De Vincennes à Montreuil : une dérive situationniste qui se termine en cliché commercial

Dérive psychogéographique dans la banlieue orientale de Paris, entre Vincennes et Montreuil. C’est une promenade extraordinaire, un vrai passage d’un monde à un autre, une traversée anthropologique. J’ai quitté mon petit hôtel pas cher le matin pour marcher jusqu’au centre-ville de Montreuil, puis descendre vers Vincennes pour des raisons administratives. Après quoi, retour à pied à mon hôtel pour faire une sieste avant la séance de cinéma du soir.

J’ai visité le château de Vincennes qui m’a permis de mieux connaître Charles V, un des rois de France que je ne connaissais pas bien, malgré plusieurs choses qui auraient dû m’attirer chez lui, notamment sa collaboration avec le grand musicien Guillaume de Machaut et l’écrivaine Christine de Pisan.

Sainte Chapelle royale du château de Vincennes

On quitte Vincennes, ville proprette et sage, ses façades bien entretenues, ses petits commerces bien alignés. On longe ses rues impeccables, où tout semble avoir été soigneusement pensé pour offrir un cadre de vie agréable, policé, gentiment bourgeois. Et puis, doucement, sans transition brusque mais avec une sensation de glissement progressif, on entre dans Montreuil. Là, l’ambiance change. La ville se fait plus broussailleuse, plus diverse, parfois plus bordélique.

La population elle-même se métamorphose sous nos yeux : on passe d’un monde majoritairement blanc à une mosaïque urbaine bien plus bigarrée. Il y a des rues où dominent les commerces africains, d’autres où l’on croise une majorité maghrébine, et puis ces lieux hybrides où tout se mélange sans effort, sans tension apparente.

Mais le plus drôle, et sans doute le plus impressionnant, c’est quand on débouche sur la place de la République, à Montreuil.

La place de la République : un décor de film sur la diversité

Quand mon copain Mathieu me l’a fait découvrir il y a vingt-cinq ans, elle n’avait rien de particulier. Une place quelconque, un espace urbain sans âme. Aujourd’hui, c’est un tout autre tableau. Une mise en scène quasi parfaite du “vivre-ensemble”, comme on pourrait le voir dans une publicité de La France Insoumise ou dans une comédie romantique anglaise pleine de bons sentiments.

Des arbres, des fleurs, des bancs, des tables de ping-pong, des endroits pour s’asseoir, d’autres pour rester debout, comme si tout avait été conçu pour que chacun puisse y trouver sa place, littéralement et métaphoriquement. Une sorte de tiers-lieu grandeur nature, ni vraiment parc, ni vraiment place publique, mais un entre-deux où la ville semble s’être installée pour respirer.

Et les habitants ? Une incroyable « diversité » pour reprendre un mot à la mode. Voici comment elle m’est apparue, cette diversité. Un vrai travelling de film situationniste :

Je longe l’école Paul-Éluard et aperçois, sur le trottoir, une marée d’élèves, tous noirs, d’origine africaine. Parmi eux, une silhouette attire mon regard : une jeune fille au téléphone. Sa chevelure claire me fait penser qu’elle est blanche, mais je n’en suis pas certain.

Je poursuis ma promenade et remarque deux garçons blancs, cartables sur le dos, marchant devant moi. Ils se dirigent vers deux filles noires qui les attendent sur le trottoir, discutant avec animation de « bisous ». Je me demande si ces deux petits blancs ressentent une quelconque crainte face à leurs camarades, mais leur rire en apercevant un oiseau mort sur la route dissipe mes doutes. Sans un mot de plus, le groupe reprend son chemin dans la même direction.

Nous débouchons sur la place de la République. Devant moi, ces quatre enfants avancent en discutant. Sur ma droite, un groupe de blancs, l’air de punks à chiens, boit des bières et fument des roulées. L’impression me traverse que ce quartier est désormais presque entièrement africain, à l’exception de ces quelques marginaux. Mais cette idée est aussitôt balayée par l’apparition d’une femme – la mère de l’un des deux garçons blancs. Jeune, trentenaire, elle a tout d’une bourgeoise ou d’une bobo. Elle embrasse les enfants avec affection et les accueille chaleureusement. C’est alors que je vois plein de bobos comme elle.

Zoom arrière sur l’ensemble de la place de la République.

Cette place est « végétalisée » et me fait penser à la diversité réussie de la France contemporaine. Mon regard s’élargit sur la place et je réalise la variété des visages qui la peuplent : blancs, noirs, arabes, tous se mêlent. La foule est dense. Un homme noir fait des tractions sur une barre de musculation, d’autres flânent çà et là, des familles blanches se promènent, et surtout, je vois des interactions plus nombreuses que jamais entre des personnes d’origines sociales et ethniques différentes.

Le soleil rasant baigne la place d’une lumière dorée. C’est la golden hour, ce moment où tout semble plus beau, plus harmonieux. Cette place, surpeuplée mais paisible, me donne l’image saisissante d’une France qui va bien. Je souris avant de quitter cette place tellement je me croirais dans un film de Mike Leigh.

Ce n’est ni la “créolisation” fantasmée par certains, ni le “grand remplacement” redouté par d’autres. C’est simplement Montreuil, une ville d’immigration depuis trente ans, qui se gentrifie à sa manière.

Ce qui est fascinant, c’est que ces quartiers populaires, parce qu’ils sont longtemps restés moins chers, ont d’abord attiré des artistes, des marginaux, des précaires, comme mon copain Mathieu. Puis, au fil du temps, ils ont vu arriver d’autres populations : des classes moyennes, des familles aisées mais qui ne pouvaient plus se loger à Paris. Résultat ? Une ambiance presque caricaturale d’une France agréable, écologique, tolérante. Une France où les débats politiques sur l’identité semblent inutiles, remplacés par la simple cohabitation du quotidien.

Ceux qui pensent que les immigrés venus d’Afrique veulent « islamiser » la France et nous coloniser, devraient faire un stage d’observation à Montreuil.

Le flâneur et le psychogéographe : Paris et Londres

La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir.

Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1859.

Parmi les types de récits de voyage contemporains, la flânerie urbaine a une place à part et doit faire l’objet, au moins une fois dans son histoire, d’un billet de blog précaire. Car la figure du flâneur, depuis la description de Charles Baudelaire et la théorisation par Walter Benjamin, ne s’est jamais éteinte à Paris.

Des esprits malins diront que c’est Edgar Alan Poe, non Baudelaire, qui a inventé la flânerie. Les esprits malins se trompent car L’Homme de la foule de Poe (traduite par Baudelaire avec des mots similaires à ceux de la citation ci-dessus!) décrit un comportement déviant, « le génie du crime profond », alors que le flâneur est un producteur. L’homme de la foule de Poe est un homme qui ne dort pas, qui respire et ne vit que dans le trafic, c’est un fantôme qui ne voit pas le narrateur qui le suit à la trace (même quand celui-ci se poste en face de lui). C’est un personnage de conte à dormir debout, magnifique, profond, mais ce n’est pas un flâneur. Baudelaire se sert de l’oeuvre de Poe pour élaborer cette figure de l’art moderne qu’est le flâneur : une autre façon d’être « de la foule », une autre façon d’ « épouser la foule ».

Baudelaire1

Et cela nous mène à établir tout de suite que « flâner » ne signifie pas « se promener, errer de-ci de-là sans but ». Ou plutôt, ceci est une définition courante, mais n’est pas celle que nous utiliserons dans un contexte littéraire. Pour nous, la flânerie signifie un déplacement citadin réfléchi, qui a pour but de couvrir un certain territoire et d’expérimenter des états de perceptions variés. Je l’avais abordée brièvement dans une typologie des récits de voyage.

Du Spleen de Paris (commencé en 1855) à Zones de Jean Rolin (1995) et même Un livre blanc de Philippe Vasset (2007), les essais de littérature ne manquent pas, depuis 150 ans, pour décrire une action de déplacement individuelle dans la ville, mêlant méthode stricte et incertitude téléologique, scientificité et désordre mental.

Le triptyque surréaliste Le Paysan de Paris de Louis Aragon (1926), Nadja d’André Breton (1928) et Les dernières nuits de Paris (1928) d’André Soupault, ainsi que Le piéton de Paris de Léon-Paul Fargue, sont autant de récits de déplacements dans la capitale française, qui constituent explicitement des tentatives littéraires pour déconstruire une forme bourgeoise de littérature. Walter Benjamin voyait dans la flânerie, si j’ai bonne mémoire (mais il faudrait vérifier), une lutte inégale de l’individu moderne pour restaurer un rapport créatif à la ville, et ne pas laisser la marchandise et le commerce dicter les logiques de déplacement et de pratiques urbaines.

C’est cette association entre déplacement et résistance qui est au centre de la « psychogéographie » mise en avant par Guy Debord, dès 1955. L’année même où fut publié Tristes tropiques, qui se voulait une somme définitive sur le temps des voyages, un mouvement d’avant-garde parfaitement obscur prenait déjà une voie tangentielle pour concentrer le voyage dans un périmètre restreint et lui donner un objectif presque clinique, et quasi politique : « La psychogéographie, écrit Debord dans Les Lèvres nues,  se proposerait l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu , consciemment organisés ou non, sur les émotions et les comportements des individus. »

S’il n’y a pas de définition définitive du flâneur, et pour la raison avancée par Rebecca Solnit qu’il n’existe pas, il n’en reste pas moins que quelques paramètres descriptifs simples sont constants : « the image of an observant and solitary man strolling about Paris. » (Solnit, Wanderlust. A History of Walking.)

On peut ajouter à cela que s’il est seul, le flâneur entretient un rapport intense avec le collectif, auquel il se sent appartenir ; il observe la population et les bâtiments, mais son point d’observation n’est pas de surplomb (il est un « homme de la foule »). Il entre donc dans un rapport dialectique avec ses contemporains, tantôt s’en distanciant pour prendre du recul, tantôt y fusionnant pour apprécier les changements d’ « atmosphères psychiques » (Debord). Ainsi, s’il « flâne » dans une ville, le déplacement du flâneur n’est pas une promenade de pure détente, mais plutôt un art de la marche qui cherche à subvertir les modalités utilitaristes des flux humains planifiés par l’urbanisme officiel.

Le situationnisme (d’où procède la psychogéographie, ou plutôt qui a fusionné avec elle) est généralement considéré, sous l’angle de la pratique des villes, comme un mouvement successeur du surréalisme, et un moment important de la théorie de la flânerie, mais il n’a pas nécessairement produit un ensemble de textes qui pourraient être considérés comme des récits de voyage. L’ensemble de sa production textuelle, branchée sur l’espace urbain, l’exercice de la « dérive » et les productions audio-visuelles centrées sur les territoires et leurs usages, forment cependant des composantes narratives et théoriques qui influent sur l’évolution du récit de voyage. De surcroît, l’importance de l’approche situationniste est considérable dans l’écriture du voyage des décennies suivantes, et c’est la raison qui me fait m’arrêter sur ce mouvement.

Un auteur comme Jean Rolin reprend la figure du flâneur dans les années 90 et rend hommage à Guy Debord à plusieurs reprises dans Zones. Plus généralement, la psychogéographie doit à ceux qui s’en sont revendiqués, ces dix dernières années, d’être étudiée dans le champ de la littérature des voyages. Paradoxalement, c’est surtout à Londres qu’elle a été reprise en considération, par la génération d’écrivains anglais de la fin du XXe siècle, comme le grand James G. Ballard (Concrete Island), Iain Sinclair (London Orbital), Will Self (Psychogeography) ou Peter Ackroyd (London: The Biography) redonnant à Londres le statut de haut lieu de la flânerie, reconnu comme tel depuis les travaux de Blake, De Quincey et Stevenson (selon le critique anglais Merlin Coverly, Psychogeography, 2005.)

A leur tour, ces écrivains anglais ont inspiré de jeunes auteurs français qui, dans les années 2005-2010, reprennent la ville de Paris comme territoire d’intervention, pour des récits qui sacrifient à une pratique géographique, géométrique, et cartographique, de l’écriture et des déplacements. Je pense par exemple à Un livre blanc de Philippe Vasset, qui explore les zones de Paris laissés en blanc sur la carte IGN. (Vasset paie clairement sa dette aux grands écrivains anglais). Je pense aussi au travail de Mathieu Bouvier dont le travail sur les terrains vagues et les zones herbeuses a déjà été décrit ici.

On assiste ainsi, à travers la figure du flâneur, à un aller-retour entre Londres et Paris qui nécessitera une étude à part, mettant en lumière ce que ces deux villes ont produit comme récits de flânerie urbaine.