Najran et ses maisons en terre

Je me suis donc rendu où St John Philby se rendit en 1936, pour en tirer cet excellent livre de voyage: Arabian Highlands.

Je m’intéresse tout particulièrement à l’architecture vernaculaire de cette région d’Arabie Saoudite pour une raison qui vous apparaîtra évidente dans quelques mois si Dieu me facilite la tâche.

Vous pouvez voir où se situe Najran sur cette fameuse carte que Philby fut le premier à dresser pour le compte du roi Abdulaziz Ibn Saoud.

Je n’ai pas grand chose à ajouter. Je préfère pour l’heure partager avec vous quelques photos de ces maisons en terre, dans leur oasis et leurs champs de légumineuses.

DAF, Diriyah Art Futures : Une plongée dans les futurs de l’art en Arabie saoudite

À Riyad, un nouveau musée a récemment ouvert ses portes que nous avons visité pendant nos récentes pérégrinations arabesques : DAF (Diriyah Art Futures).

Situé à Diriyah, berceau historique du royaume saoudien, ce lieu combine passé et futur. Diriyah, avec son palais historique du XVIIIe siècle, est une ville chargée d’histoire. À quelques pas de ces ruines, le ministère de la Culture a choisi d’implanter un musée d’art contemporain tourné vers l’avenir.

La première exposition, intitulée “Art Must Be Artificial”, explore les intersections entre art, numérique et intelligence artificielle. À travers des œuvres pionnières, elle propose une sorte d’archéologie des futurs possibles, nous plaçant en observateurs d’un présent déjà empreint des marques du futur. C’est un projet ambitieux et conceptuellement intrigant.

Une scénographie impressionnante, mais…

Le musée lui-même est une œuvre. L’architecture est remarquable, les volumes spacieux et les scénographies parfaitement exécutées. L’expérience visuelle et sensorielle est indéniable. Pourtant, une question essentielle m’a habité tout au long de ma visite : où est l’émotion esthétique ?

En tant qu’amateur d’art contemporain depuis les années 1990, j’ai souvent été confronté à des œuvres technologiques ou interactives. La première Biennale de Lyon dont je me souviens concernait justement les nouvelles technologies et c’était bien avant internet puisqu’elle devait avoir lieu autour de 1995.

Mais ici, devant ces installations numériques, une impression domine chez moi : l’absence de véritable profondeur émotionnelle. Les œuvres, bien qu’intéressantes sur le plan conceptuel, semblent souvent dépassées dès leur apparition, tant les technologies vieillissent rapidement.

Interaction ou distraction ?

Un exemple marquant est une œuvre interactive datant des années 2000. Elle propose un paysage stylisé où les arbres et les fleurs bougent en fonction des déplacements du spectateur. Certes, c’est ludique, et probablement captivant pour des enfants. Mais en tant qu’adulte et médiateur culturel, cette interaction m’a laissé le cœur froid.

Un détail révélateur : l’une des médiatrices m’a affirmé que l’art interactif est « supérieur à l’art non interactif ». Une déclaration péremptoire qui soulève des questions sur la manière dont ces œuvres sont présentées au public. L’interaction, bien qu’amusante, ne suffit pas à créer une émotion artistique durable.

Une fétichisation des nouvelles technologies

Cette exposition illustre une tendance générale : la fétichisation des nouvelles technologies dans les mondes culturels et éducatifs. Depuis les années 1990, j’observe comment l’art numérique, bien qu’impressionnant sur le moment, peine à susciter une véritable connexion esthétique.

Cela me rappelle cette première Biennale d’Art Contemporain dont j’ai parlé, il y a trente ans, qui explorait les débuts de l’Internet et des questions cybernétiques. Certaines œuvres étaient conceptuellement intéressantes, mais beaucoup ont déçu les Lyonnais, qui sont il est vrai des gens faciles à décevoir.

Une réflexion nécessaire

En visitant DAF en Arabie saoudite, je suis ressorti partagé. Le musée et son architecture sont des réussites incontestables. L’exposition, quant à elle, interroge notre rapport à l’art, à la technologie et au futur. Mais elle met aussi en lumière un défi fondamental : comment les nouvelles technologies peuvent-elles transcender leur dimension ludique, enfantine et même puérile ?

Pour l’instant, je reste en quête d’une œuvre numérique ou générée par intelligence artificielle que l’on pourrait qualifier de chef d’œuvre, et qui pourrait me faire réfléchir, m’émouvoir ou me faire rire.

En attendant, le musée reste une visite incontournable, ne serait-ce que pour son cadre extraordinaire et son ambition de questionner les futurs possibles de l’art.

Un voyageur ingénieur en Arabie : création et critique

Cela fait plusieurs semaines que je me plonge dans les écrits de Thierry Mauger, écrivain ingénieur, photographe et ethnographe, figure discrète mais que je découvre comme incontournable dans la littérature de voyage contemporaine. Ayant reçu récemment un don de cinq de ses ouvrages majeurs, je me suis imposé une discipline particulière : lire ses textes avec attention plutôt que de me limiter à ses photographies. Cet exercice a révélé une profondeur inattendue, une richesse que l’on tend souvent à occulter en réduisant ses livres à de simples recueils d’images.

T. Mauger, Heureux bédouins d’Arabie, p. 18-19.

Ce qui me frappe, c’est à quel point mon modèle d’analyse du récit de voyage, développé dans ma thèse de doctorat puis complété dans un livre publié en 2017, reste pertinent pour éclairer l’œuvre de Mauger. Ma thèse, construite comme une grille d’analyse historique et théorique, permet d’étudier les récits de voyage en fonction des évolutions stylistiques et idéologiques des décennies qui les ont produits. À travers cette méthode, j’ai démontré que le récit de voyage n’est pas un genre figé, mais un espace d’expérimentation qui évolue avec les formes littéraires, scientifiques et artistiques.

L’apport de ce modèle est double : il permet de différencier les courants réactionnaires, nostalgiques, souvent stéréotypés, des courants novateurs et créatifs ; et il évite toute essentialisation d’un auteur, en reconnaissant la diversité des tendances qui peuvent coexister dans une même œuvre.

Un témoin des années 1980

L’œuvre de Thierry Mauger illustre parfaitement cette complexité. Ancré dans les années 1980 et 1990, il incarne plusieurs facettes de la littérature géographique de cette époque. Une partie de son travail relève de l’imaginaire nostalgique, celui d’une Arabie éternelle et millénaire, où les Bédouins sont dépeints comme les derniers garants d’un mode de vie non occidental. Ce regard participe d’un courant populaire et industriel, empreint de clichés sur la liberté du désert et le rejet de la modernité. Depuis le XIXe siècle romantique, les voyageurs se croient très profonds en dénonçant la modernité et « l’extinction d’une civilisation », toujours qualifiée d’« authentique ». Notre auteur en est d’ailleurs parfaitement conscient et le dit sans complexe :

La vue du désert draine encore un flot de clichés, persistante empreinte nostalgique d’un monde romantique.

T. Mauger, HBA, p. 30.

Mais Mauger ne se limite pas à cette vision. Son attention minutieuse aux détails – qu’il s’agisse d’architecture, de bijoux ou de gestes quotidiens – le rattache à un courant plus technique, voire « ingénieur », qui émerge dans les années 1980-1990. Ce courant, loin de glorifier un passé idéalisé, documente avec précision les savoir-faire, les constructions, les métiers et les paysages.

Enfin, une autre dimension de son œuvre, plus tardive, mêle une interprétation libre des motifs traditionnels arabes avec des références aux sciences ésotériques, à la mystique islamique et à des théories anthropologiques ou psychanalytiques. Ce mélange éclectique témoigne d’une créativité singulière, parfois difficile à cerner, mais révélatrice d’un esprit assoiffé de structures et de symboles.

Une grille d’analyse nécessaire

Analyser l’œuvre de Mauger à travers cette grille me permet de montrer comment il appartient à des courants multiples et parfois contradictoires. Cette approche nuance la réception d’un auteur souvent cantonné à une seule dimension, celle du « photographe voyageur ». Elle révèle aussi l’apport de ma méthodologie, qui semble faire ses preuves au fur et à mesure.

Le désintérêt pour le récit de voyage en tant que genre littéraire est, à mon sens, une lacune majeure de la critique contemporaine. Alors que d’autres genres populaires – science-fiction, polar, fantasy – ont su gagner en légitimité, le récit de voyage reste perçu comme mineur, voire suspect. Les récits les plus stéréotypés, tels que ceux que j’ai abondamment critiqués sur ce blog, renforcent cette image simpliste. Pourtant, le genre offre une richesse inexploitée, capable de révéler des réalités complexes et de porter des innovations stylistiques majeures.

L’exemple de Thierry Mauger est emblématique. En réinscrivant son œuvre dans une perspective historique et théorique, je peux démontrer sa contribution à la littérature de voyage contemporaine, mais aussi l’intérêt d’une approche critique.

Revenir à l’œuvre d’un ingénieur civil spécialiste des constructions, c’est redécouvrir un auteur dont les écrits et les images d’habitats bédouins méritent une lecture attentive. C’est aussi une occasion de rappeler l’importance de valoriser la littérature de voyage, non pas comme un simple exercice de nostalgie ou d’exotisme, mais comme un espace d’expérimentation et de dialogue entre les époques, les cultures et les idées.

Al Balad : un vieux quartier réussi au cœur de Jeddah

Le sage précaire avec sa valise en Jeddah, après son pèlerinage à la Mecque. Photo (c) Hajer Nahdi, décembre 2024.

Al Balad, le quartier historique de Jeddah, est un trésor architectural et culturel qui évoque les « vieilles villes » médiévales de France ou encore les quartiers historiques d’Asie, souvent datant des XIXe et XXe siècles. Classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, ce quartier incarne un modèle exemplaire de restauration et de préservation.

Les bâtiments en bois, fragiles et précaires, sont patiemment restaurés par des artisans locaux et des artistes. Les détails des moucharabiehs, ces élégants treillis en bois, témoignent d’une esthétique à la fois fonctionnelle et poétique. Dans cet espace chargé d’histoire, la végétation occupe également une place importante : des arbres ombragent les ruelles et apportent une bouffée de fraîcheur bienvenue.

Les chats errants, emblèmes discrets du quartier, y sont non seulement tolérés, mais aussi nourris, contribuant à l’atmosphère conviviale et paisible des lieux.

Flâner dans les ruelles d’Al Balad, c’est se perdre avec plaisir dans un univers qui oscille entre les médinas d’Afrique du Nord et les quartiers culturels de Chine. Hajer et moi avons eu la chance de nous y égarer à deux reprises, savourant à chaque fois la réussite d’un quartier qui a su se mettre en scène de manière convaincante.

Je te salue, vieille Kaaba

Avant de partir je tiens à demander pardon à ceux que j’ai offensés, sans le savoir, sans le vouloir, par un regard, par une incurie du cœur. Je te salue, vieux temple obscur.

Aux temps immémoriaux d’Ibrahim, qui te fonda, et d’Hajer qui fit jaillir la source d’eau pure que nous buvons aujourd’hui, le sage y puise la noirceur et la douceur de la vie animale. Je te salue, vieux temple obscur.

La Mecque, pharaonique

Lorsqu’un fils d’ouvrier, ouvrier lui-même, s’aventure à La Mecque, ce qui le frappe d’emblée et continuellement, en sus de la spiritualité du lieu, c’est son aspect titanesque de chantier. La ville sainte, carrefour des pèlerins du monde entier, est aussi le théâtre d’une logistique colossale, orchestrée pour accueillir et gérer des millions de visiteurs. Cette organisation, au service d’un rite universel – la circumambulation autour d’un cube de dimensions modestes – révèle un contraste saisissant entre la simplicité du geste spirituel et la démesure des moyens déployés.

La logistique du sacré

Directions sacrées et profanes, Grande Mosquée de la Mecque

Imaginez des dizaines de millions de personnes, hommes et femmes, enfants et aînés, de toutes ethnies, convergeant vers un espace restreint. Les flux d’arrivées et de départs, les circumambulations autour de la Kaaba, les prières et les repos doivent être minutieusement orchestrés. Pour cela, une armée de travailleurs, agents de sécurité et personnels de maintenance s’active jour et nuit. Mais cette immense machinerie a ses failles : les forces de l’ordre, sous pression constante, doivent parfois imposer un contrôle rigide.

L’expérience devient alors ambivalente. À la ferveur spirituelle s’ajoute une tension palpable. Les pèlerins se voient empêchés de s’asseoir ou de prier librement, forcés de suivre des directives strictes pour ne pas rompre l’équilibre précaire du lieu. Cela engendre parfois des frictions. Moi-même, lors d’une « promenade » avec mon épouse, ai été séparé d’elle par les agents, désireux de fluidifier les déplacements. Un mal nécessaire, peut-être, mais qui souligne l’étroitesse entre ordre et contrainte. Un jeune fonctionnaire m’a même parlé avec un ton irrespectueux et des gestes déplacés qui nous ont vus nous toiser, les yeux dans les yeux, pendant de longues secondes. J’ai vraiment cru qu’on allait m’arrêter et m’interroger pour me donner une leçon. Erreur, les méchants flics qui m’avaient rudoyé ont prié à mes côtés et ont disparu dès la fin de la prière.

Un chantier interminable

Au-delà des foules, un autre spectacle s’impose : celui d’un chantier pharaonique. Des années après les rénovations de la Grande Mosquée, les travaux continuent. Les montagnes sont littéralement arasées pour faire place à de nouvelles infrastructures. Des dizaines de milliers d’ouvriers, casqués et organisés en équipes hiérarchisées, se déploient dès l’aube. Depuis les hauteurs des hôtels, on observe ce ballet incessant : des réunions en cercle aux départs coordonnés vers leurs tâches.

La ville sainte devient alors le symbole d’une modernité en mouvement, où le sacré coexiste avec l’industrie, où la spiritualité dialogue avec le labeur technique et manuel. À cela s’ajoute une économie parallèle : des vendeurs de rue qui, au pied des gratte-ciels, tentent de gagner leur vie auprès des pèlerins.

Un paradoxe monumental

Ce qui reste, quand on prend son petit déjeuner dans son hôtel de 30 étages, avec vue sur le chantier, c’est un mélange de fascination et d’interrogation. Comment mesurer le coût et les revenus d’un tel édifice humain ? Une tasse de café à la main, le sage précaire compte un gars qui bosse pour cinq qui le regardent. On voit ici mieux qu’ailleurs combien le monde du travail est constitué en grande partie de moment sans travail, et pourtant nous sommes tous débordés, en burn-out. Et eux aussi, ces techniciens de La Mecque, ils font des dépressions et se mettent en arrêt maladie à cause du stress.

La Mecque, ville d’artistes

Hier, j’ai publié un texte sur le livre de Mona Khazindar. Aujourd’hui, je souhaite m’arrêter sur un exemple précis tiré de cet ouvrage : les illustrations de la Mecque et des voyages qui y mènent, notamment à travers les certificats de Hajj.

Avant l’apparition de la photographie, les pèlerins se faisaient souvent accompagner par des illustrateurs chargés de raconter leur voyage. Ces certificats de Hajj, loin de se limiter à une simple attestation administrative, sont de véritables œuvres d’art. Ils regorgent de dessins minutieux représentant des paysages, des rituels religieux, et bien sûr, la Kaaba. Ces documents deviennent alors un témoignage visuel et spirituel du pèlerinage, mêlant foi et expression artistique.

Ces manuscrits, souvent méconnus, offrent une extraordinaire variété d’illustrations. Ils dévoilent une vision de la Mecque vibrante, pleine de détails concrets qui donnent vie aux lieux saints.

Ce que je trouve fascinant dans ces œuvres, c’est qu’elles contredisent sagement les stéréotypes : l’islam, tel qu’il apparaît dans ces certificats et illustrations, est une religion qui multiplie les images pour transmettre la beauté et la profondeur de ses rituels. Ces documents graphiques sont autant de fenêtres sur une tradition où l’art et la foi s’enrichissent mutuellement, offrant une perspective renouvelée sur les lieux saints.

Mona Khazindar explore dans son livre cette dimension méconnue de la Mecque, que l’on pourrait presque qualifier de « ville d’artistes ». La Kaaba, au-delà de son rôle central dans la foi islamique, devient un objet de représentation visuelle, inspirant des créations graphiques qui témoignent de l’importance de l’art dans l’histoire religieuse.

Elle ne se limite pas non plus à un type d’œuvre d’art ou à un art strictement respectueux et dévot. Dans son ouvrage, elle explore des approches artistiques variées, n’hésitant pas à inclure le 9e art, la bande dessinée, pour enrichir sa réflexion. Par exemple cet album de Lionel Marty, sur un scénario de Christian Clot, dialogue avec d’autres œuvres à travers une double page fascinante. En guise de légende à la BD, Khazindar ajoute une citation de Richard Burton qui dit en substance qu’il ne faut surtout pas dessiner en présence des bédouins qui pourraient vous agresser ou vous tuer s’ils vous voyaient, car ils vous prendraient pour un djinn.

Cette citation reflète parfaitement une série de stéréotypes liés à l’islam et à la supposée interdiction de l’image. Elle évoque les défis et les perceptions qu’ont rencontrés les explorateurs et artistes occidentaux en tentant de représenter la Mecque.

Sur cette double page, plusieurs images se répondent :

• Une gouache d’Anne Blunt, célèbre exploratrice du XIXe siècle, qui immortalise une scène d’un voyage en Arabie.

• Une carte postale ancienne, montrant la source de Zamzam entourée de pèlerins cherchant à s’abreuver.

• Un portrait de Richard Burton, dans lequel il se représente lui-même accoutré en pèlerin lors de son fameux voyage à La Mecque dans les années 1850.

Cette approche démontre l’art du dialogue que maîtrise Mona Khazindar dans son livre-musée. Elle ne se contente pas de juxtaposer des œuvres ; elle les fait entrer en écho pour raconter une histoire riche et complexe, où la Mecque apparaît à la fois comme lieu de mémoire, d’imagination et de création.

Ce chapitre ne s’arrête pas à la Mecque. On y voit les montagnes où le prophète se retirait pour méditer des jours et des semaines durant. La plus célèbre d’entre elles s’appelle le mont Arafat. On s’y rend obligatoirement car c’est une des étapes du pèlerinage. C’est ici que le prophète a reçu pour la première fois la visite de l’archange Gabriel qui lui a inspiré le Coran.

Enfin on ne terminera pas ce chapitre sans une vue de Médine, la « ville illuminée », où le prophète repose. Je laisse au lecteur le soin d’interpréter la raison qui a poussé Mona Khazindar à choisir cette photo de Kazuyoshi Nomachi, qui me paraît être un lever de soleil sur la Masjid Al Nabawi (la mosquée du prophète).

L’effacement

J’ai signé un contrat de confidentialité. Cela signifie que je ne peux rien dire. Ni où je suis, ni ce que je fais. Ni pour qui je travaille, ni combien je gagne. Ni qui je suis, ni d’où je reçois mes ordres, ni comment je vais.

Je ne peux rien dire de comment les choses se passent, ni de qui je croise la route, ni de ce que je projette. Je ne peux pas expliquer ce que cela signifie, ce que cela change, ou ce que cela laisse intact.

Sous le signe de Beethoven

Entre Bonn, où j’ai visité le musée qui lui est consacré, et Munich où sa musique est jouée à l’Isarphilarmonie, mon séjour allemand se place sous le signe de Beethoven. Le sage précaire, pourtant, a toujours été plus enclin à écouter d’autres compositeurs. Beethoven, il l’écoute depuis l’adolescence mais presque plus par devoir que par attirance instinctive.

C’est la lecture de Kundera (il parle de Beethoven dans presque tous ses livres) qui l’a poussé à écouter en boucle les Variations Diabelli. Sa pratique théâtrale lui a fait découvrir la magnifique septième symphonie (les Baladins de Péranche avaient utilisé le poignant deuxième mouvement comme accompagnement de notre mise en scène du Journal d’Anne Frank en 1990). La « neuvième », qui se termine par l’Ode à la joie, c’est Nietzsche qui l’a convaincu d’aller y voir de plus près (Naissance de la tragédie). Mais à chaque fois, le stimulus vient d’ailleurs. Le sage précaire n’est pas aussi passionné de Beethoven qu’il l’est de Bach, de Berlioz, Schubert ou de Josquin.

C’est pourtant la symphonie n° 5 que nous sommes allés écouter à la salle de concert hyper moderne du complexe culturel Gasteig HP8. Nous fûmes très impressionnés par la salle, son esthétique visuelle et son acoustique. J’étais ému de voir tant de monde payer si cher le billet d’entrée (plus de 40 euros) pour assister à un concert de musique classique. J’ai retrouvé mes Allemands. Les Allemands comme je les aime et les désire, passionnés de musique et de science. Les Allemands bien rangés sur leur siège mais communiant avec la rage échevelée de Beethoven. Les Allemands fous d’amour pour le romantisme, même s’ils nous regardaient d’un sale œil lorsque nous prîmes d’assaut des sièges mieux situés à l’entracte.

Nous savons tous que Beethoven est devenu sourd, mais dans sa maison de Bonn, transformée en musée, sont exposés les instruments de torture que le musicien s’introduisait dans l’oreille, au bout desquels ses visiteurs devaient hurler pour se faire entendre. Ce spectacle est pathétique, et on n’en finit pas de se lamenter sur la malédiction de l’artiste qui perd l’usage du seul sens dont il a besoin. C’est à devenir fou.

Justement, la symphonie numéro 5 est connue dans l’histoire de la musique pour incarner la lutte de l’homme sain avec la folie. Le morceau lui-même, sa composition, avec ou sans exécution orchestrale, faisait vaciller la santé mentale des auditeurs : en 1830, Goethe ne sortait plus au concert, mais il se faisait jouer au piano ce qu’il y avait d’intéressant. Quand Mendelssohn joua au piano la cinquième, le vieux maître reconnut la charge de trouble mental qui habitait la composition :

« Cela le remua étrangement. Il dit d’abord : cela n’émeut en rien, cela étonne seulement, c’est grandiose ! » Il grommela encore ainsi, pendant un long moment, puis il recommença, après un long silence : « C’est très grand, c’est absolument fou ! On aurait peur que la maison s’écroule…

Felix Mendelssohn, cité par J. & B. Massin, dans Ludwig van Beethoven.

Voilà, c’est ça, Beethoven voulait faire s’écrouler la maison. Et les Allemands adorent ça parce que ce sont des gens adorables, qui construisent des maisons bien solides mais qui rêvent d’océans et de tempêtes.

L’architecture insulaire du Musée allemand, Munich

Depuis mes premiers pas à Munich, je connais l’existence d’un musée appelé Musée allemand, mais j’imaginais qu’il s’agissait d’un complexe un peu vieillot, dans un jus d’avant-guerre que je désirais visiter en espérant presque me retrouver dans quelque chose de daté et de poussiéreux.

Le voyageur a du mal à se défaire de sa petite condescendance d’homme d’esprit. Le sage précaire a au fond de lui un petit con rigolard qui aime contempler les petites vanités des peuples et des communautés.

C’est la façade nord du musée qui m’inspirait ce léger sourire. Une architecture typique de la première moitié du XXe siècle, à laquelle on peut prêter des caractéristiques d’usine, de caserne, ou encore de caserne. Je trouvais de l’élégance massive à cette façade, mais comme le bâtiment était dans son jus d’époque, je n’imaginais pas l’immensité du lieu que la façade cachait.

Inselmuseum, Munich

En fait il s’agit d’une île en plein cœur de Munich, et le Deutsches Museum la recouvre entièrement, faisant d’elle le plus grand musée des sciences et technique du monde.

Et selon vos promenades, vous prenez un pont ou un autre et vous atteignez une façade complètement différente de celle qui s’est présentée à vous la première fois.

Si bien qu’il m’a fallu plusieurs approches pour comprendre ce qu’était ce bâtiment. Il semble qu’il ne soit pas construit de manière uniforme. Il est même selon moi assez difficile à lire.

Si l’on pouvait croire au début que c’était une friche industrielle rénovée en musée, un clocher central fait au contraire penser à une église, et d’autres points de vue nous racontent des histoires de bateaux.