Quand on se plaint du nombre des livres qui paraissent chaque année, on oublie de préciser le rôle que jouent les petits éditeurs dans ce phénomène. Les grands (Gallimard, Grasset, Seuil, Minuit, P.O.L., etc.) ne cèdent pas à je ne sais quelle inflation. Ils publient autant de livres, je pense, que leurs homologues étrangers, quand ils en ont (des homologues).
Mais, le système français est ainsi fait que de nombreux éditeurs s’installent et lancent des livres chaque année, ce qui produit cette impression d’embouteillage dans les médias. Cette impression n’est pas la mienne, car j’aime cette profusion de livres, comme je m’en suis expliqué lors de la rentrée 2007. Alors il est de bon ton de les discréditer, ces petits éditeurs qui publient des petits auteurs (parfois ce sont les mêmes).
J’avais dit à la rentrée 2009 que la seule chose qui nous différenciait de nos voisins était cette rentrée littéraire qui mettait le livre au centre de l’attention du pays pendant quelques jours. Ce n’était pas faux mais c’était réducteur. La France est le théâtre d’autres différences dans le domaine du livre, de nombreuses différences. Dont la présence de petites maisons d’édition un peu partout, qui ouvrent et qui ferment infatigablement. Même le sage précaire a songé à en monter une. Mais il ne l’a pas fait et en voici la raison.
A la différence de ce qu’on laisse entendre dans les médias traditionnels, les petits éditeurs ne travaillent pas seuls dans leur coin, à sortir de livres d’amateurs qui n’intéressent personne. Au contraire, ils s’inscrivent assez profondément sur des territoires, des quartiers ou des villages, et se situent souvent à la croisée de divers communautés. Prenons pour exemple les éditions Fage : installées à Lyon, elles produisent des livres qui, parfois, ont une diffusion nationale comme le récit de voyage de Jean-Christophe Bailly, Dans l’étendu. Mais surtout, beaucoup de leurs livres sont le fruit de partenariats avec des musées de la région Rhône-Alpes, des associations, des chercheurs et des artistes, ce qui crée du mouvement et de la richesse dans des réseaux locaux.
Avec Filer la métaphore, dont j’ai déjà parlé ici, les éditions Fage font bouger des lignes et favorisent des rencontres entre plusieurs mondes, plusieurs codes, plusieurs territoires et plusieurs paroles. Dans ce livre, on trouve l’édition lyonnaise, le Musée dauphinois de Grenoble et celui de l’art contemporain. C’est une multiplicité de regards que ce livre met en scène. Et tandis que de nombreux ouvrages publiés chez les grands parisiens passent au pilon et sont oubliés au bout de quelques semaines, ce type de publications intéresse des publics variés pendant des années, discrètement. Les petits éditeurs travaillent ainsi silencieusement le commerce, le tissu associatif, la recherche, le patrimoine et la création d’une région donnée.
C’est pourquoi la sagesse précaire ne se prète pas à de telles entreprises. Trop peu ancrée, trop nomade, trop individualiste.
Plutôt que de les critiquer, donc, ou de se lamenter sur le nombre de livres qui paraissent chaque année, on devrait rendre hommage à ces passionnés qui font vivre la culture du livre et de l’édition sur l’ensemble des territoires. S’il est vrai que cela est un phénomène franco-français, comme le disait Philippe Sollers l’autre matin à la radio, alors réjouissons-nous en.