I’m moving to France!

Et puis, avec le temps, j’ai appris à comprendre que les gens qui s’autoproclament workaholic sont rarement des foudres de guerre.

Nous partons avant le lever du soleil, et je ne sais toujours pas quel type de travail je suis censé faire. Patrick ne me dit rien, et il n’est pas de meilleure humeur le matin que le soir. Je me tiens coi et me laisse porter par la voiture. J’espère juste qu’il ne va pas m’embarrasser en me donnant à réaliser un chantier avec des instructions minimales, incompréhensibles et lacunaires.

Il téléphone à sa copine qui ne répond pas. Il laisse un message. Il me pose quelques rares questions et répond (parfois) à mes rares questions de manière laconique. Notre rencontre n’est donc pas un coup de foudre, mais je n’ai pas à me plaindre.

Le lycée est un établissement de qualité très médiocre. Peu d’enfants iront dans des universités prestigieuses. Patrick enseigne dans un « programme » qui tourne autour de la permaculture, de la science environnementale, de l’hôtellerie et du tourisme durables, de la gastronomie bio. La direction du lycée a décidé de compenser son manque de prestige par un fort investissement dans l’énergie verte. L’électricité est produite à 90% par des panneaux solaires installés un peu partout.

Lycée très mixte, raciallement parlant. L’anglais est une seconde langue pour 25% des gamins. Ce qui me plaît infiniment, c’est que les adolescents se mélangent vraiment. Les clans existent, mais ils ne sont pas constitués par les origines ethniques des individus. Les bad boys, avec leur pantalon au-dessous des fesses et les casquettes à l’envers, sont autant des blacks que des chicanos ou des blancs.  Des couples se bécotent, et les couples que je vois sont très souvent mixtes.

Patrick me présente à ses classes et me fait parler avec eux, pour expliquer ce que c’est que le wwoofing, et plus généralement, pour réfléchir sur l’idée de « tourisme durable ». Ces adolescents sont adorables. Impertinents avec les adultes, mais sympas et drôles. Il y en a quelques uns dont je ne comprends pas l’anglais, mais sinon, je les trouve très agréables, respectueux ; peu travailleurs mais éveillés ;  dissipés mais prêts au dialogue.

L’année prochaine, ils iront à la fac. Aucun d’entre eux ne vise les prestigieuses université de UC Berkeley ou de UCLA, ni même les établissements de la catégorie juste inférieure, mais des Colleges obscurs, publics mais modestes. Leur plus grand sujet de préoccupation, concernant leur orientation, est le coût des études. Quand ils apprennent qu’en France, l’université est presque gratuite, ils font entendre une clameur dans la classe. I’m moving to France!

Pour les aider à réussir leurs interrogations écrites, Patrick leur rappelle qu’il y a un test demain. Il leur dit de réviser le chapitre 13 de leur manuel scolaire. Puis, à ma surprise, il leur donne les questions à l’avance. Il leur donne enfin les réponses à l’avance. Patrick aimerait bien que les élèves de sa classe décroche des A et des B, et ne se complaisent pas dans la région des F.

En fin d’après-midi, une jeune femme noire est toujours dans la classe de Patrick afin de repasser sa leçon et d’écrire une prémière fois les réponses aux questions qui seront données demain comme examen. Les professeurs donnent des points supplémentaires aux élèves qui viennent en étude pour faire leur devoir. Elle s’entraine sur moi pour vérifier qu’elle a bien tout appris. Elle récite sa leçon avec un sens de la comédie tout à fait convaincant. En revanche, elle avoue ne pas comprendre le vocabulaire qu’elle emploie. Des mots comme « aride », « nappes phréatiques » : Don’t even ask me what it means, I have nooooo idea.

Ce mec n’est pas plus fermier que moi

Patrick, mon « hôte fermier », n’habite pas dans une ferme, mais dans une maison située dans une rue assez modeste. De tous les pavillons de la rue, la sienne est celle qui ressemble le plus à  une maison abandonnée, une végétation assez touffue accueille le visiteur improblable.

Il y a quelqu’un à la maison, mais personne ne me répond quand je frappe à la porte. Je m’assois sous le hauvent et lit Hobbes & Calvin. Une demie-heure plus tard, un homme ouvre la porte sans s’excuser ni s’étonner. Ce n’est pas celui que j’attendais, mais un ami de passage, qui nettoyait la salle de bains. William est un voyageur qui va de communautés en communautés le long de la côte californienne. Il se dirige vers le nord de l’Etat pour vivre dans un bateau, basé dans un éco-village.

Dans les piles de livres de la maison de Patrick, de nombreux récits de voyage et d’expédition, des livres de politique écologiste, quelques classiques de la poésie américaine, et un récit qui attire mon regard : City Farm, de Novella Carpenter. Il s’agit de l’histoire d’une maison de banlieue, situé au cœur d’un ghetto d’Oakland, qu’une jeune femme a transformée en ferme urbaine. Je le feuillette pour mesurer que le livre n’est pas une fiction, mais un récit de vie, bien écrit, drôle, vivant. Ce livre a connu pas mal de succès il y a deux ou trois ans. Il reflète un mouvement réel qui prend une certaine ampleur dans la classe moyenne, mais qui n’a jamais cessé d’exister : l’établissement d’une ferme dans un environnement urbain, et même et surtout défavorisé.

Cette fille vit avec son compagnon dans la 28ème rue d’Oakland, et je me trouve dans la 23ème. Autant dire que je peux aller la voir en quelques minutes si Patrick me prête un vélo. Novella Carpenter, quel nom! On pourrait le traduire par « Roman Charpentier ».

Les livres sont éparpillés en tas. Ils me rendent la maison chaleureuse. Je note Better Off, d’Eric Brende, qui a vécu un an sans électricité dans un coin perdu d’Amérique. Un peu comme moi dans les Cévennes, mais je n’étais pas un fanatique de la technophobie, et je n’ai jamais rien mis d’austère ou de vertueux dans ma vie hédoniste de la montagne.

Pendant que William me fait la conversation, Patrick rentre enfin. Il me serre la main avec un air de mécontentement évident. Sa mauvaise humeur ne m’impressionne guère car je suis là pour une bonne raison : il m’a demandé de venir, il a besoin de ma force de travail. En réalité, il est gêné car il pensait que son ami aurait débarrassé le plancher et m’aurait laissé sa chambre. Je vais devoir dormir sur le canapé du salon.

L’ambiance est bizarre. Patrick fait une sorte de prière avant de manger son sandwich Subway. Il contredit sans arrêt son ami et parle de son travail à lui, combien il s’investit dans son travail. Nous l’écoutons, mais William lui dit qu’il ne sait pas trop où il veut en venir. Nous sommes tous des travailleurs, ici. je crois que Patrick veut me signifier que je ne suis pas ici pour rigoler. Qu’avec un workaholic comme lui, il va falloir que je me retrousse les manches.

Je ne réponds rien car, d’une part, il n’est pas explicite dans son message, et d’autre part, le travail ne fait pas peur au sage précaire.

WWOOF, du tourisme durable en Amérique

C’est une chose bien connue aujourd’hui, mais peut-être certains d’entre vous ne connaissent pas ce réseau. Le Wwoofing est une pratique de partage entre des voyageurs et des fermiers en agriculture biologique. Le fermier accueille une main d’oeuvre non qualifiée qu’il ne paie pas, le voyageur trouve le gîte et le couvert en échange de quelques heures de travail par jour.

WWOOF : Worldwide Opportunities on Organic Farms (« opportunités dans les fermes bio tout autour du monde », ça sonne moins bien en français). Sur le papier, c’est un projet gagnant-gagnant. Non seulement on peut passer quelques jours ou quelques semaines sans avoir à débourser d’argent, ce qui permet de voyager plus longtemps sur un continent, mais on y apprend beaucoup de choses sur l’agriculture, on y fait des rencontres intéressantes et on y visite des territoires ignorés des guides touristiques.

Je me suis donc inscrit sur le site consacré aux fermes américaines, prêt à donner un peu de ma force de travail contre un logement rudimentaire et quelques légumes bio. Or, tous les « hôtes » me répondaient qu’ils n’avaient pas besoin de moi, et surtout, qu’ils avaient bien trop de demandes de la part de voyageurs que de travail à donner.

Etonnamment, les jeunes femmes, étudiantes en vacances, n’ont pas trop de problèmes pour trouver des lits et des légumes. Mais le sage précaire, personne n’en veut malgré une bonne volonté à toute épreuve.

Un jour, cependant, un certain Patrick m’écrit pour me demander de l’aide. Ce qui me ravit : il habite dans la ville qui m’attire le plus dans la baie de San Francisco, Oakland. Sa ferme est moins une ferme qu’un projet qui allie éducation, lycée, lutte contre la pauvreté, agriculture biologique et tourisme durable.

Je me frotte les mains. Je vais pouvoir observer de l’intérieur, moins avec les yeux qu’avec les mains et l’huile de coude, un de ces fameux projets progressistes qui font la renommée d’Oakland.

 

Dans l’auberge de San Francisco

Autrefois on appelait ça une auberge « de jeunesse ». C’était pour les jeunes, car il n’y avait que les jeunes qui avaient le loisir de voyager léger sans beaucoup d’argent. Les adultes, eux, avaient des gamins, et ne voyageaient pas.

A San Francisco, dans les années 2010, la même auberge est devenue une auberge tout court, car tout le monde voyage et que plus personne n’a vraiment d’argent. Le sage précaire, quarantenaire, n’a aucune raison d’avoir honte de son âge, il est loin  d’être le plus vieux. Dans le hall d’attente où les canapés accueillent les vacanciers, deux ont l’air d’être retraités, quatre pourraient être étudiants, quatre ont l’âge du sage précaire, les autres sont des trentenaires.

Tous, ou presque, manipulent leur ordinateur portable, leur tablette ou leur smartphone. Un vieux lit le journal, et, surprise, trois personnes lisent un livre (et ce ne sont pas les plus vieux). L’un d’eux cependant, dort à côté de son bouquin, et un autre a vraiment l’air coincé du cul, je ne sais s’il y a là une relation de causalité.

Un homme de 45/50 ans est allé s’installer au piano et a commencé à improviser un air contemporain. Il prend des poses dramatiques, il est un peu excentrique dans ses manières, mais c’est un vrai musicien, ce qui nous change des guitaristes à fleur du genre de votre serviteur. Il fait sourire les jeunes, qui entendent peut-être de la musique pour la première fois de leur vie.

Bref, avec l’explosion de la précarité, les hostels sont devenus des lieux plutôt huppés. Aujourd’hui, sortir 30 dollars pour un lit dans un dortoir, c’est devenu une sorte de luxe.

Le musicien est parti de son piano, sans aucun applaudissement. Il revient avec un tout petit chien tenu en laisse. Il me demande si je veux être soigné (« healed »), car son chien est un guérisseur. Il essaie de motiver ce minuscule animal de me lécher les pieds, mais le chien préfère lui lécher la main, à lui. Maybe there’s nothing wrong with you, dit-il, mais j’en doute beaucoup.

Je suis tellement satisfait de cette auberge que je vais en faire de la réclame : Hosteling International Fishermen’s Wharf, Fort Mason, San Francisco. Des gens se plaignent de la propreté du lieu, ou de l’exiguité des commodités, mais je veux témoigner que l’auberge est très bien tenue. Le petit déjeuner est inclus dans le prix, une vaste cuisine est à disposition, l’internet est accessible gratuitement, des instruments de musique le sont tout autant. Un grand écran diffuse chaque un film pour ceux qui le veulent.

Et depuis la cuisine, vue sur le Golden Gate Bridge.

Le dortoir est immense. Nous sommes nombreux à y dormir sur des lits superposés, et cela, loin d’être une nuisance, incite au calme, au respect, et à la sécurité. Bien sûr, les ronflements rugissent dans la nuit, mais avec des bouchons dans les oreilles et un pull autour de la tête pour couvrir les yeux, le voyageur ne dort pas plus mal ici que dans une chambre d’hôtel.

 

Vivre sur l’eau à Sausalito

Je vous écris depuis la bibliothèque municipale de Sausalito, petite ville californienne en bord de mer. Sur la baie de San Francisco. Pour y aller, il suffit de traverser le mythique pont Golden Gate, car Sausalito et San Francisco se font face, de part et d’autre de l’embouchure de la baie.

(Peut-on parler de l’embouchure d’une baie ?)

Le Golden Gate bridge, depuis San Francisco

Une ville entre mer et montagnes, magnifique. Tout devrait y être hors de prix, et les loyers par dessus tout. Or, une petite communauté résiste à la gentrification de Sausalito. Ces résistants vivent sur des bateaux, dans une communauté qu’ils appellent Galilee Harbor (le port Galilée).

Ils se sont constitués en coopérative, sont devenus propriétaire collectif de la terre et des docks, et les résidents se doivent d’être artistes, musiciens, écrivains, ou alors de travailler dans les métiers de la mer.

Depuis les années 70, les habitants de ces bateaux luttent avec les autorités pour rendre leurs habitats alternatifs légaux. En échange des autorisations qu’ils ont conquises, ils doivent réaliser un certain nombre d’aménagement : rendre accessibles les docks et les pontons, accepter la visite de touristes et de promeneurs, procéder à des travaux d’entretien du littoral, etc.

Je me suis retrouvé là un peu par hasard. L’ami d’un ami habite à Sausalito, et je me proposais d’aller lui payer un café. J’ai loué un vélo à San Francisco, traversé le Golden Gate bridge, et me suis baladé un peu loin du centre ville. Je n’ai pas trouvé l’ami de mon ami, mais je me suis fait de nouveaux amis, en discutant sur les docks.

C’est ainsi que, sans l’avoir prémédité, quelques jours plus tard, je me suis retrouvé accueilli dans plusieurs de ces bateaux-maisons qui me faisaient rêver, et que j’ai enregistré quelques très jolies histoires de voyages, souvent couplées avec des histoires de passions amoureuses. Des histoires de musiciens et de plasticiens, des histoires de capitaines au long cours et d’enfants non scolarisés.

Des histoires flottantes qui allient les contraires : luttes locales et voyages autour de la terre,  coopérative et aventure solitaire. Il faut imaginer ce vieux loup de mer, Marc, qui a construit son propre catamaran et a fait le tour du monde avec femme et enfants, il faut le voir penché sur des chaînettes en argent, pour confectionnent des petits bijoux. C’est, à mes yeux, l’image des habitants de Galilee Harbor : manuel et rêveur, patient et aventurier, solitaire et communautaire.

Mais d’où vient cet argent ? Et cette misère noire ?

Souvent, dans les rues américaines, le sage précaire est éberlué par tant d’argent dépensé partout, pour tout, tout cet argent qui coule à flots. Les voitures énormes, les maisons fragiles qui coûtent la prunelle des yeux, le prix exorbitant de la scolarité, des assurances maladie, les pourboires mirobolants qu’il faut donner aux serveurs (20% de l’adition est un minimum qui vous fait encore passer pour un radin, ou pour un Français, ce qui doit s’équivaloir).

Bien sûr, les gens vivent à crédit, mais malgré tout, il y a un mystère que je ne m’explique pas. Ce n’est pas exactement un confort, mais une espèce de dépense constante et massive qui me frappe, et dont je ne vois pas la source.

Et puis, quand je prends le bus pour me rendre dans des endroits moins visités, moins touristiques, les gares routières par exemple, je passe par des quartiers qui font froid dans le dos.

Je n’oublierai jamais le soir où j’ai pris l’autocar Greyhound, à Los Angeles. Le bus qui me conduisait là-bas a soudain emprunté un boulevard où il n’y avait plus de lumière, et je vis des tentes igloo montées à même le trottoir. D’abord quelques unes, puis des bidonvilles entiers. Des clochards un peu partout qui entassaient leurs affaires plus ou moins personnelles.

Les premières minutes, le sage précaire trouvait cela presque charmant ; il se sentait un peu chez lui. Cette pauvreté et ces habitats légers lui étaient une respiration, par rapport à la pression de l’argent qu’il ressentait dans les quartiers plus cossus.

Mais le temps passait, les minutes s’écoulaient, et le bus mangeait les kilomètres, et la misère noire s’épaississait au coeur de Los Angeles. Ce n’est pas la banlieue, mais l’hypercentre de la ville. Une zone décrépite, abandonnée par les services sociaux. Une ville dans la ville, détruite et insondable. Une catastrophe s’était passée ici. Je me croyais en territoire de guerre. Et ça n’en finissait pas.

Je n’avais jamais vu autant de misère entassée, dans une telle continuité urbaine. Il faisait nuit et le sage précaire ne souriait plus du tout. Il était parcouru de frissons. Pourquoi ces gens ne stoppent-ils pas notre bus et ne nous attaquent-ils pas ?

La soirée des poètes

Après quelques jours autour de Los Angeles, j’ai pris la route pour le nord de la Californie. Il est une grande baie, où l’océan Pacifique glisse un orteil. Autour de cette baie, les colons américains ont bati des villes portuaires où ils pouvaient construire des bateaux, accueillir des bateaux, faire partir des bateaux.

La plus connue de ces villes : San Francisco. La plus ouvrière : Oakland. La plus universitaire : Berkeley. La plus googlisée : Mountain View. La plus cybernétique : Palo Alto.

Des amies qui habitent près de Berkeley m’accueillaient chez elles. Une nuit de bus était suffisante pour aller de Los Angeles à la Bay Area.

J’étais invité à une fête d’anniversaire le jour même de mon arrivée à San Francisco. La fatigue due au décalage horaire était augmentée d’un épuisement dû le voyage en car : une nuit passée sur un siège peu confortable, à côté d’un immigrant mexicain qui ronflait.

J’aurais pu ne pas y aller, et me coucher tôt, comme l’aurait fait n’importe qui pour sa première nuit dans la capitale de la coolitude Californienne. Mes amies ne m’obligeaient nullement à y participer. Mais la fête se déroulait chez un poète, et je ne voulais pas manquer l’opportunité de passer une soirée chez un poète.

Ce n’est pas en France qu’on trouverait des gens qui se désignent ainsi. Quand ils le font, c’est justement parce qu’ils sont connus pour autre chose. Mon ami Jean Lambert-Wild, par exemple, dramaturge et metteur en scène, directeur de la Comédie de Caen, se définit comme poète. En Amérique, les poètes écrivent et publient de la poésie. Ils se connaissent et forment une communauté.

Toute la compagnie est serrée dans la cuisine. Ne connaissant personne, je vais me réfugier dans le salon. Une femme est assise sur un fauteuil, et comme personne ne l’accompagne sur le fauteuil jumeau, je m’y assois et initie la conversation.

Pendant toute cette conversation, je ne saurai pas si j’ennuie cette femme ou si c’est elle qui parle naturellement d’une manière traînante. Elle ne comprend pas pourquoi je trouve piquant qu’on se présente comme poète. « Moi-même je suis poète », dit-elle. Elle me pointe du doigt plusieurs individus, qui passent du salon à la cuisine, qui se trouvent être poètes également. « Tout le monde est poète, ici », dit-elle en riant.

Il est possible qu’elle se foute de ma gueule. J’ai trop de sommeil en retard pour en juger.

Juliana a publié des recueils de poèmes expérimentaux qui comptent sur la scène californienne. Car il y a une scène de la poésie, en Californie. Chaque année, elle est invitée en Europe, en Amérique du nord et du sud, pour faire des lectures et donner des conférences. Elle ne croit pas un seul instant qu’en France la poésie soit devenue marginale. Aux Etats-Unis, il y a encore des écrivains qui sont plus connus pour leurs poèmes que pour leurs romans, ce qui n’existe plus en France depuis Louis Aragon.

La grande poètesse finit par me planter là, en prétendant revenir dans une minute. Mes amies viendront de temps en temps parler avec moi sur un des fauteuils du salon que je colonise. Je n’ai pas la force de me lever et de me faire de nouveaux amis. Je ne dois pas être d’une très bonne compagnie, avec ma barbe de sept jours et mon air de Mexicain qui ronfle dans les autocars.

Après un temps assez long où tous les invités, je dis bien tous les invités, étaient dans la cuisine, les gens ont immigré hors de la cuisine, et alors la cuisine s’est retrouvée parfaitement abandonnée. Mon fauteuil du salon est en fait un très bon poste d’observation des mouvements humains. Des migrations massives s’effectuent entre le salon et la terrasse, et entre la cuisine et le salon.

Les filles, qui toutes écrivent de la poésie, se mettent à danser sur du hip hop californien. C’est très émouvant de voir ces jolis corps bouger sur cette musique-là. Elles écrivent ici, participent à un mouvement, une communauté de poètes, et la musique qu’elles écoutent parlent de la Californie du nord.

Je ne saurai dire pourquoi, je suis profondément touché par leurs mouvements de danse. L’une d’entre elles reprend les déhanchements des années 80 (ça, je saurais faire, pensé-je, les paupières lourdes). Une grande blonde joue à l’homme qui encule et fesse une petite blonde, sur des airs de rap mélodieux. Parfois, des garçons se joignent à elles, et ils retournent fumer des joints dehors.

Ces jeunes gens donnent finalement une merveilleuse image de la poésie. C’est ce que je me suis dit avant de m’endormir lamentablement, un verre de whisky à la main.

 

Silicon Valley (6) Public Library

Je vous écris depuis la bibliothèque municipale de Saratoga, une petite bourgade de la Silicon Valley, au sud de San Francisco. On imagine les Américains indifférents aux livres, tournés exclusivement vers les nouvelles technologies, et pourtant leurs bibliothèques sont des havres pour les amoureux du livre et de la presse.

On imagine aussi les Américains individualistes et ultra libéraux, et pourtant leurs bibliothèques ont demandé beaucoup d’argent public, et les habitants semblent en faire bon usage. Les salles sont grandes, il y en a beaucoup, et de nombreux habitants viennent y lire, faire des recherches, passer le temps. C’est très étrange.

Saratoga, c’est l’équivalent d’une petite ville rurale du Beaujolais, adossée à des monts et centrée autour du raisin. Une toute petite ville de 30 000 âmes, dont on peut imaginer que la plupart des actifs travaillent soit dans le vin, soit dans les entreprises informatiques de la Silicon Valley. C’est une des villes les plus riches (par tête de pipe) et les plus diplômées du monde. C’est aussi l’une des plus chères.

Je suis frappé par ces bibliothèques construites dans les années 2010, spacieuses, connectées à internet en libre accès, pleines de revues de gauche et de publications de haute tenue. Tout cela ne correspond pas avec l’image de nation fast food qu’on se fait des Américains. La bibliothèque de Saratoga est immense, un parking s’étend devant elle pour accueillir les habitants qui ne se déplacent pas à pied? C’est parce qu’il y avait un parking que je m’y suis arrêté, alors que je revenais, en voiture, d’une promenade en montagne.

Depuis que j’ai découvert la Public Library de Santa Monica (à Los Angeles, donc), je ne rate plus une occasion de me rendre dans une de ces institutions. J’y goûte une paix certaine, et j’ai l’impression de me rapprocher d’une certaine Amérique, plus sociale, moins intéressée par l’argent, et en même temps profitant de l’argent presque infini qui coule dans l’économie locale.

Conduire en Californie

Après plusieurs jours de bus et de métro à LA, j’ai craqué : j’ai loué une voiture pour deux ou trois jours. Il me fallait partir de Santa Monica, retrouver une actrice/cinéaste à Hollywood, aller chez Robert dans la lointaine banlieue, faire des choses qui nécessitaient de parcourir des dizaines de kilomètres.

L’agence de location n’avait plus de voiture « premier prix ». Pour le même prix, ils m’ont donné un énorme véhicule blanc, une Dodge qui me donnait un air de gitan richissime.

Je me suis installé et, voyant la boîte à vitesse, je suis retourné à la boutique pour demander une petite formation expresse. Ce fut rapide, en effet. Faire coulisser la manette à D (pour Drive) quand on veut conduire, à R (pour Rear) pour la marche arrière, et N (pour Neutral) pour le point mort. Quand on a terminé, il suffit de recoulisser la manette en haut, à la lettre P (pour Parking) qui fonctionne comme un frein à main.

J’ai alors conduit sur les grandes avenue de Los Angeles, puis sur la magnifique route côtière, et enfin sur les autoroutes à cinq voies, et je dois avouer que c’est un plaisir sans nuance de conduire en Californie.

Sunset Boulevard, Pacific Palisades, Pacific Coast Highway, Malibu Canyon Road, Mullholand Drive, conduire ici, c’est évoluer dans la mythologie de notre culture populaire.

Surtout, conduire ici est infiniment plus doux, plus simple, plus aisé et plus confortable que prendre le bus. Pour aller de Thousand Oaks au Musée d’art moderne, il fallait étudier les systèmes de transports en commun, prendre son mal en patience et être prêt à passer cinq heures dans les bus. Pour faire une route équivalente en voiture, il suffit de regarder l’initnéraire sur Google map, et, quasiment, de laisser la voiture conduire toute seule.

Et on se laisse porter dans des paysages sublimes, des déserts, des montagnes, des canyons, des vallées. Et soudain, l’océan étincelant.

En ville, les rues sont longues, elles sont reconnaissables et nommées de manière très rationnelle. Je suis arrivé à l’heure au café de Hollywood où j’avais mon rendez-vous, alors que je ne connaissais cette ville que depuis trois ou quatre jours.

Si je pouvais dire une chose qui explique pourquoi le transport américain s’est construit autour de la voiture individuelle, je dirais ceci : il est plus facile de se perdre à Nîmes, au Vigan ou à Saint-Basile-de Putois, qu’à Los Angeles.

La jetée de Santa Monica

Quand on parle de Los Angeles, on parle en fait de plusieurs villes, qui constituent une mégapole très étendue et très variée. Santa Monica est, donc, une ville qui jouxte LA, mais qui fait partie de LA, d’une manière analogue à Montreuil par rapport à Paris. Ou Villeurbanne par rapport à Lyon.

Ou Saint-Priest, enfin, vous prenez les villes qui font sens pour vous.

Santa Monica est endroit très plaisant, ouvert sur l’océan Pacifique. Son coeur se situe d’ailleurs sur l’océan : une jetée, ou un ponton. Tout le monde connaît ce lieu sous le nom de « Santa Monica Pier ».

Là-bas, au-dessus des vagues de l’océan, ce devait être un lieu portuaire, qui participait à l’industrie de la pêche ou à tout autre industrie maritime. Très vite, c’est devenu un lieu de promenade et d’amusement.

Les amuseurs les plus nases d’Amérique se sont donnés le mot pour venir travailler sur la jetée de Santa Monica. On y voit de vieux clowns lamentables, des prestidigitateurs qui manipulent des balons d’air, des autos tamponneuses, des montagnes russes qui semblent sorties des années 60.

J’y suis allé avec Steevie, un surfeur né à Hawaii. Je l’interviewe pour un reportage radio. Il m’emmène voir les latinos qui, en contrebas de la jetée, s’adonnent à la pêche à la ligne. Steevie lui-même ne mangerait pas de ces poissons.