Les errances de la gauche française sur la laïcité

Le documentaire de Thomas Legrand est très intéressant car il montre bien que la question du voile sur les cheveux est une question interne à la gauche.

Les gens de droite, eux, sont très sereins quand il s’agit de restreindre les libertés des étrangers, des immigrés, des pauvres et des musulmans. Cela ne fait pas de débat à droite. Quand on se dit de gauche, en revanche, c’est souvent avec l’idée qu’il faut soutenir les plus défavorisés, et les musulmans sont les plus discriminés en France, ceux qui gagnent le moins d’argent, ceux qui ont le moins de pouvoir.

Donc, en 1989, quand deux jeunes filles de Creil sont allées à l’école avec un fichu sur les cheveux, et que le proviseur les a exclues, les choses auraient pu en rester là : la droite est pour opprimer les musulmans, et la gauche les défend. Malheureusement pour la santé de la France, c’est la gauche qui était au pouvoir à ce moment-là et il a fallu que ce soit elle qui agisse et réglemente. Le reportage montre bien le malaise. La plupart des gens de gauche n’ont pas de problème majeur avec ces filles voilées. Mitterrand (président) les trouve mignonnes, Rocard (premier ministre) s’en fout, Jospin (ministre de l’éducation) explique à l’assemblée que le droit à l’instruction doit primer et qu’il faudra accepter les filles voilées à l’école. Toute la gauche pense qu’il n’y a là aucun risque pour la république.

C’est alors qu’intervient une réaction extrêmement musclée de la part d’une gauche qu’on n’avait pas vue venir : les Badinter, les Finkielkraut, tous ces gens qui, depuis, ont quitté la gauche et sont devenus de droite et d’extrême-droite. Ils trouvent les mots pour retourner l’opinion de la gauche. Ils expliquent qu’au nom du féminisme il faut interdire le voile qui est un signe de soumission de la femme.

Ils expliquent que ces filles étaient manipulées par des musulmans radicalisés.

Ils expliquent que les filles musulmanes « nous appellent au secours » et veulent être protégées de leur famille, de leur quartier, de leurs grand frères. Et nous, pauvres de nous, nous les avons crus.

Moi-même, j’ai été convaincu par ces arguments qui me paraissaient beaux et paradoxaux : interdire aux filles de s’habiller comme elle veulent pour les protéger et leur garantir la liberté de conscience. Il faut être con pour penser cela, me direz-vous, et c’est vrai, j’ai été ce con intello et sûr de ses valeurs.

C’était raciste de ma part, mais j’avoue que j’y ai cru. Quand le débat est revenu sur scène, dans les années 2000, j’étais professeur de philosophie au lycée français d’Irlande, et je me souviens de mes discussions avec mes amis irlandais dans les pubs. Mes amis ne comprenaient pas la France, ils pensaient qu’on pouvait laisser les filles s’habiller comme elles voulaient. Je les traitais de naïfs et j’essayais de leur faire la leçon sur les valeurs de la république, la laïcité et le risque des religions.

Ce reportage qui met tous ces débats en perspective nous permet de comprendre que nous avons été floués. On nous a menti, on nous a manipulés. Elizabeth Badinter était dans l’erreur mais elle était sincère en tant que bourgeoise effrayée par les maghrébins. Caroline Fourest, elle, a carrément menti pour remporter la mise. Elle prétendait que dans les auditions, les filles musulmanes demandait anonymement l’interdiction du voile pour sauvegarder un espoir de liberté.

Trente-cinq ans après l’affaire de Creil, vingt ans après la loi sur les fameux « signes ostensibles » d’appartenance religieuse, nous avons pu prendre du recul, voyager, lire, nous cultiver, rencontrer des centaines de musulmans. Le bilan est simple : on s’est fait avoir. Les filles ne demandaient pas notre aide, en tout cas pas une aide sous forme d’interdiction vestimentaire. Les musulmans s’intégraient à notre nation malgré notre hargne à les persécuter et à les fliquer, malgré notre suspicion quant à leur rapport aux femmes, jusqu’à l’intimité de leurs filles.

Trente-cinq ans après, que sont devenues ces deux jeunes Françaises voilées de Creil ? Qui se soucie d’elles ? Moi, je pense à elles.

Coming out : le sage précaire est de droite

Image sans rapport direct avec le contenu du billet. Photo de Quang Nguyen Vinh sur Pexels.com

D’abord il faut reconnaître que le sage précaire est un individualiste qui ne croit pas aux bienfaits de l’État centralisé, qui méprise le salariat, qui accepte l’inégalité entre les hommes, qui trouve normal de perdre son emploi, qui apprécie de vivre dans un monde sans pitié. Le sage précaire vit dans un monde précaire, où chacun se débrouille.

Pour résumer ma position politique fondamentale en un mot : je suis anarchiste. Je l’ai toujours été et ne vois pas de modèle idéal plus proche de mes affects primitifs. Les hommes ne sont pas sur terre pour obéir à des supérieurs, pour compter leurs points de retraite, pour attendre des vacances, pour rembourser des emprunts, pour endurer le stress au travail, pour chercher un emploi ni pour se laisser enfermer dans un système social.

Si j’étais américain, je serais peut-être un libertarien. Peut-être.

Beaucoup de gens qui s’autoproclament de gauche ont dit de moi que je n’étais pas de gauche. Dont acte. Si vous le pensez, c’est que c’est vrai. Je ne ferai rien pour essayer de prouver que je le suis et cela seul me distingue de ces personnalités qui continuent de se réclamer de la gauche sans avoir jamais la moindre pensée pour les plus humbles d’entre nous.

Lire sur le même thème : Gauche ou Droite, où se situe le sage précaire ?

La Précarité du sage, 10 janvier 2021

Ceci est la première raison de mon coming out : je suis de droite, car je ne veux pas faire les efforts qu’il faut pour être de gauche.

Deuxième argument.

De nombreuses personnes me paraissent toxiques et devraient faire leur coming out aussi, comme moi. Des gens qui disent être de gauche et qui rejettent toute espèce de progrès pour les plus pauvres, les plus discriminés, les plus fragiles de la société. Qui sont ces gens ? Vous voulez des exemples ? Ils ne manquent pas : dans le monde politique, Manuel Valls et tous les socialistes qui ne sont pas gênés par la parole de Manuel Valls ; dans le monde de la télévision Caroline Fourest et Éric Nauleau ; dans le monde de la presse Philippe Val.

Sur le même sujet, lire Philippe Val, ou la trahison de la satire

La Précarité du sage, 18 avril 2009.

Ils emploient des mots qui avaient un contenu progressiste depuis les Lumières, mais qui sont devenus suspects au tournant de ce siècle, puis carrément réactionnaires aujourd’hui. Écoutons-les : « Je suis pour une gauche républicaine, laïque et universaliste. »

« Républicaine » : avant, cela signifiait un régime contestant l’arbitraire de la monarchie et la tyrannie du monarque absolu. Aujourd’hui cela envoie un signe d’uniformité et de nationalisme.

Laïque : avant, c’était une arme contre la toute-puissance de l’église catholique, son emprise sur les consciences et son influence politique. Aujourd’hui, ‘laïc » s’emploie pour lutter contre la religion pratiquée par les plus pauvres du pays. Une religion qui ne peut et ne veut rien imposer à la population majoritaire. Une « gauche laïque », c’est donc une gauche qui méprise les plus humbles, non une gauche courageuse qui se dresse contre une puissance.

Universaliste : avant, cela voulait dire que les hommes étaient égaux et qu’on ne devait pas considérer différemment les hommes de la classe dirigeante et ceux du Tiers-État. Aujourd’hui, on se dit universaliste pour contrer les minorités dans leur volonté de s’émanciper.

Alors, me direz-vous, pourquoi ne pas faire ce que font les gens de gauche ? Ils passent leur temps à dénoncer ces faux-jetons en disant d’eux qu’ils ne sont pas de gauche. Je refuse d’entrer dans ce genre de discussion. Qu’en ai-je à faire, moi, si des réactionnaires tiennent à se voir en « hommes de gauche » ?

Ceci est donc mon deuxième argument. Je suis de droite pour m’éloigner de tous ces racistes qui se disent de gauche, mais d’une gauche républicaine et laïque. Quand ils se diront de droite ou, comme on le dit en Amérique, « néoconservateurs », alors je reviendrai sur ma parole.

Troisième argument.

Les intellectuels de gauche sont brillants et j’aime les écouter. La palme revient à François Bégaudeau qui se révèle depuis des années comme un incroyable orateur. S’il n’est pas bon romancier, il est un excellent essayiste. Il répète et démontre qu' »il n’y a de gauche que radicale », et qu’ils sont eux de la « vraie gauche ». Je ne veux pas mouiller la sagesse précaire dans des arguties de ce niveau. Le sage précaire est trop précaire pour se sentir appartenir à la « vraie » gauche.

Sur le même sujet, lire Contre François Bégaudeau

La Précarité du sage, 19 septembre 2008.

Voilà, je conclus de tout cela que se dire de droite est une bonne combine pour se désengager de débats interminables, se délier les mains, et annoncer ses préférences politiques sur chaque sujet sans aucun automatisme ni dogmatisme.

Attentats de Charlie Hebdo. Trop d’émotion tue l’émotion

Depuis les assassinats qui ont eu lieu cette semaine, le pays est submergé par une émotion médiatique assez pénible à endurer. Notre émotion, à nous tous, était inévitable, mais la manière dont elle est étirée, allongée, étalée toute la journée, donne un goût amer, à force. La formule de ralliement, « Je suis Charlie », je ne la comprends même pas. Les Philippe Val, sur les plateaux de télévision, qui exhibent leur douleur insurmontable, et parviennent à jouer pendant des heures, et sous les projecteurs, la souffrance éplorée, le sanglot maîtrisé, je n’en peux plus.

La sagesse précaire n’est pas soluble dans l’émotivité larmoyante qui dégouline de nos écrans de télévision, de nos postes de radio et de nos journaux.

Et toujours ces excès de rhétorique. Toutes les deux phrases, on entend ou on lit les mots de « résistance », de « liberté d’expression », de « peuple debout », de « vivre à genoux », que sais-je ? de « sursaut citoyen ». L’ineffable Bernard-Henri Lévy, que l’on aimerait plutôt entendre dénoncer les crimes de l’armée israélienne, vient donner des leçons de morale aux musulmans, en parlant de « moment churchillien de la Ve république ». Ras le bol.

Luz, le dessinateur historique de Charlie Hebdo, a pris ses distance avec toutes ces célébrations symboliques dans une interview aux Inrocks, et sa parole fait du bien :

Des gens ont chanté la Marseillaise. On parle de la mémoire de Charb, Tignous, Cabus, Honoré, Wolinski : ils auraient conchié ce genre d’attitude. Les gens s’expriment comme ils veulent mais il ne faut pas que la République ressemble à une pleureuse de la Corée du Nord. Ce serait dommage.

Rire de Philippe Val avant qu’il s’en aille

D’habitude, Stéphane Guillon ne me fait pas beaucoup rire. Sa chronique des matins de France Inter m’ennuie la plupart du temps. Celles que j’ai entendues m’ont paru parfois drôles, mais elles ne me paraissent pas très importantes. Elles ne méritent pas les polémiques qu’elles déclenchent.

En revanche, sa chronique de ce matin, lundi 14 juin 2010, elle m’a fait rire et elle m’a réjoui. Son patron, Philippe Val, avait écrit un mail collectif, menaçant de virer ceux qui voudraient « instrumentaliser l’antenne ». Alors l’humoriste fait juste ça, instrumentaliser l’antenne. Parce qu’il faut bien répondre par la rigolade à l’arrogance de la direction. « Il cherche à nous provoquer… Pour nous virer… T’es pas cap ! »

En se moquant ouvertement de sa hiérarchie, Guillon a joué exactement le rôle qu’on attend de lui et, à mes yeux, c’était sa plus belle chronique car elle incarnait ce que doit être l’humour dans les sociétés. Une catharsis.

Ce matin, en ridiculisant Val et Sarkozy, Guillon a soulagé des millions d’employés qui se font emmerder tous les jours par des petits chefs, par l’arrogance d’une hiérarchie, par l’aveugle grossièreté d’une administration. Il a parlé pour tous ces gens qui souffrent d’un climat délétère au boulot, où l’humiliation règne.

Or, quel bonheur de pouvoir se moquer ouvertement et publiquement d’un homme comme Philippe Val, qui est devenu plus connu pour ceux qu’il excommunie que pour ses actions constructives, s’il y en a. Les gens comme lui, qui sont politiquement corrects mais qui ont mélangé les genres au point de trahir l’esprit de la satire, ils méritent d’en prendre plein la figure. De toute façon, ils gagneront toujours, ils auront toujours un bon travail, ils ont fait assez de mal pour endurer un peu.

Dans un billet d’avril 2009, je déconseillais à Val d’accepter la direction de France inter, car cela le ferait passer pour un lécheur de bottes du sarkozisme. Encore une fois, on ne m’a pas écouté, et ce n’est pas moi qui le plaindrai.

C’est-à-dire que Val est tombé plus bas que tout, et voici pourquoi : en entendant les dernières chroniques des humoristes, on sent des gens qui résistent à une pression qui vient de la hiérarchie. Ils incarnent cette notion fumeuse mise en avant récemment dans les médias de « rire de résistance ». Or, Val, qui exerce cette pression hiérarchique, était justement un de ceux qui s’auto-proclamaient héros du rire de résistance. Arroseur arrosé, Val devrait quitter toute position de pouvoir et retourner sur les planches.

Philippe Val, ou la trahison de la satire

Cet ancien comique va rester dans l’histoire, c’est une certitude. Il aura ses thuriféraires et ses contempteurs, mais il restera dans l’histoire. Commencer sa carrière comme chanteur de chansons comiques, puis reprendre un journal satirique moribond, devenir une figure des médias, pour finir par prendre la tête d’une des radios les plus importantes du pays, mais où diable Philippe Val s’arrêtera-t-il ?

Il restera dans l’histoire comme un traître à la satire. Comme un homme qui a brouillé des cartes d’une manière que je trouve abjecte. Je m’explique simplement :

Un journal satirique,  c’est normalement un lieu de liberté et d’excès. Un lieu pour le débordement. Tout y est permis, et surtout le mauvais goût, et surtout ce qui choque les belles âmes. La satire heurte des sensibilités, c’est ainsi, et c’est son utilité anthropologique. Dans une communauté, on a besoin de règles et de respect, de bienséance et de punitions. Or, les sociétés aménagent des lieux de défoulement où tout cela part en couille, les carnavals, les spectacles de grand guignol, certaines fêtes, certains journaux aussi.

Philippe Val dirige Charlie Hebdo et se sert de la réputation impeccablement sulfureuse de ce journal. Drapé dans ce costume de liberté de ton, il est insoupçonnable de lâcheté à l’égard du pouvoir et des puissants de ce monde, puisque Charlie remonte à l’impertinence des années 60 vis-à-vis de l’homme d’Etat français le plus prestigieux du XXe siècle, Charles de Gaulle. Philippe Val procède alors à un renversement que je trouve pernicieux et funeste : il garde l’apparence d’un journal satirique et ordurier, en jouant sur un graphisme particulier, mais il rend le contenu respectable, de moins en moins choquant, et ses éditoriaux deviennent ceux d’une belle âme de centre gauche. De la même façon, ses livres gardent le « packaging » de produits coup-de-poing, avec des titres comme Les crétins et les salauds, mais leur contenu revient à dire : arrêtons avec la gauche, ne cherchons plus la révolution, devenons centristes.

Ce ne sont pas les opinions de Val qui sont en cause. Je suis sûr que si je cassais la croûte avec lui, je serais d’accord avec lui sur de nombreux points. Le problème avec lui est du même ordre que celui que pose Bernard-Henri Lévy : ce sont des imposteurs. BHL usurpe le titre de philosophe pour n’être qu’un journaliste et un observateur stimulant de son temps, et Val usurpe celui de satiriste pour faire la même chose que Bernard-Henri Lévy. Avec des gens comme eux au centre de nos médias, la France se nivelle par le centre, et c’est pour le moins ennuyeux.

Et c’est ainsi que Philippe Val devient, s’il accepte de prendre la tête de France Inter, l’image même du sarkozysme. Homme d’ouverture, il fait de grands gestes pour plaire aux gens de son « camp », et se mêle avec grâce à tout ce qui se fait de riche, de bien élevé, de privilégié dans la société. Il vire Siné, un homme qui était dans le débordement et la satire véritable, de la même façon que Sarkozy se débarrasse d’un préfet ou d’un directeur de journal. Sarkozy et Val ont une même conception de l’exercice du pouvoir, basé sur les rapports de force et sur l’anéantissement de l’adversaire. J’ai déjà écrit dans un autre billet sur la passion de Val pour l’interdiction, le bannisement et la répression.

Val, s’il accepte de diriger France Inter sur recommendation de Sarkozy, restera celui qui a léché les bottes du pouvoir, ce qu’il fait à sa manière depuis longtemps déjà. C’est pourquoi je crois que, dans son propre intérêt, il ferait mieux de refuser, quitte à écrire un livre, comme BHL l’a fait, où il mettra en scène son refus pour montrer qu’il rejette toute collusion entre le pouvoir et les médias. Mais s’il accepte, je n’en serai pas fâché. Il sera peut-être un bon directeur des programmes ; on ne sait jamais, il fera peut-être des merveilles et je ne suis pas contre qu’on tente l’aventure avec des personnalités atypiques comme la sienne. Je dis simplement qu’il risque de commettre une faute qui entachera sa postérité.

Pour moi, sa faute est plus grave et elle est déjà irréparable (car lécher les bottes des puissants, bon, pourquoi pas dans un contexte de crise ? Ce n’est pas un sage précaire qui va donner des leçons de rectitude!) Il est impardonnable pour autre chose : il a vidé la satire de toute sa substance. Il a créé une zone de confusion dans la presse qui lui permet de garder l’apparence de la révolte pour imposer par en dessous un contenu idéologique sain, acceptable et répressif. Il a fait entrer le surmoi dans le royaume du débordement pulsionnel. Il fait entrer la police des moeurs dans le carnaval, après avoir pris la direction du carnaval.

Alors il peut bien accepter ou refuser France Inter, cela ne changera rien à ce mouvement profond de travestissement.

Philippe Val, ou la fatigue de la correction politique

Philippe Val caricaturé par Plantu
Philippe Val caricaturé par Plantu

J’aimais bien Philippe Val à l’époque où il faisait un duo avec Patrick Font. Font et Val se produisaient dans des salles de province et provoquaient un rire immense. J’étais trop petit pour tout comprendre, mais les Salles des fêtes et les Bourses du travail pouvaient être secouées de fous rires que je n’ai jamais revus ailleurs. Ils chantaient, usaient d’un langage scabreux, scatologique et intellectuel, et faisaient des sketches à connotation politique et religieuse. Val avait une belle voix et, dans le duo, prenait un peu le rôle du bellâtre raisonnable, alors que Font prenait celui du vieil obsédé. Val était dans le self control, Font dans le retour du refoulé. C’est ce retour qui provoquait le rire incontrôlable.

Val est devenu célèbre en prenant la tête de Charlie Hebdo, dans les années 1990. Je n’ai jamais trop lu cet hebdomadaire, je le feuilletais chez des amis. La seule fois que je l’ai acheté, c’était la semaine suivant le 11 septembre 2001. Je fus déçu, rien n’y était dit, aucune prise de position originale. Les éditos de Val m’horripilèrent, tout comme ses chroniques sur France inter, qui ne me faisaient jamais rire et ne me faisaient pas réfléchir non plus. J’étais surtout frappé par sa passion pour l’interdiction, l’exclusion et l’anathème. Parce que telle chose était repérée comme nocive (un parti politique, une publicité, une pratique commerciale ou culturelle), il fallait l’anéantir.
L’affaire Siné n’est donc pas un accident, selon moi, mais un épisode nécessaire de la logique de Val. Non seulement Val veut ôter les affreuses paroles antisémites qui dégradent l’image de son journal (Siné a commis le crime d’écrire : « Il ira loin ce garçon », c’est vrai qu’il a dépassé les bornes), mais il exige de Siné des excuses publiques. Cette exigence a quelque chose d’humiliant qui entre parfaitement dans le « système Val », pour qui la politique consiste à interdire, à exclure, à contrôler, à vérifier.

Je me souviens d’un dessinateur phare de Charlie Hebdo qui se plaignait de n’avoir pas été autorisé à publier des caricatures de Bernard-Henri Lévy, car Val ne voulait pas qu’on se moque d’un intellectuel pour ne pas se tromper d’ennemi (l’ennemi étant l’antisémite, le raciste ou le fanatique). Le dessinateur (dont je ne dévoilerai pas le nom, pour ne pas lui faire courir le risque d’être viré lui aussi) m’a montré ses dessins. Je les ai trouvés vraiment intéressants et marrants. Ils moquaient l’imposture d’un penseur à la mode. Le patron, Philippe Val, a protégé l’imposture intellectuelle, et aujourd’hui, le même BHL soutient activement Val dans l’affaire Siné. Il y a là-dedans quelque chose de gênant, d’un peu nauséabond, qui entache, je pense, l’image d’un journal (et de son rédacteur en chef) faussement libre et incroyablement conformiste.

Je l’ai entendu sur France Culture donner une conférence sur « Le rire de résistance », dans laquelle il expliquait que la gouaille était collaboratrice, mettant dans le même panier Mistinguet, Maurice Chevalier et Louis Ferdinand Céline (faisant croire au passage que Céline parlait avec gouaille, ce qui est tout à fait faux). Il ouvrit sa conférence avec une anecdote qui se passait en Chine, et parlait d’ « annexion » de Hong Kong par la Chine Populaire, ce qui est, aussi, une erreur grossière. Le pire, dans cette conférence, est qu’il se considèrait lui-même, sans autodérision ni recul, comme un parangon du « rire de résistance ».
Aujourd’hui, il faut peut-être résister à Philippe Val. Résister à la tentation de ce totalitarisme bien pensant. Résister aux dérives du politiquement correct, car la liberté d’expression est menacée à l’intérieur même de la presse satirique.

Avec le temps, je me suis aperçu que je préférais Patrick Font. Il était beaucoup plus talentueux, plus hilarant, mais aussi plus fou, plus pervers que Philippe Val. Ses chansons étaient mieux écrites, plus poétiques quand il voulait être poète, plus drôles quand il voulait être drôle. Tandis que Val donnait des leçons de politique, Font pétait les plombs et pouvait entrer sur scène tout nu, sans raison apparente, ou se lancer dans une improvisation délirante. Il n’est peut-être pas insignifiant qu’aujourd’hui, Patrick Font soit condamné à l’obscurité et l’ignominie, après avoir fait de la prison, et que Philippe Val jouisse de tous les avantages de la vie médiatique : riche, célèbre, soutenu par un aréopage de personnalités influentes, donc protégé, il est dans la lumière, dans son bon droit, la conscience infiniment tranquille.