Haïl m’apparaît comme une ville saoudienne particulière, presque une ancienne capitale alternative à Riyad. Elle fut longtemps le centre de la tribu des Shammar, rivale des Saoud, et garde encore aujourd’hui une identité forte. C’est peut-être cela qui me plaît dans cette ville : elle donne le sentiment d’incarner une histoire officieuse et silenciée…
Outre mes obligations professionnelles, un des aspects qui m’a conduit ici est le tissage traditionnel des tapis Sadu, reconnu par l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité. Dans les marchés, je me suis mis en quête de ces tapis, qui portent les motifs géométriques hérités du mode de vie bédouin. Ils sont à la fois objets usuels et mémoire tribale.
Tapis Al-Saoud, souk traditionnel de Ha’il
Le soir, grâce à des amis du musée régional, je me suis retrouvé dans un lieu inattendu : un jardin-café tenu par un certain Abou Abdelaziz. Apiculteur de métier, il a transformé un terrain hérité, dans lequel se trouvaient quelques palmiers dattiers et un puits, en un espace de sociabilité. Avec l’aide de ses ouvriers venus du sous-continent indien, il a installé des bassins, des moteurs recyclés pour puiser l’eau. Même ce moteur est amusant à regarder car il est une pièce d’antiquités, fabriquée en Europe pour les colonies d’Inde.
Je me suis promené dans ce jardin des délices avec gourmandise car il correspondait, en plus ambitieux, au jardin que je rêve de réaliser sur mon lopin cévenol. De l’eau, du soleil, des arbres fruitiers. Des rêves.
L’hôte de ce café-musée a même inventé un système qui reproduit la pluie. Il actionne une machine et des grosses gouttes tombent du ciel, et nous devons courir pour nous protéger de la pluie sous un petit pavillon en bois. On entend alors les claquettes que fait l’averse sur le toit, ce qui est d’un romantisme achevé. Dans le désert de l’Arabie, se protéger de la pluie fût-elle artificielle, est vécu comme un bonheur rare.
Tout cela garde un caractère très rural, sans sophistication, mais d’une grande inventivité. Ce jardin improvisé est devenu un lieu de rencontre et de détente. Je m’y suis laissé surprendre par une abeille, qui m’a piqué l’oreille, mais cela n’a pas gâché la soirée.
Tous les matins, à partir de 6 heures, le café et le petit déjeuner sont servis pour les lève-tôt. Je n’ai pas compris si les collations étaient alors gratuites ou payantes.
De temps en temps, le maître des lieux fait résonner une cloche pour annoncer à qui le désire qu’il offre le café et un petit en-cas traditionnel.
J’y ai trouvé une atmosphère simple et hospitalière, quelques idées pour mon propre terrain, et beaucoup de nostalgie pour des espaces de rencontre et de conversation dans les villes surchauffées.
Le sage précaire pense tous les jours à son terrain.
C’est un élément de dissonance dans la sagesse précaire qui, depuis les années 2000, avait réussi à faire coïncider les lieux du désir et les lieux de vie.
Depuis l’achat de ce lopin, coincé sur un coteaux de Val d’Aigoual, le sage désire passer du temps sur sa terre mais il se doit de vivre en d’autres lieux. Il y a donc une espèce de déchirement mais qui n’est pas douloureux car, en échange de ce sacrifice, il vit sa plus belle histoire d’amour avec celle qu’il a épousée, et il économise l’argent nécessaire pour, plus tard, passer le temps qui sera nécessaire pour faire de son terrain un lieu de vie et de vacances pour sa communauté.
Le sage précaire fatigué dans un cadre islamique. N’ayant pas pris de photo d’Al-Baha, j’ai pensé que ce portrait pourrait illustrer avantageusement un récit de voyage en montagne arabique
Al-Baha, capitale de la province du même nom, je l’ai visitée dès l’aube. L’altitude coupait ma respiration, ce qui me réveillait et entrecoupait mon sommeil. Je me suis donc baladé à la recherche d’un café ouvert. C’est un endroit sympathique, mais ce n’est pas vraiment une ville. Je n’ai pas identifié de centre-ville. Je regarderai plus précisément l’histoire de cette cité, qui semble être plutôt un centre agricole, avec énormément de champs en terrasses dans les collines qui l’entourent. Cela a plutôt l’air d’être un grand centre d’échanges, de marchés et de commerce pour les produits agricoles.
Les parcs y sont très importants, apparemment. Beaucoup d’investissements ont été faits dans ces espaces, qui sont agréables, mais qui manque d’eau. Le musée régional est fermé, mais il promet d’être magnifique, car l’architecture est très impressionnante. Elle ressemble à un cylindre incliné. Ce qu’on peut en voir de l’extérieur est assez grandiose. Les grandes baies vitrées permettront aux visiteurs de faire communiquer l’exposition avec les montagnes environnantes, car le musée est situé en haut d’un piton rocheux. Tout autour, comme je l’ai déjà dit, on trouve des fermes avec des champs en terrasses.
J’ai trouvé, à force de discussions, le nom et le numéro de téléphone d’un homme qui accepte de me conduire et de me faire découvrir la région autour de la ville. En particulier, je désirais ardemment visiter le village de Dhee Ayn. Je ne savais pas exactement où c’était, mais les photos que j’avais vues m’intéressaient beaucoup. C’est un village en pierre sèche qui semble assez extraordinaire. Et lui, Saïd, me conduit. Le prix est assez modeste.
Chose à savoir pour ceux qui voudraient visiter l’Arabie saoudite : cela ne coûte pas très cher d’avoir un accompagnateur connaisseur, qui parle anglais, un Saoudien de la région, très sympathique et très serviable. Pour cent ou deux cents euros, on peut s’assurer une journée entière de découvertes dans des endroits non desservis par les transports en commun et peu connus du grand publics. Il me conduit vers ce village, qui se trouve en fait au fond de la vallée. Il y a une route toute neuve, creusée dans les années 1980, avec de nombreux tunnels. Il faut au moins une demi-heure pour que la voiture la parcoure en entier.
Quand on arrive en bas, on a une sensation très étrange : un village de pierre sombre sur un massif rocheux blanc.
Dhee Ayin, province d’Al-Baha
Il y a quelque chose de très fort, de très grand. Le village a été entièrement rénové, mais de façon respectueuse. On ne voit pas de traces de ciment ou de mortier. Il n’y a guère que la mosquée à laquelle on a ajouté un minaret. Mais à part cela, c’est très sobrement réalisé.
La chaleur est absolument suffocante, car on descend de plusieurs centaines de mètres d’altitude. Mais surtout, après cette visite d’une architecture dont je ne sais pas s’il faut la qualifier de vernaculaire, Saïd me fait découvrir que la visite ne s’arrête pas là. Il faut encore descendre sur le côté pour rejoindre la source d’eau. Car le nom du village, Dhee Ayn – “Ayn” en arabe signifie “la source” – évoque justement cela.
Effectivement, il y a un contraste frappant entre la sécheresse, la minéralité du village, et la verdure en contrebas : cultures de café, d’arbres fruitiers et de fleurs, là où les habitants se lavaient et s’approvisionnaient en eau potable. Le paysage de cette eau qui coule dans un falaj, avec des sycomores gigantesques, des manguiers et d’autres arbres fruitiers, est véritablement paradisiaque. Il semblerait qu’il soit autorisé d’y camper, si l’on demande la permission.
Ce village a quelque chose de vraiment majestueux. Cet ensemble dégage une grande noblesse. Je mets en doute l’idée selon laquelle il aurait été occupé par de simples paysans. Je pense qu’il s’agissait d’un clan d’une grande importance. Il y a, je ne sais combien de centaines d’années.
Mon ami Saïd me dit : “Tu as sans doute vu sur Internet que Dhee Ayn a été construit il y a 400 ans. C’est faux.” Selon lui, la réalité est bien plus ancienne. Il m’en donne pour preuve des inscriptions en pierre, rédigées dans une langue antérieure à l’arabe. Ce serait donc un village datant de l’ère préislamique. Mais je n’ai pas d’opinion sur la question. Je ne suis convaincu par aucune théorie jusqu’à présent.
Ce dont je suis certain, c’est que cela devait être un lieu habité par une famille puissante, un clan influent, ou peut-être même une famille royale, qui venait ici pour profiter de la source. Il se dégage des lieux une grande noblesse. Dhee Ayin a des airs de château fort médiéval.
Nous passons le week-end pascal dans un hôtel de luxe, une bulle de silence japonais dans la splendeur orientale. Ici, les riches lisent des livres en papier. C’est la nouvelle distinction sociale. Depuis que les outils numériques sont devenus les jouets de la populace, c’est le retour au livre qui fait figure de raffinement. Lire, voilà la nouvelle élégance discrète.
Pour le sage précaire, lire, ça a toujours été la vie normale, ordinaire, dans les usines comme sur les plages de sable blanc.
Je me réjouis de cette nouvelle mode : sans l’avoir prémédité, je me trouve dans le ton et dans les codes des gens privilégiés. Mes livres m’accompagnent partout, par coquetterie autant que par nécessité. Les rares clients qui scrollent sur leur téléphone se signalent par une forme de vulgarité.
Je m’en ouvre à Hajer en lui demandant si mon observation est déjà une banalité ou si elle fait partie de mes théories loufoques dont on se moque avant de les adopter. Mon épouse est plutôt d’accord avec moi mais elle émet une théorie à elle : ce n’est pas pour frimer que les riches lisent mais pour se sevrer des réseaux sociaux. Le livre est donc un signe brandi devant le peuple pour dire au monde : voyez, moi au moins, j’essaie de m’en sortir.
On se promène dans les jardins, entre deux baignades en mer ou en piscine. Moi, je mate les couvertures des bouquins. Le verdict est cruel : les lectures ne sont pas à la hauteur des lieux. Beaucoup de romances et des romans à enquêtes. Des couvertures brillantes, des titres évocateurs et vite oubliés. On dirait que le retour du papier n’a pas ramené avec lui l’exigence littéraire.
Le luxe, peut-être, est ailleurs. Dans le geste de tourner une page, dans le bruissement d’un signet qu’on replace soigneusement, dans le poids d’un volume qu’on glisse dans son sac plutôt que dans sa poche. Le contenu ? On repassera. Le chic, désormais, c’est l’objet-livre, pas forcément la pensée qu’il contient.
Je suis allé à la Comédie-Française pour voir LaCerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène par Clément Hervieu-Léger.
Tchekhov, c’est mon dramaturge préféré, si je puis dire. Je le connais depuis l’adolescence. Je le lisais avidement quand je faisais moi-même du théâtre en amateur. C’est ce qui se fait, pour moi, de plus beau. C’est la perfection du théâtre.
Donc, j’étais content de voir, de passage à Paris, LaCerisaie, une pièce que je connaissais moins bien que d’autres. Je suis beaucoup plus connaisseur de La Mouette, Les Trois Sœurs, ou Platonov. Mais alors ici, quelle claque ! Surtout de voir cette pièce qui parle peut-être plus de la Russie que les autres. En tout cas, on ne peut pas regarder cette pièce en 2025 sans songer à la Russie d’aujourd’hui. Et à toutes les idées reçues qu’on entend sur la Russie, sur Poutine, sur son rapport au peuple, sur le peuple russe, et toutes ces choses de la même farine.
Je rappelle en deux mots : la Cerisaie, c’est un grand domaine extrêmement onéreux, avec énormément de cerisiers. Les propriétaires, eux, sont des aristocrates un peu décadents, très cultivés, internationalisés, plutôt généreux, mais qui gèrent mal leur argent, qui sont au bord de la faillite, et qui doivent vendre cette cerisaie. Un ami de la famille, un ancien paysan devenu homme d’affaires richissime, leur dit qu’il faut couper les cerisiers, puisqu’ils ne donnent pas beaucoup de cerises, une fois tous les deux ans. Il faut les couper et exploiter le domaine en faisant des lotissements avec des datchas qui accueilleront des estivants. Avec ça, vous pouvez transformer ce domaine onéreux en quelque chose qui rapporte beaucoup d’argent. Avec le temps, les estivants vont se transformer en cultivateurs, et vont vouloir acheter les datchas, ce qui va multiplier votre fortune.
Les aristocrates, eux, considèrent avec mépris cette proposition, qu’ils jugent trop matérialiste. Eux, ce sont des artistes, des gens qui appartiennent à un autre temps, un temps où la richesse matérielle venait comme par enchantement. Pour eux, cette recherche mercantile, transformer cette beauté naturelle agricole, ces arbres en fleurs, en un lieu producteur d’argent, est quelque chose d’affreusement mesquin. Ils finiront évidemment par vendre. Et qui sera l’acheteur au final ? Justement cet ami anciennement paysan devenu homme d’affaires. Le monde a changé, comme dans la Recherche de Proust, comme dans tant d’œuvres d’il y a un siècle. Les anciens dominés deviennent nos maîtres.
On voit donc là véritablement une sorte de décadence d’une ancienne Russie. Mais ce à quoi on pense : il est erroné de penser que les Russes sont des gens qui seraient comme un seul homme derrière son chef, n’ayant pas cet individualisme que l’on voit en Occident. Non. Dans cette pièce, on voit un attachement fondamental au pays, au paysage, mais surtout une population variée et trop sensible. On voit bien pendant la pièce se profiler, alors qu’elle date des années 1900, les révolutions à venir. Pas forcément la révolution bolchevique de 1917, mais on voit arriver des révoltes, des soulèvements populaires de la part de la paysannerie. C’est absolument évident, ça se voit à différents moments de la pièce.
Et cela nous rappelle que la Russie est l’autre pays de la révolution, du soulèvement, de la désobéissance. La Russie n’est pas ce pays, ni chez les aristocrates ni chez les paysans, qui obéit à un homme seul. La Russie n’est pas un pays d’autocrates, c’est un pays d’artistes exceptionnels qui sont constamment dans la subversion de l’ordre. Vous ne verrez pas chez Tchekhov, ni chez Dostoïevski, ni chez Tolstoï, d’adorateurs de Staline, d’adorateurs de Poutine, d’adorateurs d’une dictateur.
Dérive psychogéographique dans la banlieue orientale de Paris, entre Vincennes et Montreuil. C’est une promenade extraordinaire, un vrai passage d’un monde à un autre, une traversée anthropologique. J’ai quitté mon petit hôtel pas cher le matin pour marcher jusqu’au centre-ville de Montreuil, puis descendre vers Vincennes pour des raisons administratives. Après quoi, retour à pied à mon hôtel pour faire une sieste avant la séance de cinéma du soir.
J’ai visité le château de Vincennes qui m’a permis de mieux connaître Charles V, un des rois de France que je ne connaissais pas bien, malgré plusieurs choses qui auraient dû m’attirer chez lui, notamment sa collaboration avec le grand musicien Guillaume de Machaut et l’écrivaine Christine de Pisan.
Sainte Chapelle royale du château de Vincennes
On quitte Vincennes, ville proprette et sage, ses façades bien entretenues, ses petits commerces bien alignés. On longe ses rues impeccables, où tout semble avoir été soigneusement pensé pour offrir un cadre de vie agréable, policé, gentiment bourgeois. Et puis, doucement, sans transition brusque mais avec une sensation de glissement progressif, on entre dans Montreuil. Là, l’ambiance change. La ville se fait plus broussailleuse, plus diverse, parfois plus bordélique.
La population elle-même se métamorphose sous nos yeux : on passe d’un monde majoritairement blanc à une mosaïque urbaine bien plus bigarrée. Il y a des rues où dominent les commerces africains, d’autres où l’on croise une majorité maghrébine, et puis ces lieux hybrides où tout se mélange sans effort, sans tension apparente.
Mais le plus drôle, et sans doute le plus impressionnant, c’est quand on débouche sur la place de la République, à Montreuil.
La place de la République : un décor de film sur la diversité
Quand mon copain Mathieu me l’a fait découvrir il y a vingt-cinq ans, elle n’avait rien de particulier. Une place quelconque, un espace urbain sans âme. Aujourd’hui, c’est un tout autre tableau. Une mise en scène quasi parfaite du “vivre-ensemble”, comme on pourrait le voir dans une publicité de La France Insoumise ou dans une comédie romantique anglaise pleine de bons sentiments.
Des arbres, des fleurs, des bancs, des tables de ping-pong, des endroits pour s’asseoir, d’autres pour rester debout, comme si tout avait été conçu pour que chacun puisse y trouver sa place, littéralement et métaphoriquement. Une sorte de tiers-lieu grandeur nature, ni vraiment parc, ni vraiment place publique, mais un entre-deux où la ville semble s’être installée pour respirer.
Et les habitants ? Une incroyable « diversité » pour reprendre un mot à la mode. Voici comment elle m’est apparue, cette diversité. Un vrai travelling de film situationniste :
Je longe l’école Paul-Éluard et aperçois, sur le trottoir, une marée d’élèves, tous noirs, d’origine africaine. Parmi eux, une silhouette attire mon regard : une jeune fille au téléphone. Sa chevelure claire me fait penser qu’elle est blanche, mais je n’en suis pas certain.
Je poursuis ma promenade et remarque deux garçons blancs, cartables sur le dos, marchant devant moi. Ils se dirigent vers deux filles noires qui les attendent sur le trottoir, discutant avec animation de « bisous ». Je me demande si ces deux petits blancs ressentent une quelconque crainte face à leurs camarades, mais leur rire en apercevant un oiseau mort sur la route dissipe mes doutes. Sans un mot de plus, le groupe reprend son chemin dans la même direction.
Nous débouchons sur la place de la République. Devant moi, ces quatre enfants avancent en discutant. Sur ma droite, un groupe de blancs, l’air de punks à chiens, boit des bières et fument des roulées. L’impression me traverse que ce quartier est désormais presque entièrement africain, à l’exception de ces quelques marginaux. Mais cette idée est aussitôt balayée par l’apparition d’une femme – la mère de l’un des deux garçons blancs. Jeune, trentenaire, elle a tout d’une bourgeoise ou d’une bobo. Elle embrasse les enfants avec affection et les accueille chaleureusement. C’est alors que je vois plein de bobos comme elle.
Zoom arrière sur l’ensemble de la place de la République.
Cette place est « végétalisée » et me fait penser à la diversité réussie de la France contemporaine. Mon regard s’élargit sur la place et je réalise la variété des visages qui la peuplent : blancs, noirs, arabes, tous se mêlent. La foule est dense. Un homme noir fait des tractions sur une barre de musculation, d’autres flânent çà et là, des familles blanches se promènent, et surtout, je vois des interactions plus nombreuses que jamais entre des personnes d’origines sociales et ethniques différentes.
Le soleil rasant baigne la place d’une lumière dorée. C’est la golden hour, ce moment où tout semble plus beau, plus harmonieux. Cette place, surpeuplée mais paisible, me donne l’image saisissante d’une France qui va bien. Je souris avant de quitter cette place tellement je me croirais dans un film de Mike Leigh.
Ce n’est ni la “créolisation” fantasmée par certains, ni le “grand remplacement” redouté par d’autres. C’est simplement Montreuil, une ville d’immigration depuis trente ans, qui se gentrifie à sa manière.
Ce qui est fascinant, c’est que ces quartiers populaires, parce qu’ils sont longtemps restés moins chers, ont d’abord attiré des artistes, des marginaux, des précaires, comme mon copain Mathieu. Puis, au fil du temps, ils ont vu arriver d’autres populations : des classes moyennes, des familles aisées mais qui ne pouvaient plus se loger à Paris. Résultat ? Une ambiance presque caricaturale d’une France agréable, écologique, tolérante. Une France où les débats politiques sur l’identité semblent inutiles, remplacés par la simple cohabitation du quotidien.
Ceux qui pensent que les immigrés venus d’Afrique veulent « islamiser » la France et nous coloniser, devraient faire un stage d’observation à Montreuil.
Je ne me souviens jamais de mes rêves. Ce qui reste, au matin, ce sont des images. Pas des photogrammes, mais des condensés, comme si tout un film se rétrécissait en une seule image dense et informe. Une concentration d’idées, de sensations, accompagnée d’une émotion : joie ou tristesse. Ces images, je les interprète parfois dans les minutes qui suivent. D’autres fois, elles restent là, silencieuses, sourdes et muettes.
Hier matin, l’image m’a parlé d’équilibre. L’idée m’est venue que je devrais être payé à mi-salaire pour travailler à mi-temps, à distance, afin de retourner dans les Cévennes plusieurs jours par mois. Une autre interprétation est arrivée ensuite, plus persistante, plus essentielle. C’est l’image d’un muret et d’une rigole, tout en haut de mon terrain, dans la montagne.
Ce n’est pas un rêve de construction, ni de frontière. Ce n’est pas une ambition de bâtir quelque chose d’imposant, ni même de délimiter ce qui m’appartient. Ce muret, cette rigole, c’est un rêve de protection. Protéger la terre des pluies et des éboulis. Protéger ma vie. Protéger ce qui m’entoure : mon foyer, mon couple, mes amis.
Avec le temps, une transformation s’opère chez le sage précaire. Il ne se rêve plus en voyageur, en jouisseur ni en parasite. Il se fantasme en jardinier bouclier.
Le sage précaire et son épouse, à Lausanne, en 2024.
Ce matin, une révélation m’est venue en rêve. Je me voyais sur mon terrain, dans les montagnes des Cévennes, occupé à une tâche précise, à la fois ingrate et essentielle. Il s’agissait de travailler à l’extrémité la plus élevée de ma parcelle. Un travail de terrassement urgent pour protéger le terrain des pluies torrentielles qui frappent la région chaque automne et hiver.
Dans mon rêve, j’étais en train de tracer une rigole et de construire un muret solide. L’objectif était clair : canaliser l’eau, qui, mélangée à la boue et aux cailloux fait de gros dégâts chaque année, pour qu’elle s’écoule dans une ravine naturelle longeant le côté de mon terrain. Ce muret, indispensable, devait prévenir les éboulements qui menacent ma terre. Accessoirement, il pouvait servir aussi de délimitation à ma propriété.
Ce travail, je le voyais comme une priorité absolue, le point de départ de tout. Pourtant, cela fait dix ans que j’ai acheté ce terrain, et je n’ai encore rien entrepris. Ce rêve m’a confronté à mon inertie, mais aussi à l’évidence : il me faut retourner en Cévennes et redevenir homme des bois comme je le fus en 2012-2013.
C’est une exposition qui sent bon. Dès qu’on entre, on est accueilli par de grands écrans qui montrent les montagnes d’Oman, Jebel Akhdar, et les champs de roses où nous allions nous promener jadis. Les Omanais en font de l’eau de rose et c’est ce parfum d’eau de rose qui est diffusé dans l’espace.
Chaque espace est ainsi baigné d’une odeur délicate. Parfums fleuris, boisés, poivrés, on passe par toutes les émotions. Je craignais qu’une expo sur les odeurs ferait mal au crâne, avec des senteurs mêlées et enivrantes, mais le commissaire a su faire les choses. On passe comme par magie d’une fragrance à l’autre sans qu’elles se mélangent.
C’est tellement enchanteur qu’on a envie d’y retourner tous les jours.
Je ne montre aucune image de cet événement produit par l’Institut du monde arabe, parce que son grand mérite est d’agir sur des sens moins connus, moins célébrés et moins éduqués.
Ce ne sont pas des images qu’il faudrait pour illustrer ce billet, mais des trucs odorants. Ce que je voudrais partager avec vous n’est ni visuel ni conceptuel. J’aimerais vous faire sentir ce que l’air embaume quand les châtaigniers fleurissent. Une fragrance entêtante et sucrée qui fait mal à la tête. On a l’impression de respirer dans un pot de miel.
Fleurs de châtaignier
Quand je vivais à la montagne, en 2012-2013, j’avais la sensation que cette odeur avait quelque chose de sexuel, mais je ne le pense plus. Cette notation est purement documentaire. Pour mémoire.
Le fait est que beaucoup de femmes sont indisposées par ce parfum puissant. Je ne sais si ces informations sont liées entre elles. Elles ne sont là que pour documenter le réel.