est censé collaborer. Plus qu’à l’espion piéton errant à Los Angeles (Le Ravissement de Britney Spears, 2011), et plus qu’à l’homme cherchant à traverser le détroit d’Ormuz à la nage (Ormuz, 2013), on s’identifie facilement au narrateur des Evénements qui n’est qu’un homme ordinaire, prudent et ironique, cherchant à sauver sa peau dans les entrelacs d’un conflit confus.

J’avais avancé, autrefois, la théorie selon laquelle les livres de Jean Rolin marchaient par deux, qu’ils se dédoublaient et se jumelaient à des années de distance : deux livres sur l’Afrique, deux livres sur la banlieue de Paris, deux livres sur les paysages industriels, deux livres sur  les animaux, etc. Forcément, il y avait aussi des livres qui étaient seuls, orphelins, célibataires, en attente, pour ainsi dire, de leur conjoint à venir. Campagnes était de ceux-là, L’Organisation aussi, ou Joséphine.

Eh bien, il semble qu’avec Les Evénements, Rolin tende à faire écho à plusieurs de ses livres passés. On pense bien sûr à Campagnes, puisqu’il s’agit dans les deux cas de la traversée d’un pays en guerre (l’ex-Yougoslavie et la France), et de la nature imperturbable de la vie animale, aux alentours de la guerre. On pense aussi à un petit texte très méconnu, Cherbourg Est/Cherbourg Ouest, qui consiste en un large travelling cinématographique dans la ville normande, dans une perspective explicitement guerrière.   On entend enfin l’écho de L’Organisation (1996), souvenirs comiques et mélancoliques d’un militant d’extrême-gauche, qui pouvait déjà être lu comme une réflexion sur la stratégie militaire, la confusion des luttes, les illusions et les nécessités de l’engagement partisan.

Mais il s’agit de bien plus qu’un simple écho. J’ai comme l’impression que les textes anciens que j’ai cités ici avaient en réalité pour but de préparer l’écrivain et le lecteur à l’arrivée de livres complets et puissants comme Les Evénements. Balzac faisait des « études de moeurs » dans sa Comédie humaine, Jean Rolin se lance dans une étude romanesque sur la guerre, sur la nature, sur la mobilité et sur les mouvements de population.

On ne sait pas pourquoi la France est en guerre, pourquoi les casques bleus sont là ni à quoi ils servent. La guerre est juste une fatalité, elle est une modalité de l’existence, comme la paix, la crise ou la croissance. Les hommes ne se font pas la guerre, ils vivent en guerre comme en un état durable. C’est un état qui inspire Jean Rolin. Il s’y sent chez lui ; non pas à l’aise, mais vivant. Peut-être son don d’observation est-il plus légitime en temps de guerre, et peut-être aussi son statut de nomade prend-il plus de sens quand le pays est à feu et à sang.

C’est un beau roman, drôle à chaque page, et poignant chaque fois que la nature surgit dans la narration. La guerre étant incompréhensible, le narrateur se réfugie dans les mouvements infimes des arbres et des cours d’eau. C’est bientôt le printemps, il convient de le guetter, d’en chercher les signes annonciateurs : c’est ça l’événement dont parle le roman.

8 commentaires sur “« Les Evénements », ou la mue de Jean Rolin dans la guerre

  1. Une complainte du temps jadis
    ——————————–

    Une grenouille est partie à la guerre,
    Bien téméraire
    Et sans souci.
    De son amant la peine fut profonde :
    “Ma vagabonde,
    Reviens ici”.

    La grenouille a remporté la victoire,
    Voici la gloire
    Sur le pavois.
    Le pauvre amant qui n’a point de nouvelles
    Se languit d’elle
    À pleine voix.

    Grenouilles, ne partez point pour la guerre,
    C’est la misère
    Pour vos amants.
    Vos chers parents auraient dû vous le dire :
    Nul mal n’est pire
    Qu’un tel tourment.

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  2. – Que c’est beau de ne pas jeter ses écrits
    1 jour de rage incontrôlée
    (ou d’appuyer sur la touche ‘suppr’ pour anéantir son blog Malepeur)

    – De les relire parfois
    Et de voir la sagesse allait et venir
    au gré de tes billets, sage précaire’__

    pour me faire pardonner :

     »Étouffant ! Cependant… vivre jusqu’au terme ! »

    ç’aurait pu être 1 extrait de l’amertume de Cioran 🙂

    Il s’agit d’Ossip MANDELSTAM (Nouveaux poèmes 1930-1934)

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