Suspension du temps à Dublin

A Dublin, je sacrifie à l’habitude de dormir chez Tom. Tom est mon grand hébergeur, et l’un de mes bienfaiteurs. Après avoir vécu en colocation avec Barra, quelques années dans une rue cossue des quartiers sud de la ville, il est revenu dans le northside, plus populaire et moins cher. Tom, Barra et moi, nous appartenons au northside, ne nous le cachons pas. Il y a quelque chose de spécial dans ces quartiers populaires du nord de Dublin, une ambiance, une lumière, un bordel relatif, où nous nous sentons plus à notre aise.

Tom vit maintenant dans un petit appartement dont il a peint les murs en orange. Il se souvient du roman A Rebours de Huysmans, où Des Esseinte fait une théorie des couleurs, ainsi que de la reprise de ce thème par Oscar Wilde, mais il prétend ne pas avoir été influencé pour le choix de sa peinture. Sur le mur, il a posé quelques photos de femmes aux longues jambes, qui le suivent depuis des dizaines d’années, ainsi que des photos de ses amis. Il a savamment composé un recueil de portraits individuels et collectifs. J’y apparais deux fois. Certaines femmes que je connais un peu y apparaissent, vingt ans plus jeunes, en beautés éclatantes.

Au milieu de ces portraits d’amis, Tom a mis côte à côte des photo d’identité de lui-même, prise chaque année depuis 1982. Une frise d’autoportraits qui montre un homme étonnamment identique au fil des âges. De même que Dorian Gray, Tom ne vieillit plus depuis qu’il est devenu adulte.

Il avait l’intention d’aller voir The Trial d’Orson Welles à l’Irish Film Institute. Il serait en retard pour le match, alors nous nous sommes donnés rendez-vous au pub, directement. Je quittais son appartement et descendais en direction d’O’Connell street. Je passais le temps dans les musées de la ville. Près de chez Tom se trouve la Hugh Lane Gallery, qui montre une superbe collection de peintures des XIXe et XXe siècle. En ce moment, une grande exposition est consacrée à Francis Bacon, avec de nombreuses images tirées de son atelier, ainsi que des toiles du maître trouées, découpées, mutilées. Mais ce qui a retenu mon attention, c’est le tableau de Manet que j’avais déjà vu quand j’habitais dans le quartier : Musique aux Tuileries (1862). Avant que je ne déménage pour la Chine, le tableau avait été transféré de la National Gallery de Londres à la Hugh Lane Gallery de Dublin. J’ai acheté une carte de ce tableau pour l’envoyer à qui de droit et suis ressorti pour descendre O’Connell street.

Au milieu de cette avenue centrale du northside, à côté de la grande flèche (The Spire) érigée ici autour de l’an 2000, je suis entré dans le grand bureau de poste, le fameux et grandiose General Post Office, où rien n’a changé depuis Pâques 1916, où il fut pris d’assaut par une poignée d’allumés qui déclarèrent l’indépendance de l’Irlande. Les guichets et les comptoirs en bois sont toujours un peu vétustes, c’est d’un charme infini. J’y ai des souvenirs précieux car c’est là que je venais chercher mon courrier, dans les années 90, quand j’étais fraîchement débarqué de ma France natale et que je n’avais pas d’adresse fixe. C’est sur un de ces comptoirs/bureaux surélevés que j’ai écrit ma carte sur Manet à qui de droit.

J’ai voulu aller voir l’exposition Munch à la National Gallery, mais c’était trop tard, il était temps d’aller au pub pour retrouver Fionnbarra.

De son côté, il descendait de sa ville natale, Dundalk, pour suivre le match avec nous, et je dînai avec lui chez O’Neills. De la nourriture de pub, mais de qualité, jugez plutôt : Loup de mer (Seabass en anglais, très populaire en Irlande) , chou, patates, carrotes, purée de panais (parsnip en anglais, très populaire aussi), et je ne sais quelle sauce blanche bien trop crémeuse. Quelques frites aussi, par dessus, pour faire un peu olé olé. Tout cela dans une seule assiette, c’est parfait pour reprendre contact avec un copain aussi complexe que Barra. Les pintes sont outrageusement chères, en revanche. Quasiment le double du prix pratiqué en Irlande du nord. Deux pintes coûtent plus de 10 euros, alors que dans mon pub de quartier, à Belfast, un billet de 5 livres est suffisant pour offrir un coup à un convive. Malheureusement, le prix de la Guinness ne m’a pas empêché de trop boire ce soir-là.

Tom nous rejoignit avec Rob, un Anglais qui travaille dans l’informatique mais qui passe son temps dans la musique électronique. Il anime une émission de radio dans laquelle il ne parle pas, à cause de son accent anglais qu’il ne veut pas exhiber en Irlande, et il est reconnu à Dublin pour sa science en électro, en techno, en Drum’n’Bass et j’en passe. Tom et Rob étaient enchantés du Procès d’Orson Welles. Rob avait trouvé cela perturbant et il voulait rester avec nous, bien qu’il ne supportait aucune équipe. Tom, lui, avait déjà vu le film, il avait dans son ordinateur le programme qui lui permettait de savoir combien de fois, quand et où.

Pendant le match, nous avions chacun notre boisson : Barra Heineken, Tom vin blanc, Rob Beck’s et moi Guinness.

Après le match, perdu par l’Irlande, nous avons continué la soirée dans un pub que j’affectionne, le Central Hotel, où l’on se prélasse sur d’élégants fauteuils, où les serveurs sont en costume de domestique. Une bibliothèque en bois sombre, incrustée dans le mur, expose de vieux livres sans intérêt, et des tableaux de chevaux et de paysage accompagnent les femmes qui boivent des pintes de Guinness. Tom, Barra et moi refîmes le monde et goutâmes la douceur des vieilles amitiés.

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