Édouard Louis, pas vraiment génial mais presque parfait

Le premier livre d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, sonne comme un grand classique. Un livre qui sera lu et étudié pendant des dizaines d’années. Un grand texte sur la construction de soi, la violence, la masculinité, le rôle des femmes. Un livre à la fois sociologique et littéraire d’une force implacable.

À chaque page, on pense à la littérature d’Annie Ernaux. En finir avec Eddy Bellegueule, c’est véritablement l’équivalent masculin et XXIe siècle de La Place. C’est précisément pour cette raison que je dirais que ce n’est pas un livre génial : parce que celle qui a vraiment fait preuve de génie, c’est Annie Ernaux. On comprend en lisant Louis à quel point La Place était difficile à écrire, à quel point il fallait chercher les mots justes, inventer une manière de dire.

On pourrait bien sûr faire remonter cette façon d’écrire à Simone de Beauvoir, à Sartre. Cette volonté de se prendre soi-même comme objet d’étude, de ne pas mentir, de faire la lumière sur les zones les plus honteuses de sa personnalité. Et, encore plus sûrement, à Jean-Jacques Rousseau. On pense évidemment à l’épisode de la fessée dans Les Confessions, car il ne fait aucun doute que Louis y pense dans la scène où son narrateur connaît son premier rapport sexuel qui est censé être un jeu « entre copains ». Le caractère rousseauiste est surtout prévalent dans la rencontre souterraine de la punition et du désir, de la maltraitance et de la jouissance.

Mais dans une forme très contemporaine, Eddy Bellegueule est un texte lumineux, d’une grande intelligence, et c’est parce que je lisais les analyses d’un auteur intelligent que je consentais à lire des scènes qui, sinon, eussent été intolérable pour une petite nature comme la mienne.

La manière dont il parle du père du narrateur est remarquable car on sort de la lecture sans penser que le père n’est qu’un salaud. Il y a de nombreuses scènes où le père, bien que beauf et brutal, est un brave homme maladroit et bêtement viril, avec des valeurs et beaucoup de sensibilité rentrée.

Ce qui m’a le plus ému est une scène qui concerne les deux élèves qui torturent le narrateur tous les jours au collège. Un jour, le narrateur Eddy joue dans une pièce de théâtre qu’il a lui-même écrite. Il voit apparaître dans le public ses deux bourreaux qui peuvent à tout moment détruire le spectacle comme ils ont essayé de le détruire, lui. La boule au ventre, Eddy tente de faire bonne figure et termine la pièce avec le reste de la troupe. Les deux petites frappes se lèvent alors avec un enthousiasme sans frein et applaudissent à tout rompre en criant « Bravo Eddy ! », ce qui encourage le public à scander son nom. Les deux adolescents coupables de harcèlement sont fiers de leur souffre-douleur et on ne sait plus où est la frontière entre l’amitié, la haine, le mépris et la violence.

C’est un grand livre social, bien plus fort que ceux de François Bégaudeau, dont j’avais pourtant apprécié Deux singes ou Ma vie politique. Mais la prose de Bégaudeau n’est pas aussi précise, aussi travaillée que celle d’Édouard Louis. Chez Louis, il y a une vraie économie de moyens. Il va droit au but, il tient son objet littéraire et le façonne sans se laisser distraire par des thématiques connexes.

Cela dit, comme il s’inscrit dans le sillage d’Annie Ernaux, ses livres, bien que brillants, n’ont pas cette sensation de tâtonnement qu’avaient les premiers textes d’Ernaux dans les années 1980. Elle, elle cherchait encore. Elle travaillait la langue, le genre littéraire, ses souvenirs, tout à la fois. Elle nous emmenait avec elle, nous prenait par la main pour inventer une forme.

Avec Édouard Louis, c’est différent. Il a déjà intégré tout cela. Il a lu Ernaux. Il maîtrise la structure, l’équilibre narratif, et cela produit un pur plaisir de lecture. Mais c’est aussi l’œuvre de quelqu’un qui s’inscrit déjà dans un genre établi. Pour reprendre la théorie de Roland Barthes, Eddy Bellegueule est du côté du « plaisir du texte », alors qu’Annie Ernaux se trouve du côté de la « jouissance ».

Un vrai coup de chapeau. Je m’attendais à ce qu’Édouard Louis soit un meilleur orateur qu’écrivain. J’avais tort. C’est un écrivain, qui a su faire un petit chef d’œuvre, comme les maîtres d’autrefois.

Tous passaient sans effroi, de Jean Rolin

Le dernier livre de Jean Rolin (2025) est un court opus, qui se lit lentement car c’est comme une randonnée en montagne quand on est fatigué, malade ou vieux.

Jean Rolin se concentre sur les Pyrénées et les passages que faisaient tant de résistants et de juifs qui fuyaient vers l’Espagne. L’auteur, vieux de 75 ans, témoigne de ses difficultés à gravir les sommets et même à atteindre les cols. Il doit rebrousser chemin bien vite.

On suit les destins de gens célèbres comme le penseur allemand Walter Benjamin qui se suicida en Espagne après la traversée, et comme le cinéaste Jean-Pierre Melville qui, sous son vrai nom, fit le voyage jusqu’au bout. Le livre raconte l’histoire du cinéaste et surtout celle de son frère Jacques qui fut assassiné par l’homme même qui était censé l’aider à passer la frontière. Du coup, on suit aussi le destin de ce passeur/meurtrier qui demandait des sommes folles aux exilés pour les faire passer de l’autre côté des Pyrénées. Cet escroc fut à la fois un héros qui a sauvé la vie à de nombreux juifs et un salaud qui a dépouillé et liquidé des pauvres gens qui mettaient toute leur vie entre ses mains.

Sans nous le dire explicitement Jean Rolin nous parle des passeurs de migrants, prêts à faire mourir, prêts à tuer, à voler, et à l’occasion à venir en aide.

Son livre est un peu analogue à une promenade de septuagénaire élégant : des bribes d’histoires et une reconstitution incomplète des passages des Pyrénées sous l’Occupation. Quelques oiseaux et autres reptiles. Ou plutôt : le livre commence avec l’observation d’un oiseau assez rare, le cingle, et se termine avec un serpent qui fait sa mue, et qui immobilise le narrateur. L’auteur, lui, prend la décision selon laquelle s’arrêter un instant pour observer un serpent est une raison suffisante pour mettre fin au récit.

On n’ose pas voir dans cette mue un symbole de quoi que ce soit.

Le lecteur que je suis a aimé cette fin, abrupte comme un accord de piano dissonant.

Quand Frédéric Beigbeder pose (enfin) la bonne question à Sylvain Tesson

Frédéric Beigbeder est la seule personne à avoir posé la bonne question à Sylvain Tesson. L’ensemble de l’entretien se cristallise dans ce moment. Soudain, il lui demande : « Mais comment vous payez ces expéditions ? Ça coûte une blinde ! C’est l’éditeur qui vous organise tout ça ? » La question est magistrale. Parce qu’évidemment, tout le monde connaît la réponse, mais il y a davantage que la réponse dans la question.

Moi, dans mes premiers textes critiques sur la littérature de voyage, il y a déjà vingt ans, je le disais : la question de l’argent est fondamentale et trop souvent escamotée par les auteurs. Car pour voyager sans travailler sur place, comme je le fais depuis 1998, il faut pouvoir prendre plusieurs mois de vacances. Partir, c’est bien beau, mais que fait-on au retour ? Que fait-on de ses affaires, si on en a ? Comment gagne-t-on sa vie ? Et quand on part plusieurs mois chaque année, cela demande une organisation conséquente.

Et Tesson, évidemment, ne parle jamais d’argent. Or, quelqu’un qui ne parle jamais d’argent, ce n’est pas parce que cela ne l’intéresse pas. C’est parce qu’il en a suffisamment pour que ce ne soit jamais un problème. Ceux qui ne parlent que d’aventure, d’ailleurs, d’amour, et jamais d’argent, sont souvent ceux qui ont une très bonne gestion financière — et une grande compétence dans ce domaine. C’est son cas.

D’une part, c’est un héritier richissime, propriétaire d’un appartement au centre de Paris. D’autre part, il est aussi héritier d’un capital culturel gigantesque, qui lui donne de nombreux contacts dans les médias et la presse. Mais c’est aussi un très bon businessman. On l’avait déjà noté il y a quinze ans à propos de son livre qui raconte ses vacances au bord d’un lac gelé : à la fin de ce livre, il remercie des entreprises et la diplomatie, qui ont donc financé son voyage.

Car il fait partie des très rares personnes qui non seulement n’ont pas besoin de travailler pour voyager, mais qui n’ont même pas besoin de dépenser de l’argent. Contrairement à tous les Français qui économisent pour partir, puis rentrent pour regagner de l’argent, lui, il se fait financer.

Et sa réponse à Beigbeder est laconique, mais suffisante : « Comme mon père n’a jamais accepté les subventions de l’État pour son amour du théâtre, de même, j’obtiens des financements privés grâce à de merveilleux amis. » Ces merveilleux amis, cela ne veut rien dire. Dans ce milieu de la haute bourgeoisie, les amis sont des collaborateurs, des associés en affaires. Bien sûr, on tisse des liens. Les bourgeois sont des êtres humains comme nous. Mais ce sont des associés avant tout.

Il remerciait autrefois les entreprises à la fin de ses livres, mais il a probablement arrêté, la ficelle étant trop grosse. Cela entachait l’image d’aventurier vagabond qu’il cherche à se donner. Il existe sans doute aujourd’hui des associations ou collaborations financières, gérées par son agent, avec des entreprises richissimes. Il leur propose peut-être des stages, des rencontres, des moments privilégiés avec les hauts cadres de telle ou telle boîte. Des entreprises profitent de l’image de Sylvain Tesson, mais à un niveau confidentiel, réservé aux invités de marque.

C’est toute la stratégie des happy few : on conserve l’aura de mystère, celle du clochard céleste, et en même temps on développe un business model redoutable, extrêmement efficace — mais uniquement parce qu’il est rare. Ce modèle ne peut être reproduit ni par vous, ni par moi. Il repose sur une personnalité construite comme exceptionnelle, comme rare. C’est de la rareté organisée. C’est un produit de luxe.

La question posée par Beigbeder nous permet de comprendre cela. Donc bravo à lui. Et seul un mec de droite comme lui pouvait poser cette question. Il fallait que ce soit une conversation entre bourgeois, dans un lieu feutré. Si Mediapart avait posé cette question, Tesson n’y aurait même pas répondu, et la fachosphère aurait hurlé à l’inquisition idéologique menée par des médiocres hostiles à l’argent. Il fallait que ce soit un grand bourgeois pour que la question ne paraisse ni négative ni malveillante.

Et c’est précisément ce qui la rend si éclairante.

Si tu m’abandonnes, il me restera l’art

Je pense d’ailleurs aller à Venise pour visiter la Biennale d’architecture. J’y invite la femme de mes rêves car, outre son intérêt pour l’architecture, elle pourrait apprécier l’aspect romantique de l’escapade avec le sage précaire.

La superbe créature me reproche, en forme de plaisanterie, d’aller dans les musées et de préférer l’art, la littérature, aux activités lucratives des mâles alpha.

Je lui dis : eh bien, tu vois, si un jour tu m’abandonnes, il y aura au moins ça. Il y aura au moins l’art. Je serai triste, mais il y aura au moins l’art, les musées, les livres. Eux, ils ne m’abandonneront pas.

— Depuis combien de temps tu réfléchis à cette théorie ? me dit-elle.

— Elle me vient à l’instant. Je n’y avais pas pensé avant.

— Parce que, dit-elle, avant tu disais : si tu disparaissais de ma vie, je mourrais. Maintenant tu dis : il y aura au moins l’art. Ça veut dire que tu tiens un peu moins à moi.

J’étais fait comme un rat.

Quand le genre déborde : à propos d’Un avenir radieux, de Pierre Lemaitre

J’aurais pu écrire un billet après Le Grand Monde ou Le Silence et la Colère, les deux premiers volumes de la tétralogie Les Années Glorieuses de Pierre Lemaitre. L’écriture y est impeccable, les personnages attachants, le rapport aux événements historiques stimulant, ce qui rendait le plaisir de lecture si fluide, qu’il n’y avait rien à en dire. Lemaitre réussissait le pari rare de la littérature populaire bien faite, celle qui captive sans forcer, qui raconte sans peser, et que je lis sans bouder mon plaisir.

Et puis voici Un avenir radieux, paru en 2025, et soudain, l’envie me vient d’écrire. Non pas par passion, mais par déséquilibre. Quelque chose, dans ce troisième tome, s’est déplacé. Et c’est ce déplacement, plus encore que ma déception, qui me semble intéressant à interroger. Car il touche à la question centrale du genre littéraire.

On retrouve bien sûr la famille Pelletier, cette belle galerie de personnages que Lemaitre anime avec talent depuis le début : Hélène, Geneviève, François, et les autres. Une fresque familiale sur fond de Trente Glorieuses, entre satire sociale, roman d’apprentissage, chronique historique. Jusqu’ici, l’équilibre tenait. Mais dans Un avenir radieux, François Pelletier devient le héros d’un roman d’espionnage, mêlant services secrets, missions troubles entre Paris et Prague, en pleine Guerre froide. Et là, pour moi, la lecture vacille.

Non pas que ce soit mal écrit. L’intrigue est efficace, rythmée, bien structurée. Mais cette incursion dans le roman d’espionnage rompt l’équilibre délicat qui faisait la force de la saga. Le récit se désaxe : l’intrigue d’espionnage prend une telle ampleur qu’elle relègue les autres personnages au second plan. Quand Geneviève ou Hélène réapparaissent au détour d’un chapitre, on sursaute presque : « Ah oui, elles étaient là ». C’est un regret sincère, car ce sont elles, pour ma part, que j’avais envie de suivre. Chacun ses préférés, moi, ce sont Geneviève et Jean.

Mais il ne s’agit pas seulement d’une préférence de lecteur. Cette évolution révèle un effet plus profond : l’absorption du personnage par le genre. François Pelletier, que l’on connaissait sensible, complexe, un peu dissimulateur et ambitieux, devient ici un pion du récit d’espionnage. Il perd en densité ce qu’il gagne en action. Le genre polar, avec ses codes bien huilés, écrase la singularité du personnage. François n’est plus François : il devient un archétype, un « héros traqué », un rouage dans une mécanique narrative. Et c’est précisément cela qui me gêne.

Je ne veux pas faire le procès du roman d’espionnage qui a ses lettres de noblesse. Mais il me faut avouer que ce genre me laisse froid. Il ne me divertit pas, il m’ennuie un peu. Sylvain Tesson, dans Dans les forêts de Sibérie, écrivait qu’il emportait quelques polars « pour se distraire », voilà encore un détail qui m’éloigne de l’écrivain voyageur. Moi, c’est l’inverse : j’ai l’impression de faire mes devoirs quand je lis un polar. Ce qui me plaît dans Les Années Glorieuses, c’est la chronique sociale, le roman familial, l’observation fine des milieux. Et tout cela se trouve dilué dans Un avenir radieux.

Il ne s’agit donc pas simplement d’un choix narratif de Lemaitre, mais d’un déplacement structurel. Le roman bascule dans un autre genre, et ce faisant, transforme tout : les personnages, le rythme, le ton, l’ambition même du projet. Ce n’est pas le même livre – ce n’est plus la même saga.

Moi, je continue à préférer les romans où le personnage reste au centre. Ceux où l’intrigue ne l’écrase pas, où l’écriture lui laisse de l’espace pour respirer. Sans doute est-ce pour cela que je lis et écris davantage sur le voyage, et pourquoi il est essentiel de tracer une frontière entre fiction et récit factuel : les romans de voyage ont la même tendance que je vois chez Lemaitre aujourd’hui à subsumer le voyage aux effets d’intrigue. Alors que ce que j’aime dans le genre Voyage, c’est l’inattendu et les égarements, les cyclistes qui perdent les pédales.

Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes

Je n’avais jamais entendu parler de ce livre. Je ne devrais pas le dire, parce qu’en réalité je passe trop de temps à me faire passer pour plus con que je ne suis. Toute ma vie, j’ai fait ça : me faire passer pour plus con que je ne suis. Et trop souvent, des gens prennent ça pour argent comptant. Ils pensent que c’est vrai.

Si je vous dis ça, c’est parce que la question de l’intelligence est une des grandes affaires de ma vie : être intelligent, devenir plus intelligent, mais aussi paraître intelligent ou paraître un peu con, se faire passer pour un imbécile. Ce n’est pas tant l’intelligence en soi qui est importante pour moi, mais tout cet ensemble de petites choses connexes. Et dès que j’ai entendu parler de ce roman, Des fleurs pour Algernon, dès que j’en ai entrevu à peine le sujet, je me suis dit : c’est pour moi, je dois le lire.

Dès que je l’ai vu à Paris, je l’ai acheté, sans même chercher à savoir. Et surtout, j’ai eu l’intuition de ne rien lire à propos de ce texte avant de le lire moi-même. Je sentais qu’il y avait quelque chose là qui allait m’intéresser personnellement.

En effet, le narrateur est un homme qui commence l’écriture d’un journal d’expérience en étant extrêmement bête. C’est un homme attardé, avec un QI de 68, à la limite de l’illettrisme, qui écrit de manière phonétique. Il devient intelligent grâce à un traitement médical. On suit ainsi l’évolution de son intelligence, ses effets positifs et négatifs sur sa vie sociale. Je n’en dis pas plus, pour ne pas dévoiler l’essentiel du récit, mais ce qui est sûr, c’est que le cœur du livre, c’est l’intelligence humaine et aussi de son augmentation artificielle.

Je me sens très proche de ce personnage, non dans son extrême bêtise du début, ni dans son extrême intelligence ensuite, mais dans ce parcours. Dans le fait d’être pris alternativement pour un faible d’esprit et pour un intellectuel. Tout cela me vient de mes études de philosophie : je voulais tenter ma chance avec de jeunes femmes sans les assommer avec des citations et des références, pour entretenir des relations plutôt que de les impressionner. J’ai donc travaillé à nourrir des conversations à teneur philosophique (sur l’amour, le désir, la foi, la morale, la politique) sans citer les auteurs qui m’avaient éclairé sur ces sujets. Cela a eu des effets contrastés qui au bout du compte me conviennent. Si certaines ont cru que je manquais de culture, j’ai obtenu des autres ce que je cherchais, comme Fontenelle le disait dans ses entretiens sur « La pluralité des mondes » : un équilibre entre le charme sensuel de l’interlocutrice et l’intelligence articulée de sa conversation, sans tomber ni dans la bestialité, ni dans la discussion d’intellectuels.

Ce qui m’a aussi marqué dans la nouvelle parue en 1956, c’est le rapport entre gentillesse et intelligence, amour et intelligence, perception de l’autre et intelligence. Par exemple, quand il est trop bête, le personnage voit telle femme comme une professeure sans charme, bienveillante mais maternelle et même un peu vieille. Quand il devient intelligent, il la considère avec une maturité sexuelle nouvelle et la trouve séduisante, au point de voir en elle une jeune femme. Il en tombe amoureux. Des phénomènes comme ceux-là me parlent confusément mais très fortement. Et pour la première fois, je me demande si je ne suis pas un peu sapiosexuel.

“La Realidad” de Neige Sinno : une grande littérature de voyage

Dès que j’ai entendu parler de La Realidad, j’ai su que je devais non seulement le lire, mais aussi me le procurer. Ce n’était pas une simple curiosité, mais l’intuition qu’il s’agissait d’un livre de voyage d’une importance majeure. 

Lorsqu’on parle de Neige Sinno aujourd’hui, on pense immédiatement à Triste Tigre, son premier livre publié, qui a connu un immense succès critique et public. Mais ce n’est pas son premier livre écrit. Avant Triste Tigre, bien avant même d’être connue, elle avait déjà rédigé La Realidad.

Ce livre, elle l’a d’abord écrit en espagnol, puis elle l’a retravaillé et traduit en français. Pourtant, à l’époque, elle ne l’a pas publié. Les éditeurs avaient fait ce qu’ils savent faire de mieux : refuser les manuscrits. Neige a mis de côté ce livre refusé, sans s’avouer vaincue, et a continué de travailler car d’autres textes s’imposaient à elle. Ce n’est qu’après le succès retentissant de Triste Tigre, avec un lectorat désormais vaste et attentif, qu’elle a décidé de reprendre ce manuscrit, son premier véritable livre, et de le proposer aux éditeurs qui, soudainement éclairés par un discernement et un professionnalisme sans faille, ont voulu le publier.

Ce parcours éditorial singulier rend La Realidad attirant mais son intérêt réside dans ses qualités intrinsèques. Il ne s’agit pas d’un deuxième livre dans l’ordre de l’écriture, mais d’un retour à l’origine, à une autre facette de son écriture, celle d’une jeune femme qui voyage, qui explore, qui cherche.

Et cette quête transparaît dès les premières pages. La Realidad est un livre de voyage, mais un voyage propre aux années 2000 : celui de jeunes Européens qui partent en Amérique latine avec peu d’argent, vivant parmi les squatters, les punks à chiens, ceux qui se débrouillent à la marge.

Un passage résume bien cet état d’esprit. Deux jeunes filles arrivent dans un squat à San Cristóbal, une ville qui semble dangereuse, et Sinno écrit :

“C’était un lieu magnifique et décrépit, exactement ce qu’il nous fallait. On nous a assigné un matelas dans une chambre à côté de jeunes de Veracruz qui vendaient des disques pirates. On a laissé là nos affaires et on est parti explorer la ville.”

Déposer ses affaires sur un matelas dans un squat et partir explorer la ville, c’est un geste qui en dit long. Cela signifie d’abord une confiance absolue dans les codes de ce mode de vie : on ne vole pas ceux qui partagent notre précarité. Cela montre aussi un détachement matériel total : ces deux jeunes filles n’ont rien qui vaille vraiment la peine d’être protégé. Leur richesse, c’est leur corps, leur force de pensée, leur énergie. La soif de mouvement.

C’est cette énergie que La Realidad capte avec une intensité rare. L’intensité d’écriture qu’on trouve parfois chez ceux qui voyagent.

Une soirée à la Comédie-Française : Tchekhov, la Russie et la mémoire

Je suis allé à la Comédie-Française pour voir La Cerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène par Clément Hervieu-Léger.

Tchekhov, c’est mon dramaturge préféré, si je puis dire. Je le connais depuis l’adolescence. Je le lisais avidement quand je faisais moi-même du théâtre en amateur. C’est ce qui se fait, pour moi, de plus beau. C’est la perfection du théâtre.

Donc, j’étais content de voir, de passage à Paris, La Cerisaie, une pièce que je connaissais moins bien que d’autres. Je suis beaucoup plus connaisseur de La Mouette, Les Trois Sœurs, ou Platonov. Mais alors ici, quelle claque ! Surtout de voir cette pièce qui parle peut-être plus de la Russie que les autres. En tout cas, on ne peut pas regarder cette pièce en 2025 sans songer à la Russie d’aujourd’hui. Et à toutes les idées reçues qu’on entend sur la Russie, sur Poutine, sur son rapport au peuple, sur le peuple russe, et toutes ces choses de la même farine.

Je rappelle en deux mots : la Cerisaie, c’est un grand domaine extrêmement onéreux, avec énormément de cerisiers. Les propriétaires, eux, sont des aristocrates un peu décadents, très cultivés, internationalisés, plutôt généreux, mais qui gèrent mal leur argent, qui sont au bord de la faillite, et qui doivent vendre cette cerisaie. Un ami de la famille, un ancien paysan devenu homme d’affaires richissime, leur dit qu’il faut couper les cerisiers, puisqu’ils ne donnent pas beaucoup de cerises, une fois tous les deux ans. Il faut les couper et exploiter le domaine en faisant des lotissements avec des datchas qui accueilleront des estivants. Avec ça, vous pouvez transformer ce domaine onéreux en quelque chose qui rapporte beaucoup d’argent. Avec le temps, les estivants vont se transformer en cultivateurs, et vont vouloir acheter les datchas, ce qui va multiplier votre fortune.

Les aristocrates, eux, considèrent avec mépris cette proposition, qu’ils jugent trop matérialiste. Eux, ce sont des artistes, des gens qui appartiennent à un autre temps, un temps où la richesse matérielle venait comme par enchantement. Pour eux, cette recherche mercantile, transformer cette beauté naturelle agricole, ces arbres en fleurs, en un lieu producteur d’argent, est quelque chose d’affreusement mesquin. Ils finiront évidemment par vendre. Et qui sera l’acheteur au final ? Justement cet ami anciennement paysan devenu homme d’affaires. Le monde a changé, comme dans la Recherche de Proust, comme dans tant d’œuvres d’il y a un siècle. Les anciens dominés deviennent nos maîtres.

On voit donc là véritablement une sorte de décadence d’une ancienne Russie. Mais ce à quoi on pense : il est erroné de penser que les Russes sont des gens qui seraient comme un seul homme derrière son chef, n’ayant pas cet individualisme que l’on voit en Occident. Non. Dans cette pièce, on voit un attachement fondamental au pays, au paysage, mais surtout une population variée et trop sensible. On voit bien pendant la pièce se profiler, alors qu’elle date des années 1900, les révolutions à venir. Pas forcément la révolution bolchevique de 1917, mais on voit arriver des révoltes, des soulèvements populaires de la part de la paysannerie. C’est absolument évident, ça se voit à différents moments de la pièce.

Et cela nous rappelle que la Russie est l’autre pays de la révolution, du soulèvement, de la désobéissance. La Russie n’est pas ce pays, ni chez les aristocrates ni chez les paysans, qui obéit à un homme seul. La Russie n’est pas un pays d’autocrates, c’est un pays d’artistes exceptionnels qui sont constamment dans la subversion de l’ordre. Vous ne verrez pas chez Tchekhov, ni chez Dostoïevski, ni chez Tolstoï, d’adorateurs de Staline, d’adorateurs de Poutine, d’adorateurs d’une dictateur.

Qui est victorieux en Ukraine finalement ?

La guerre en Ukraine semble tirer à sa fin, si l’on en croit les commentaires. Trois ans que je ne sais que penser de cette guerre. Trois ans que je n’arrive pas à me faire une opinion claire. À chaque argument entendu, je me laisse convaincre. Je vacille, j’acquiesce, puis le doute revient.

Lire aussi : Guerre en Ukraine 2023, le doute face aux éternels récidivistes

La Précarité du sage, 2023

D’un côté, il est indéniable que cette guerre a pesé lourd sur l’Europe. Si Poutine avait envahi l’Ukraine sans résistance, l’économie européenne aurait moins souffert, c’est une évidence. Mais le simple fait de poser cette hypothèse – et d’en mesurer les conséquences économiques – ne suffit pas à légitimer cette guerre injuste. D’un autre côté, cette guerre a offert au peuple ukrainien une identité renouvelée, une fierté nationale qui pourrait bien être le ferment d’un futur inattendu. Une nation se construit souvent dans la douleur et l’avenir nous dira ce qu’il sortira de ce nouveau peuple.

Certains, encore aujourd’hui, soutiennent que l’Ukraine n’existe pas en tant que nation distincte, que son destin est de se fondre dans la Russie. Je ne peux pas souscrire à cette idée. Il me semble que l’Ukraine a sa propre histoire, sa propre trajectoire, perceptible au moins depuis le XIXe siècle. Mais l’histoire a souvent montré qu’une nation ne se résume pas à son identité culturelle. Il y a aussi la géographie, les rapports de force, la puissance du voisin. Quand on vit à côté d’un empire, il est difficile d’ignorer ses ordres.

Lire sur ce sujet : Rendez-vous à Kiev. Un roman de Philippe Videlier pour ancrer l’Ukraine dans une culture nationale propre.

La Précarité du sage, septembre 2023

Alors, qui a perdu cette guerre ? Et surtout, qui l’a gagnée ? L’Ukraine a perdu des milliers d’hommes, des villes entières, une partie de son avenir. Mais a-t-elle perdu la guerre ? Rien n’est moins sûr. L’Europe, elle, a perdu en stabilité économique et en illusion d’indépendance énergétique. Mais les États-Unis, eux, ont joué une partition bien différente.

Je ne crois pas en une « communauté d’intérêts » occidentale. Je n’emploie guère le mot d’Occident et ne donne pas cher d’expressions telles que « la défaite de l’occident ». L’Europe et les États-Unis n’ont pas vécu cette guerre de la même manière. Pour les Européens, ce conflit a été une saignée. Pour les Américains, il a été un investissement. Ils ont armé l’Ukraine avec du matériel souvent vieillissant, usé, tout en maintenant leur propre stock d’armes stratégiques. Ils ont dépensé des milliards, mais dans un système où la création monétaire est une arme plus redoutable que n’importe quel char. Et surtout, ils ont vendu leur gaz, leur pétrole, leurs armes aux Européens contraints de se détourner de la Russie. Pour les USA, ces trois dernières années furent glorieuses grâce à la présidence de Biden.

Car surtout, le coup de maître des Américains est visible sous nos yeux : ils ont su envoyer la Russie s’embourber dans un pays qu’elle croyait acquis, sans perdre aucun soldat yankee, en jouant admirablement des proxy que sont les soldats ukrainiens et les économies européennes. Aujourd’hui ils peuvent se retirer d’Ukraine sans avoir souffert et en laissant l’Eurasie panser ses plaies.

La Russie, elle, a-t-elle gagné quelque chose ? Après trois ans de guerre, l’armée russe est épuisée, ses pertes humaines sont colossales, son économie sous perfusion chinoise. Ils ont même fait appel à des forces de Corée du Nord… Poutine voulait une guerre éclair, il a obtenu un bourbier.

Aujourd’hui, l’image de Vladimir Poutine est profondément ternie. À cause de cette guerre en Ukraine, voici le portrait de lui-même qu’il nous laisse. Autocrate, sanguinaire, exprimant son amour de la Russie en massacrant les Russes. En 25 ans de pouvoir, il aura été l’homme qui a envoyé le plus de Russes à la mort. Que reste-t-il de la Russie de Dostoïevski, de Tolstoï, de Tchékhov ? Un régime qui enferme ses opposants, assassine ses contestataires, terrorise ses mères en envoyant leurs fils au front. Il n’y aura pas de grand artiste pour faire de lui un « résistant à l’empire de l’Occident » comme disent ses actuels thuriféraires. Il n’y aura pas de nouveau Chostakovitch pour faire de lui un nouveau Staline battant l’armée nazi. Il n’y aura surtout aucun Tolstoï pour faire de Poutine un Koutouzov génial, capable dans Guerre et Paix de battre la grande armée de Napoléon grâce un amour profond et métaphysique de la patrie. Poutine n’aura aucun grand artiste pour chanter sa légende car il les a tous tués, les grands artistes, ou les a fait fuir hors de Russie.

Je ne sais pas qui a gagné cette guerre, car les Etats-Unis, s’ils en sont les principaux bénéficiaires, n’en seront pas les vainqueurs stricto sensu. Mais je sais qui l’a perdue : les autocrates qui se font passer pour des hommes forts. Eux sont en train de tout perdre malgré les apparences. Le triomphe actuel des néo-fascistes concernant l’Ukraine ressemble à une victoire à la Pyrrhus.

Fariba Adelkhah et la fabrique des voyageurs : une lecture anthropologique

Fort de mon intérêt pour les recherches de l’ex-otage française et iranienne Fariba Adelkhah, j’ai commandé à la Bibliothèque nationale de Bavière ses ouvrages disponibles. Parmi eux, Les Mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation (Kathala, 2012) m’a particulièrement marqué. Dix ans avant son arrestation pour cause d’espionnage. C’est un livre qui, dans un premier temps, suscite un regret – celui de ne pas l’avoir découvert plus tôt – mais qui, à bien y réfléchir, ouvre plutôt une perspective dans mes recherches sur le récit de voyage. Il s’agit d’un ouvrage essentiel sur la théorie des voyages et la façon dont ces derniers construisent des identités collectives.

Dans ce livre, Fariba Adelkhah adopte une approche anthropologique pour montrer comment migrants, pèlerins, commerçants, bannis et touristes participent, chacun à sa manière, à la formation d’une identité iranienne. Ce que j’aime, c’est sa manière de transformer ses propres expériences voyageuses en un objet d’étude. Plutôt que de livrer un récit subjectif, elle raconte ses aventures passées sous un prisme scientifique, anonymisant ses interlocuteurs, qui n’étaient autres que ses « copines » et ses compagnons, pour en faire des sujets d’enquête. Ce qui pourrait être un simple témoignage devient alors un terrain, un espace où l’expérience du voyage est transmutée en réflexion anthropologique.

Comme cela nous change des médiocres chants narcissiques de ces furtifs héros parisiens qui passèrent quelques semaines en Iran pour se faire chantres humanitaires de la liberté des femmes. Lire de toute urgence Fariba Adelkhah plutôt que L’Usure d’un Monde de M. Désérable.

La posture de Fariba Adelkhah résonne fortement avec mes propres travaux. J’ai toujours rejeté la distinction rigide entre le voyageur et le touriste, une opposition qui traverse nombre de récits conventionnels car trop ancrés dans une idéologie ambiante paresseuse. En m’inspirant de la pensée de Jean-Didier Urbain, j’ai soutenu que tout déplacement – qu’il soit motivé par le loisir, l’exil ou la recherche – participait de la même dynamique fondamentale, et que rejeter le tourisme revenait à élaborer une stratégie de distinction stérile. Loin d’être une activité réservée à une élite aristocratique ou philosophique, le voyage est un phénomène pluriel, façonné par des motivations diverses.

Dans cette perspective, l’approche d’Adelkhah rejoint également une autre dimension qui m’intéresse : celle du voyage comme captivité. Cela concerne un autre livre de la chercheuse, paru il y a quelques mois et que j’achèterai lors de mon prochain passage en France. De nombreux travaux ont déjà exploré cette pratique paradoxale de la captivité-voyage, notamment dans la collection dirigée par François Moureau sur les « récits de captifs en Méditerranée », notamment au siècle des Lumières. Mais l’étude des récits de captivité contemporains reste à approfondir. De Jean-Paul Kauffmann, retenu au Liban avant de devenir écrivain voyageur, à Ingrid Betancourt et son expérience d’otage parmi les Farcs de Colombie, jusqu’à Fariba Adelkhah qui a connu les geôles Iraniennes, il existe une continuité fascinante entre la contrainte du confinement et l’élaboration d’un récit de déplacement.