Scandale de l’électrique : comprendre la rupture de Bob Dylan

Pourquoi le passage de Bob Dylan à l’électrique a-t-il fait scandale ? C’est une question qu’on évacue trop vite, à force de raconter l’histoire comme une rupture entre l’ancien et le nouveau, entre le folk et le rock. Pourtant, ce que symbolise ce moment dépasse largement une affaire de sons ou d’instruments. Il faut remettre les choses dans leur contexte et comprendre ce que représentait le folk à ce moment-là, et pourquoi ses adeptes ont pu se sentir trahis.

Quand Bob Dylan prend la guitare électrique et abandonne le combo guitare-folk-harmonica, il faut comprendre pourquoi ça a fait scandale. Le film de James Mangold et beaucoup de critiques font croire – ou feignent de croire – que la guitare électrique est à ce moment-là la modernité. Mais ce n’est pas vrai du tout. Quand Dylan décide de jouer de la guitare électrique, celle-ci est déjà utilisée depuis longtemps dans la musique populaire américaine.

Avant Dylan et avant Hendrix: le génie électrique de 1954

Dès les années 1930, des musiciens de jazz et de blues jouaient sur des guitares électrifiées. Le rock’n’roll, lui, s’est imposé au début des années 1950, et la guitare électrique y occupe une place centrale dès le milieu de la décennie, notamment grâce à des artistes comme Chuck Berry. Quant à Elvis Presley, il commence sa carrière en 1954 avec That’s All Right, et devient une star en 1956 avec Heartbreak Hotel joué à la guitare électrique. Bref, cela faisait déjà plus de dix ans que cette musique électrique remplissait les ondes.

Il ne faut donc pas imaginer qu’il y a un « avant » un peu préhistorique avec les joueurs de folk, et un « après » plus moderne avec la guitare électrique. Ce n’est pas du tout le bon tableau. La réalité est différente. Il y avait d’abord de l’électrique, largement appréciée dans la musique noire américaine – dans le blues, le rhythm’n blues – avant que n’émerge ce que nous appelons, en France, le folk. En fait la musique folk est elle aussi ancienne puisqu’elle vient des immigrants de toutes parts, mais le mouvement dans lequel prend place Bob Dylan en 1960 est le « Folk revival », le renouveau folk qui s’inspire des chansons européennes et africaines traditionnelles et qui l’adaptent.

Et justement, l’arrivée de ce « renouveau folk », c’est un peu l’équivalent dans la musique populaire de la Nouvelle Vague dans le cinéma : une volonté d’appauvrissement volontaire, de retour à l’essentiel. C’est aussi comparable à l’Arte Povera en art contemporain : un choix esthétique et politique de se dépouiller des artifices. Le mouvement folk est un mouvement de contestation, non pas de l’électricité en soi, mais du capitalisme en cours, du pouvoir en place, de l’appareil industriel et militaire qui utilise l’énergie pour faire la guerre et broyer la vie humaine – ouvriers, soldats, étudiants.

La guitare folk, ce n’est pas le refus du progrès, c’est une tentative de produire un son nouveau, plus proche de la vie, plus en prise avec la nature. En 1960, le folk est quelque chose de jeune, pas une survivance du passé. C’est une manière de dire non aux grands orchestres de la chanson à succès. En France, on peut penser à Georges Brassens, qui monte sur scène avec une guitare et une contrebasse. Les gens de gauche adoraient ça.

Dans le folk, il y a cette idée d’une voix non transformée, naturelle, comme celle de Joan Baez, qui chantait pieds nus, avec une voix d’ange. Politiquement, les folkeux se voyaient comme minoritaires, marginalisés, méprisés par la bourgeoisie et le grand public formaté par la télévision. Ils formaient une communauté. Quand une voix étrange, nasillarde, comme celle de Dylan apparaît, ils sont contents de l’accueillir, justement parce qu’elle ne correspond pas aux canons esthétiques dominants. C’est pourquoi les adeptes du folk vont continuer à voir Bob Dylan comme l’un des leurs pour toujours. Regardez la vidéo qui suit et passez directement à la minute 10:30. On est en 1972 et Joan Baez chante avec des grands folkeux des montagnes californiennes, son bébé sur les genoux. Vous voyez les gens rigoler. Pourquoi ? Parce que Joan Baez imite l’accent et la façon de chanter de Bob Dylan, sur une chanson du premier album de Dylan. Sous-titre : dix ans après leur histoire d’amour, Baez et Dylan sont toujours associés dans les mémoires. C’est une manière émouvante à mon avis de rendre hommage à un ancien compagnon tout en se foutant de sa gueule.

Alors quand Bob Dylan passe à l’électrique, en 1965, ce n’est pas l’arrivée de la modernité : c’est une rupture perçue comme une trahison politique et esthétique. Non parce que les folkeux rejetaient l’électrique en soi mais parce qu’ils craignaient que Dylan cède à l’industrie, qu’il renonce à la communion vertueuse des luttes pour se soumettre aux lois du marché.

Et puis ils se disaient : d’accord, ce petit con prend le succès que nous lui avons donné avec notre rigueur morale, il prend la poésie militante qu’il a trouvée chez nous, et il va donner tout ça à des capitalistes pour aller faire danser des Blancs pleins de pognons dans des drugstores rutilants.

Le scandale était donc plus politique qu’esthétique, plus une lutte de valeurs qu’un conflit de générations. En 1965, les uns chantaient la guerre du Vietnam et l’injustice sociale avec des guitares acoustiques ; les autres faisaient danser la bourgeoisie blanche sur des histoires d’amour avec orchestre électrifié. C’est cette ligne de fracture qui explique le choc provoqué par la « trahison » de Bob Dylan en 1965.

Ce qu’a décidé de faire Dylan, c’est plutôt de prendre une tangente que personne ne voyait venir. Une musique et des paroles déstructurées, où le sens se dissout et la danse se ramollit.

Malheureusement, le film de James Mangold n’a pas montré cela de manière convaincante. Toute cette problématique est concentrée sur un seul personnage, Pete Seeger, qui est trop sanctifié pour être vraiment puissant. Le spectateur part avec l’idée que Bob Dylan était un génie révolutionnaire et les autres des tacherons sympathiques, et cela n’est ni vrai ni intéressant.

Bob Dylan méritait mieux ! A Perfect Unknown

Art : Cinéma

Titre original : A Perfect Unknown

Genre : Biopic

Réalisateur : James Mangold

Date de sortie : 2024

Durée : 2 heures 20

Distribution : Timothée Chalamet (Bob Dylan), Monica Barbaro (Joan Baez), Edward Norton (Pete Seeger).

Titre français : Un parfait inconnu

Lieu du visionnage : Munich, près de la rivière Isar.

Nom du cinéma : Museum Lichtspiele

Accompagnatrice : Hajer Thouroude

Date du visionnage : Mars 2025

Météo : Frais pour la saison, temps sec.

Souper post-séance : Un infâme bol de nourriture végétarienne. J’ai dû terminer les deux bols.

Note globale de la sortie : ***** (cinq étoiles)

Le film promettait de raconter un moment-clé de la vie de Bob Dylan. De ses premiers pas à New York, jusqu’à l’onde de choc provoquée par son passage à la guitare électrique. L’entrée fracassante d’une jeune star du folk dans un genre musical honni (le rock), avec, en point d’orgue, la chanson Like a Rolling Stone. L’album qui incarne ce tournant du folk vers le rock est bien sûr Highway 61 Revisited.

Malgré la promesse d’un sujet aussi dense, aussi puissant, le film m’a laissé sur ma faim. Plus encore : il m’a ému, oui, mais presque malgré lui. Pas à cause de ce qu’il montrait, mais à cause de ce qu’il réveillait en moi.

En voyant A Perfect Unknown, je me suis retrouvé transporté dans les années 1960, ce New York du Greenwich Village peuplé de chanteurs folk qui protestaient contre la guerre au Vietnam, contre l’ordre établi, et qui, mine de rien, fabriquaient une culture contestataire qui continuait les fils de la grande génération Beat. Et dans le même temps préfigurait la belle musique hippie.

À ce propos, différents mouvements de la « contre culture » existaient au temps de Bob Dylan. Lire sur ce sujet : Préférer les Hipsters aux Hippies

La Précarité du sage, 2014

Ce n’était pas seulement l’Amérique, c’était aussi un peu l’Europe, par les idées, les lectures, les résonances. Cette émotion était d’autant plus aiguë que je regardais le film avec mon épouse, qui a grandi dans le monde arabe dans les années 1990. Elle ne connaissait pas Joan Baez, ni Woody Guthrie, ni Pete Seeger. Il m’a fallu lui confirmer que oui, tel personnage avait bien existé dans la réalité. (Elle a surtout été impressionnée par Joan Baez qui, dans le film, est très sexy et n’a pas ce côté scout charmante qu’on connaît à la chanteuse). Dans ce décalage s’est révélée une forme de nostalgie : une émotion étrange, presque coupable, parce qu’elle faisait surgir un sentiment d’appartenance culturelle, de fascination pour ma propre culture. Une émotion familiale, identitaire, donc. Un chauvinisme à la con, disons le mot. Moi qui n’étais pas né à cette époque, mes parents ne s’étaient même pas encore rencontrés, quelle bêtise d’âme a provoqué en moi ce sentiment de fierté occidentale ?

Mais revenons au film. A Perfect Unknown échoue là où tant d’autres biopics échouent aussi : vouloir tout dire, tout montrer, cocher toutes les cases. En une heure et demie, on passe de l’arrivée à New York à la consécration, en passant par toutes les figures obligées : Joan Baez, Woody Guthrie à l’hôpital, Pete Seeger en apôtre du folk, les musiciens du studio, les premières scènes de haine du public, les slogans de trahison, et bien sûr, l’électrification. Tout y est à grands traits pour le public adolescent qui n’aime que les grands traits.

Ce genre de film devrait fonctionner comme une lecture lente. Choisir un moment, et le creuser, le faire résonner.

C’est ce qu’a fait François Bon dans une série d’émissions sur France Culture en 2007. Lire cet ancien billet de blog que j’ai écrit il y a vingt ans sur un autre blog : « Journée blanche avec Bob Dylan »

Par exemple, toute l’histoire de l’orgue Hammond sur Like a Rolling Stone aurait pu faire un film à elle seule. Ce musicien, guitariste de formation, qui est mis de côté à cause de la présence de meilleurs guitaristes dans le studio d’enregistrement, et qui propose timidement un son nouveau au clavier. On lui dit de laisser tomber mais il persiste. Son insistance finit par payer et le son de son orgue Hammond devient la marque de fabrique d’un tube international. Voilà du cinéma ! Alors que dans ce film, tout est survolé, tout est condensé, et la scène ne dure que quelques secondes : Dylan entend l’orgue au moment même où il enregistre la chanson, il sourit, et ce sourire vaut validation. Comme si les grandes oeuvres du rock se faisaient dans des improvisations sans travail entre copains.

Enfin il y a le problème Chalamet. On ne voit jamais Bob Dylan. On voit Chalamet jouant Dylan. Il singe l’élégance flottante d’un Dylan jeune, sans la crasse et le manque d’hygiène qui sont rapportés par les témoins de l’époque. Chalamet nettoie le personnage pour en faire un mythe mais c’est idiot car Dylan était déjà un mythe, et l’histoire documentaire avait déjà inclus les remugles et les mesquineries du réel. Donc ça ne prend pas. La preuve ? Mon épouse m’a dit : « Il chante mieux que Dylan. » Et cela, à mes yeux, suffit à prouver que le film est un échec. On ne chante pas « mieux » que Bob Dylan.

“La Realidad” de Neige Sinno : une grande littérature de voyage

Dès que j’ai entendu parler de La Realidad, j’ai su que je devais non seulement le lire, mais aussi me le procurer. Ce n’était pas une simple curiosité, mais l’intuition qu’il s’agissait d’un livre de voyage d’une importance majeure. 

Lorsqu’on parle de Neige Sinno aujourd’hui, on pense immédiatement à Triste Tigre, son premier livre publié, qui a connu un immense succès critique et public. Mais ce n’est pas son premier livre écrit. Avant Triste Tigre, bien avant même d’être connue, elle avait déjà rédigé La Realidad.

Ce livre, elle l’a d’abord écrit en espagnol, puis elle l’a retravaillé et traduit en français. Pourtant, à l’époque, elle ne l’a pas publié. Les éditeurs avaient fait ce qu’ils savent faire de mieux : refuser les manuscrits. Neige a mis de côté ce livre refusé, sans s’avouer vaincue, et a continué de travailler car d’autres textes s’imposaient à elle. Ce n’est qu’après le succès retentissant de Triste Tigre, avec un lectorat désormais vaste et attentif, qu’elle a décidé de reprendre ce manuscrit, son premier véritable livre, et de le proposer aux éditeurs qui, soudainement éclairés par un discernement et un professionnalisme sans faille, ont voulu le publier.

Ce parcours éditorial singulier rend La Realidad attirant mais son intérêt réside dans ses qualités intrinsèques. Il ne s’agit pas d’un deuxième livre dans l’ordre de l’écriture, mais d’un retour à l’origine, à une autre facette de son écriture, celle d’une jeune femme qui voyage, qui explore, qui cherche.

Et cette quête transparaît dès les premières pages. La Realidad est un livre de voyage, mais un voyage propre aux années 2000 : celui de jeunes Européens qui partent en Amérique latine avec peu d’argent, vivant parmi les squatters, les punks à chiens, ceux qui se débrouillent à la marge.

Un passage résume bien cet état d’esprit. Deux jeunes filles arrivent dans un squat à San Cristóbal, une ville qui semble dangereuse, et Sinno écrit :

“C’était un lieu magnifique et décrépit, exactement ce qu’il nous fallait. On nous a assigné un matelas dans une chambre à côté de jeunes de Veracruz qui vendaient des disques pirates. On a laissé là nos affaires et on est parti explorer la ville.”

Déposer ses affaires sur un matelas dans un squat et partir explorer la ville, c’est un geste qui en dit long. Cela signifie d’abord une confiance absolue dans les codes de ce mode de vie : on ne vole pas ceux qui partagent notre précarité. Cela montre aussi un détachement matériel total : ces deux jeunes filles n’ont rien qui vaille vraiment la peine d’être protégé. Leur richesse, c’est leur corps, leur force de pensée, leur énergie. La soif de mouvement.

C’est cette énergie que La Realidad capte avec une intensité rare. L’intensité d’écriture qu’on trouve parfois chez ceux qui voyagent.

Qui est victorieux en Ukraine finalement ?

La guerre en Ukraine semble tirer à sa fin, si l’on en croit les commentaires. Trois ans que je ne sais que penser de cette guerre. Trois ans que je n’arrive pas à me faire une opinion claire. À chaque argument entendu, je me laisse convaincre. Je vacille, j’acquiesce, puis le doute revient.

Lire aussi : Guerre en Ukraine 2023, le doute face aux éternels récidivistes

La Précarité du sage, 2023

D’un côté, il est indéniable que cette guerre a pesé lourd sur l’Europe. Si Poutine avait envahi l’Ukraine sans résistance, l’économie européenne aurait moins souffert, c’est une évidence. Mais le simple fait de poser cette hypothèse – et d’en mesurer les conséquences économiques – ne suffit pas à légitimer cette guerre injuste. D’un autre côté, cette guerre a offert au peuple ukrainien une identité renouvelée, une fierté nationale qui pourrait bien être le ferment d’un futur inattendu. Une nation se construit souvent dans la douleur et l’avenir nous dira ce qu’il sortira de ce nouveau peuple.

Certains, encore aujourd’hui, soutiennent que l’Ukraine n’existe pas en tant que nation distincte, que son destin est de se fondre dans la Russie. Je ne peux pas souscrire à cette idée. Il me semble que l’Ukraine a sa propre histoire, sa propre trajectoire, perceptible au moins depuis le XIXe siècle. Mais l’histoire a souvent montré qu’une nation ne se résume pas à son identité culturelle. Il y a aussi la géographie, les rapports de force, la puissance du voisin. Quand on vit à côté d’un empire, il est difficile d’ignorer ses ordres.

Lire sur ce sujet : Rendez-vous à Kiev. Un roman de Philippe Videlier pour ancrer l’Ukraine dans une culture nationale propre.

La Précarité du sage, septembre 2023

Alors, qui a perdu cette guerre ? Et surtout, qui l’a gagnée ? L’Ukraine a perdu des milliers d’hommes, des villes entières, une partie de son avenir. Mais a-t-elle perdu la guerre ? Rien n’est moins sûr. L’Europe, elle, a perdu en stabilité économique et en illusion d’indépendance énergétique. Mais les États-Unis, eux, ont joué une partition bien différente.

Je ne crois pas en une « communauté d’intérêts » occidentale. Je n’emploie guère le mot d’Occident et ne donne pas cher d’expressions telles que « la défaite de l’occident ». L’Europe et les États-Unis n’ont pas vécu cette guerre de la même manière. Pour les Européens, ce conflit a été une saignée. Pour les Américains, il a été un investissement. Ils ont armé l’Ukraine avec du matériel souvent vieillissant, usé, tout en maintenant leur propre stock d’armes stratégiques. Ils ont dépensé des milliards, mais dans un système où la création monétaire est une arme plus redoutable que n’importe quel char. Et surtout, ils ont vendu leur gaz, leur pétrole, leurs armes aux Européens contraints de se détourner de la Russie. Pour les USA, ces trois dernières années furent glorieuses grâce à la présidence de Biden.

Car surtout, le coup de maître des Américains est visible sous nos yeux : ils ont su envoyer la Russie s’embourber dans un pays qu’elle croyait acquis, sans perdre aucun soldat yankee, en jouant admirablement des proxy que sont les soldats ukrainiens et les économies européennes. Aujourd’hui ils peuvent se retirer d’Ukraine sans avoir souffert et en laissant l’Eurasie panser ses plaies.

La Russie, elle, a-t-elle gagné quelque chose ? Après trois ans de guerre, l’armée russe est épuisée, ses pertes humaines sont colossales, son économie sous perfusion chinoise. Ils ont même fait appel à des forces de Corée du Nord… Poutine voulait une guerre éclair, il a obtenu un bourbier.

Aujourd’hui, l’image de Vladimir Poutine est profondément ternie. À cause de cette guerre en Ukraine, voici le portrait de lui-même qu’il nous laisse. Autocrate, sanguinaire, exprimant son amour de la Russie en massacrant les Russes. En 25 ans de pouvoir, il aura été l’homme qui a envoyé le plus de Russes à la mort. Que reste-t-il de la Russie de Dostoïevski, de Tolstoï, de Tchékhov ? Un régime qui enferme ses opposants, assassine ses contestataires, terrorise ses mères en envoyant leurs fils au front. Il n’y aura pas de grand artiste pour faire de lui un « résistant à l’empire de l’Occident » comme disent ses actuels thuriféraires. Il n’y aura pas de nouveau Chostakovitch pour faire de lui un nouveau Staline battant l’armée nazi. Il n’y aura surtout aucun Tolstoï pour faire de Poutine un Koutouzov génial, capable dans Guerre et Paix de battre la grande armée de Napoléon grâce un amour profond et métaphysique de la patrie. Poutine n’aura aucun grand artiste pour chanter sa légende car il les a tous tués, les grands artistes, ou les a fait fuir hors de Russie.

Je ne sais pas qui a gagné cette guerre, car les Etats-Unis, s’ils en sont les principaux bénéficiaires, n’en seront pas les vainqueurs stricto sensu. Mais je sais qui l’a perdue : les autocrates qui se font passer pour des hommes forts. Eux sont en train de tout perdre malgré les apparences. Le triomphe actuel des néo-fascistes concernant l’Ukraine ressemble à une victoire à la Pyrrhus.

80 ans après la libération d’Auschwitz : Mémoire, responsabilité et résonances contemporaines

En ce 80ème anniversaire de la libération des camps d’Auschwitz, il est crucial de revenir sur l’importance historique et symbolique de cet événement, non seulement pour comprendre le XXe siècle, mais aussi pour analyser son impact sur notre époque. Auschwitz, et plus largement les camps de concentration et d’extermination, représentent un point de bascule dans l’histoire des idées, une fracture morale et philosophique qui a redéfini les valeurs humaines. Avec Hiroshima, Auschwitz incarne l’aspect inhumain du siècle, et la fin de notre foi dans le progrès et la technique.

Pour résumer le XXe siècle dans son horreur, il faut convoquer trois mots qui renvoie chacun à un certain extrême du savoir-faire et de l’intelligence de l’occident :

  1. Les déportations de populations
  2. Les camps de la mort
  3. La bombe atomique

La libération des camps a marqué la révélation d’une horreur indicible : un système industriel de déshumanisation. Ce moment a transformé la pensée contemporaine, influençant la littérature, la philosophie et les discours politiques. Primo Levi, dans Si c’est un homme, a offert une perspective supportable en décrivant la vie quotidienne des prisonniers, loin du dolorisme, et en révélant les mécanismes de survie dans un monde concentrationnaire. Ce livre demeure un témoignage fondamental, non pour provoquer un simple “plus jamais ça”, mais pour comprendre, dans le détail, ce que signifie être privé de sa dignité tout en continuant à vivre.

Une commémoration troublante

Cependant, en 2025, alors que nous commémorons cet anniversaire, un paradoxe troublant émerge : certains des descendants des victimes de ces tragédies historiques sont aujourd’hui engagés dans des dynamiques de domination qui reproduisent, dans un autre contexte, des mécanismes de violence et de répression équivalente à ceux mis en place par l’Allemagne nazie. La situation à Gaza illustre cette contradiction. Avec plus de deux millions de Palestiniens enfermés dans une enclave assiégée, Gaza s’apparente à un gigantesque camp de concentration, un espace où les habitants vivent sous un blocus constant, soumis à des bombardements incessants. Et comme par hasard, les experts de la chose militaire observent qu’on a fait tomber sur Gaza plus d’explosif que la bombe d’Hiroshima n’en contenait.

Cette réalité, bien qu’éloignée dans sa forme et son contexte des camps nazis, interpelle par ses résonances symboliques. Les tragédies de la Deuxième Guerre mondiale — camps de concentration et bombe atomique — trouvent une résonance glaçante dans les violences infligées aujourd’hui à Gaza. Ces parallèles soulèvent le cœur et des questions profondes sur la mémoire collective et sur la manière dont elle est mobilisée ou détournée pour justifier des politiques contemporaines.

La nécessité de lire et de comprendre

Pour ne pas sombrer dans la provocation ou le simplisme, il est essentiel de revenir aux œuvres qui éclairent ces expériences extrêmes avec nuance et profondeur. Si c’est un homme de Primo Levi reste une lecture incontournable. De même, les mémoires de Simone Veil offrent une vision personnelle et lucide des camps, évitant les simplifications et les instrumentalisations.

Aujourd’hui, face à une montée des discours extrémistes qui rêvent de déportations, d’épurations ethniques et qui cherchent à étouffer les voix critiques, notamment celles qui défendent les droits des Palestiniens, il est plus urgent que jamais de relire ces textes. Ils rappellent que la mémoire de la Shoah ne doit pas servir à justifier l’injustice, mais à alimenter une réflexion universelle sur les droits humains, la justice et la coexistence.

À la recherche d’un nouveau mot pour désigner le néo-fascisme

Elon Musk est-il fasciste ? La question, qui trouve sa réponse rapidement, semble presque secondaire face à l’urgence de nommer ce qui se déploie sous nos yeux : une idéologie autoritaire, anti-démocratique et profondément hostile à l’État de droit. Le cas de Musk illustre bien une tendance plus large. Non, il n’est pas nécessaire de passer en revue ses tweets ou ses sorties publiques pour comprendre qu’il méprise les principes fondamentaux qui garantissent une société juste et équilibrée. Son hostilité envers le cadre légal, qu’il perçoit comme un frein à ses ambitions entrepreneuriales, est un marqueur clé de cette posture.

Une haine diffuse et une cible mouvante

La rhétorique de Musk s’inscrit dans un schéma plus vaste où les cibles varient mais la méthode reste la même : une attaque systématique contre tout ce qui incarne la pluralité, l’inclusion ou la justice sociale. Pour certains, la haine se cristallise autour des minorités visibles, qu’il s’agisse des Juifs, des Noirs ou des musulmans. Pour d’autres, comme Musk, l’ennemi désigné est plus diffus : les « wokistes », terme devenu l’outil rhétorique parfait pour stigmatiser une gauche perçue comme moralisatrice et oppressante. Cette détestation de la gauche, profondément ancrée dans l’histoire des mouvements fascistes, rappelle que les ennemis idéologiques de ces régimes ne se limitent pas aux minorités ethniques ou religieuses, mais incluent aussi les progressistes, les syndicalistes et tous ceux qui défendent le droit des plus humbles.

Le piège des mots usés

Le problème, cependant, n’est pas seulement idéologique : il est linguistique. Les mots comme « fasciste », « nazi » ou « extrême droite » ont perdu leur force. Ils ne mobilisent plus. Pour certains, ils évoquent un passé révolu, pour d’autres, ils ne suscitent ni crainte ni indignation. En face, les adversaires de l’État de droit ont su inventer des termes percutants, comme « wokisme », « islamogauchisme », « ensauvagement » ou « éco-terrorisme » qui, bien qu’infondés, résonnent avec efficacité dans l’imaginaire collectif.

Trouver une nouvelle rhétorique

Ce qui manque aujourd’hui, c’est un mot, un concept, capable de capter la réalité contemporaine de cette montée autoritaire et totalitaire. Parler de « populisme » ou de « conservatisme autoritaire » est insuffisant. Ces termes ne rendent pas compte de la haine viscérale, de la peur obsessionnelle de l’autre, ni de cette volonté délibérée de concentrer encore plus de pouvoir entre les mains des élites économiques tout en détruisant les contre-pouvoirs démocratiques.

Une urgence humaniste

Les antifascistes des années 1930 avaient compris l’importance des mots pour mobiliser. Avant même la Seconde Guerre mondiale, des figures comme André Malraux, André Chamson ou André Gide appelaient à la résistance, alertant sur les dangers du fascisme naissant. Aujourd’hui, cette même lucidité manque. Si le danger est bien réel, le vocabulaire pour le désigner et mobiliser les consciences est absent.

Il est urgent de retrouver une dimension rhétorique et conceptuelle qui redonne du sens au combat. Non pas pour ressusciter les vieilles luttes, mais pour revivifier la perception d’une menace bien actuelle : celle d’un néo-fascisme insidieux qui, sous couvert de modernité et d’efficacité, sape les fondements mêmes de nos démocraties. À nous d’inventer ce mot, ce concept, qui ralliera les esprits face à cette dérive.

L’extermination comme sport de combat

Laurence Hansen-Løve pense qu’il est possible d’espérer une réconciliation entre Israéliens et Palestiniens

Non madame, il n’y aura pas de moment où les Palestiniens et les Israéliens se demanderont pardon. Les exemples historiques que vous donnez sont inapplicables dans la situation actuelle.

Vous parlez de l’Allemagne qui demande pardon aux juifs, de l’Afrique du sud qui décide de mettre fin à l’apartheid. Ce ne sont pas les bonnes analogies. L’analogie adéquate serait plutôt l’écrasement total des cultures autochtones d’Amérique ou d’Australie. L’extermination des peuples par d’autres. L’ethnocide des occitans par les Français, des berbères par les arabes, des Dong par les Chinois.

Vous oubliez les peuples qui ont disparu et qui ne manquent à personne car personne ne s’en souvient. Ils n’on pas eu le temps de se réconcilier avec ceux qui les soumettaient à un joug atroce. Madame, vous semblez croire que l’injustice ne peut pas triompher mais malheureusement, seule la puissance aveugle triomphe.

Vous dites que la violence ne peut pas être une solution et qu’elle engendre la violence. Or, les exemples sont innombrables où la violence est telle qu’elle finit par imposer un ordre et une sorte de paix. Nous-mêmes, les Français, ne sommes-nous pas les produits de la brutalité la plus exacerbée, exercée répétitivement depuis mille ans ?

Il y aura extermination, en Israël, je ne vois pas d’autre issue. L’armée juive est en train de commettre le plus grave crime qu’on ait connu depuis la shoah. Après quoi elle se fera écraser par plus forte qu’elle. Et il ne restera personne pour pleurer les morts.

Conversion monétaire de Taxi Driver

Au début du film de Martin Scorsese, Bob de Niro dit qu’en travaillant de « longues heures » il parvient à gagner 300 voire 350 dollars par semaine. Mais à combien d’euros aujourd’hui correspondent 300 dollars en 1976 ?

Je me suis basé sur une autre scène pour trouver une juste conversion. Dans un cinéma porno, le même acteur achète une barre chocolatée, une boisson gazeuse, un paquet de pop corns et encore autre chose que je n’ai pas compris. Le tout lui coûte 1,85 dollars. Aujourd’hui, en France, cette commande monterait à une dizaine d’euros, peut-être un peu moins car la scène se passe dans un quartier populaire. Disons 7 euros.

Si je multiplie 1,85 par 4, j’obtiens 7,4.

Si je multiplie 300 par 4, j’obtiens 1200.

On comprend mieux la scène et on peut s’identifier au chauffeur de taxi : il se fait 1200 euros par semaine, et c’est un super salaire quand on est dans la mouise. En tout cas, c’est un salaire suffisamment élevé pour avoir envie de le clamer, de le mentionner dans un film.

Pour le reste de Taxi Driver, que l’on peut visionner avant d’aller voir le dernier Scorsese au cinéma, procéder de la même manière et multiplier par quatre tous les montants en dollars que vous entendez.

L’Adieu au voyage, de Vincent Debaene

C’est un livre que j’ai beaucoup utilisé pour mes travaux de recherche sur la littérature de voyage. Comme le dit l’éditeur, la thèse de ce traité consiste à révéler et décrire comment les ethnologues français ont élaboré une double oeuvre basée sur le même terrain : après leurs observations en Afrique, en Asie, en Amérique ou ailleurs, ils sont revenus en France avec deux ouvrages, un scientifique et un littéraire. Si l’on en croit Vincent Debaene, tous l’ont fait, ce qui est extraordinaire.
Ce rapport profond qu’entretiennent les ethnologues français avec la littérature serait un élément unique dans le monde scientifique, quelque chose qui distinguerait fondamentalement l’école française et les écoles anglo-saxonnes.
Une des découvertes de Debaene, dans ce livre bien écrit et agréable à consulter, est la dimension surréaliste de Claude Lévi-Strauss. Il procède à une relecture de Tristes tropiques de Lévi-Strauss qui se révèle vraiment stimulante.

Si De Gaulle n’avait pas existé (3) : pas de guerres d’indépendance

La défaite de 1940 face à l’Allemagne nazie est moins grave, moins lourde de conséquences que les guerres d’indépendance que la France a menées en Afrique et en Asie. La preuve : nous nous sommes réconciliés avec l’Allemagne, mais nous ne parvenons pas à nous réconcilier avec nos frères africains.

Il aurait fallu donner l’indépendance à toutes les colonies françaises dès la fin de la deuxième guerre mondiale. Dès la capitulation de l’Allemagne, les gouvernements européens se tournent vers leurs frères d’armes africains et asiatiques et leur disent : « Vous vous êtes bien battus, nous nous sommes égarés dans des guerres qui ne vous concernaient pas, et pourtant vous avez tenu un rôle important dans nos rangs. Dorénavant, nous ne méritons plus de vous gouverner, soyez libres et souverains. Restons amis si vous le voulez, nous vous aiderons si vous en formulez le souhait. Une page est tournée et c’est à vous d’écrire la suivante. »

C’est le péché le plus grave de l’histoire de France : s’être accroché à notre empire colonial coûte que coûte, ne pas avoir compris que le monde avait changé, que le temps de la décolonisation était arrivé. Alors quand les Algériens sortirent leurs drapeaux à Sétif, dès 1945, certains Français pensèrent qu’il fallait écraser les velléités d’indépendance dans l’oeuf, alors qu’il était nécessaire de construire le monde d’après dans une Algérie algérienne et indépendante. Si l’on avait fait cela dès la sortie de la guerre, il n’y aurait eu aucune amertume entre nous, aucune problématique de type Harkis, aucune résistance de type Algérie française, aucun terrorisme. Cela est vrai pour le Vietnam aussi, aucune guerre d’Indochine, pas de Dien Bien Phu, etc.

Qu’est-ce qui nous empêchait de penser de la sorte, à part une limitation bien compréhensible de notre intelligence ? Le fait que les Français se croyaient des vainqueurs de la deuxième guerre mondiale, et qu’ils vivaient sur l’illusion qu’ils étaient souverains. Les gouvernements devaient donc gérer la pression des Français vivant dans les colonies qui exigeaient le retour de l’ordre ancien. Si le général de Gaulle n’avait pas existé, la France aurait regardé en face sa réalité de peuple dominé, dirigé par autrui, et n’aurait pas joué au grand dominateur.

Au contraire, si nous avions mis notre souveraineté entre les mains de l’empereur américain, ce qui fut fait après quelques décennies de déni, les diplomates yankees auraient fait comprendre aux Français des colonies que c’était fini, qu’ils pouvaient rester dans leur maison et sur leurs terres mais que dorénavant ils auraient la double nationalité, française/algérienne, française/indochinoise, etc. et qu’ils n’étaient plus les dirigeants. Les Américains auraient organisé les choses pour que les élites colonisées viennent se former en France et en Amérique, ils auraient fabriqué dès 1945 le néocolonialisme que nous connaissons aujourd’hui. Cela n’aurait pas été brillant à mon avis, mais surtout cela aurait évité les guerres d’indépendance qui ont été une calamité, une catastrophe pour tout le monde.