Mes amis irlandais en visite

En l’espace d’un mois, j’ai reçu la visite de mes deux vieux amis irlandais. Tom et Barra.

Tom est venu brièvement chez nous fin octobre car il s’est organisé un tour de France selon sa vieille méthode : ferry, trains et cars. Comme cadeau il m’a apporté une miche de pain qu’il se cuisine chaque semaine. C’était mon souhait car j’ai toujours adoré son pain. Hajer l’a trouvé délicieux aussi.

Tom vient de passer la barre des soixante ans. C’est la première fois qu’il m’avoue son âge. Avant, je ne pouvais que deviner en fonction de ses anecdotes de jeunesse qui se déroulaient dans les années 1980.

Barra est venu mardi dernier et nous avons passé la journée à Montpellier. Lui aussi a suivi sa vieille habitude de voyage, très différente de celle de Tom. Il a pris un billet d’avion de manière impulsive, sans savoir où il dormirait ni ce qu’il ferait en France. Il a sauté dans l’inconnu, comme lorsque nous étions jeunes et que nous nous baladions ensemble en Hongrie, en Chine ou en Suède.

Tom et Barra n’ont pas changé, pas d’un iota. Barra continue d’aller à des concerts, Tom continue de vivre d’expédients. Barra continue de voyager sur des coups de tête. Tom fait toujours preuve d’une organisation maniaque et poétique, tandis que Barra rate ses trains et ses avions. Barra réserve un billet pour Toulouse pour prendre son avion pour Dublin, alors qu’il a réservé son retour depuis Lyon St Exupéry.

J’ai demandé à Barra combien il gagnait en tant que professeur. Plutôt que de me parler d’argent, il m’a montré la grille des salaires des enseignants irlandais. Ils commencent à plus de 3000 euros par mois et terminent leur carrière au-delà de 7000. Ils touchent des primes de plusieurs sortes avec ça. Entre la France et l’Irlande, c’est une différence de traitements qui va du simple au double.

Barra portait un t-shirt flanqué d’un message « Listowell festival ». Il attendait une réaction de ma part mais ma mémoire me jouait des tours. Il s’agissait d’un pub où nous passâmes une soirée avec Tom, en 2011. Il me rappelait la chanson que toute la compagnie avait chantée en choeur : Only our divers run free.

Nous n’avons pris aucune photographie.

Tom et la rentrée

Contrairement à ceux qui lient spontanément « montagne » et « solitude », le fait de vivre en cabane semble favoriser les visites. Depuis le mois de mai, j’ai rarement été seul longtemps sur le terrain. Des amis sont venus à deux reprises quelques jours, d’autres sont venus des semaines entières, et ce matin, je viens de dire au revoir à mon grand pote irlandais, Tom.

Tom est connu des lecteurs de ce blog et de l’ensemble de mes productions écrites, car il est un personnage central de la comédie humaine que constitue La Précarité du sage. A l’heure où tout le monde retourne au boulot, il effectue un long voyage européen à la recherche du soleil, à la suite d’un été irlandais particulièrement pourri. Il passe donc voir ses amis en France et en Italie, puis il ira en Grèce et reviendra vers l’ouest en passant par les Balkans.

A part l’avion, qu’il déteste, et le train qu’il affectionne, Tom aime utiliser le maximum de moyens de transport. Il fut servi hier, puisque nous sommes descendus du terrain jusqu’au Vigan à vélo. Lui, chargé de divers sacs et d’une valise pour transporter des disques vinyle 33 tours, faisait bonne figure sur le vieux vélo de mon frère. Il était ravi de pédaler cette vingtaine de kilomètres sur les routes de France. Il disait que son neveu serait impressionné d’apprendre qu’il avait roulé sur les pistes du Tour de France.

Ce matin, son bus pour Nîmes partait à 6h40, ce qui ne dérangeait pas fondamentalement ce lève-tôt. Je l’accompagnai à son arrêt, et fis un tour dans le centre du Vigan pour voir s’il y avait de la vie à l’aube. Bonne surprise : dès avant 7h00, deux cafés sont ouverts ainsi que le buraliste.

De retour en ville après neuf heures, les terrasses étaient bondées pour la première fois depuis longtemps. C’est la rentrée des classes et sans savoir qui est qui, le v voyageur sent que le personnel de l’éducation nationale prend des forces et se prépare au big fight.

Traversée de Dublin en bateau gonflable

Cette traversée de Dublin devait se faire en deux reprises, car au milieu du chemin, je devais rejoindre Tom et Barra dans un pub pour regarder le Clasico à la télévision. Tom était pour le Barca, moi pour le Real, car j’aime mon compatriote Benzéma et que j’en ai assez de voir toujours Barcelone gagner.

L’idée était donc de quitter la rivière à hauteur de la vieille église Christ Church et d’aller au pub Lord Edward. C’était intéressant comme lieu d’accostage, car c’est exactement l’endroit où les Vikings se sont arrêtés pour fonder la ville de Dublin, en 837. Avec mes origines nordiques (mon nom est proche de celui du chef Viking qui dirigeait les 120 drakkars conquérants de l’époque), et mon bateau en plastique, j’étais le normand nouveau qui allait fondre sur la ville comme une buse sur sa proie.

Dublin commence à Chapelizod (la chapelle d’Iseult), un coin de campagne intermédiaire entre la ville et la nature.

Chapelizod se démarque par un vieux barrage, datant du XVIIIe siècle, qui permet de domestiquer les eaux de la Liffey. Auparavant, pendant tout le moyen-âge, le centre-ville était inondé plusieurs fois par an, on vivait dans des marécages et organisait les jardins en fonction des crues.

Depuis que ce barrage existe, on peut dire que Dublin existe telle qu’on la connaît aujourd’hui. Je me suis donc rendu là-bas en bus, avec le bateau gonflable que j’avais acheté dans le magasin de jouets Smyth, rue Jervis. Une boîte assez peu volumineuse, au prix de 25 euros, contenant le bateau plié, une pompe, une corde et des rames en plastoque.

Je suis allé sur l’île de Chapelizod. Dans les peintures de XVIIIe, cette île est décrite comme un vrai havre de sauvagerie. Aujourd’hui, elle est le théâtre de développement immobilier. Des logements agréables y poussent, qui sont presque tous vacants.

Le bruit du barrage recouvre mes pas. Il pleut un peu. Je mets mes vêtement dans le sac et le carton d’emballage du bateau. J’enfile ma combinaison aquatique et je me jette à l’eau.

Les gens qui habitent là doivent payer une fortune, c’est un endroit ravissant.

Le premier pont est éminemment joycien. Dès le premier livre de James Joyce, Dubliners (1914), une nouvelle se déroule à Chapelizod. Le personnage d’ Un cas douloureux (A Painful Case) vit au bord du fleuve et voit le maigre courant figurer le flot banal de sa propre vie.

Plus tard, Joyce va redonner à ce pont de Chapelizod sa dimension mythique. Dans Finnegans Wake (1939), les lavendières lavent leur linge ici et se lancent dans des psalmodies rythmées sur la rivière et le personnage qui l’incarnent, Anna Livia Plurabelle. (Le nom latin de la Liffey était Anna Livia).

Après toutes les fois où je me suis promené là, à Chapelizod, mon émotion était immense à flotter sous le pont, qui s’appelle aujourd’hui Anna Livia Bridge, en hommage à James Joyce.

Passé ce pont, ma caméra tomba en panne de batterie. Je n’ai donc aucune image de mon petit périple au-delà de ce pont.

Je passe en frémissant près d’un couple de cygnes, craignant qu’ils mordent dans mon bateau. Leur indifférence à mon passage me blesse un peu. Je me dis surtout qu’un cygne doit être un animal bien stupide pour être aussi peu étonné de voir un tel attirail passer près de lui. C’est la première fois qu’il voit cela de toute sa misérable vie, et cela ne soulève en lui nulle réaction.

Près du club d’aviron, les gens me crient des injures sympathiques. Une course vient de se terminer, et les athlètes rient de me voir ramer lentement. On me prend en photo et me filme. On me fait des signes divers. Les gens hurlent aux rameurs de faire attention à cet idiot, au milieu du cours d’eau, qui leur bloque le passage.

Quand je croise une rameuse qui s’entraîne sur sa barque affûtée, elle me regarde à peine et ne m’adresse pas la parole.

C’est alors que je me suis fait attaquer par un cygne. En me battant contre lui, j’ai perdu une chaussure. Je me jette à l’eau et me retrouve dans la vase. Je panique un peu mais je m’en sors en faisant fuir le cygne. Je passe un autre barrage, moins connu, et me laisse porter par le courant jusqu’à la gare Heuston Station.

Des gens sur le pont me demandent d’où je viens. « Wicklow Mountains », réponds-je. « On va appeler la police », lancent-ils.

Au bout de quelques heures de navigation, j’ai froid. Mes pieds, surtout celui qui n’a plus de chaussure, est violet et je n’arrive plus à le remuer. Il est temps de sortir. Arrivé à hauteur de Christchurch, j’avise une échelle en fer attachée au mur du quai. J’attache la corde du bateau à un barreau et porte mon sac en montant à l’échelle. Les gens passent près de moi sans faire de commentaire.

J’entre dans le Lord Edward pub en tenue aquatique, un pied nu. Je rejoins Tom et Barra, et pour éviter de leur faire honte, je me précipite aux toilettes où je me change. Trop tard, toute la compagnie m’a vu. Ils reverront sortir un fringant Frenchie qui boira trois ou quatre pintes de Guinness pour fêter cette jolie aventure.

Des candidats controversés aux présidentielles d’Irlande

L’Irlande est une république à la tête de laquelle se trouve un président.

Sans véritable pouvoir, le président limite son rôle à inaugurer les chrysantèmes.

Les élections pour élire le prochain président auront lieu dans quelques semaines, le 27 octobre prochain. Deux candidats attirent mon attention.

D’abord David Norris, qui  est un spécialiste de James Joyce. Je vais essayer de décrocher un entretien avec lui avant les élections, afin qu’il me parle du grand écrivain. Il est controversé parce qu’il est le premier politicien à être ouvertement homosexuel, et que son élection ferait grand bruit dans un pays encore très catholique. De plus, son nom a traîné dans des scandales, sur lesquels je ne m’étendrai pas.

Ensuite, et surtout, la candidature de Martin MacGuinness. Jusqu’à la semaine dernière, MacGuinness était un des hommes les plus puissants d’Irlande du nord. Il était l’une des deux têtes du gouvernement de la province (Deputy First Minister of Northern Ireland), « job » qu’il a décidé de laisser tomber pour aller se battre de l’autre côté de la frontière.

Dans le nord, membre du Sinn Fein, ex-dirigeant de l’IRA, il est honnis par les loyalistes, et par de très nombreux britanniques, qui l’accusent de meurtre. Le journal le plus modéré dans la tendance protestante/unioniste, parle toujours de lui comme un ancien terroriste reconverti dans la politique. Des universitaires de gauche (mais protestants) m’ont clairement dit que c’était un assassin.

Le Belfast Telegraph « informe » que la candidature de MacGuinness est indécente, que c’est une insulte faite aux victimes de l’IRA, que les Irlandais ne l’aiment pas de toute façon. Pourtant, un sondage très récent le crédite de 16% d’intention de vote, en troisième position derrière Norris-le-Joycien (21%) et Michael Higgins (Labour party, 18%).

Mon ami Barra me dit que c’est bizarre de la part de MacGuinness. Qu’il risque de perdre tout son crédit dans le nord, et de ne rien gagner dans le sud.

Pour moi, c’est plutôt la marque d’un grand stratège. Après avoir incarné la lutte des Irlandais, puis leur accès aux postes à responsabilité, après avoir été un des plus grands artisans du processus de paix, et être devenu un personnage historique, il se lance dans une bataille extraordinaire, car inattendue. Il prend tout le monde par surprise. 

Originaire du nord, de Derry, il croit tellement que l’Irlande est son pays qu’il se sent légitime pour en prendre la tête.

Ce qui est brillant, dans ce geste, c’est qu’il oblige les Irlandais « du sud » à ne pas oublier la question de la réunification de l’Irlande. Même s’il perd, il aura remis l’Irlande du nord au centre des débats.

Les journaux anglais, et mêmes ceux de gauche, sont très inconfortables avec cette candidature, et continuent d’appeler MacGuinness le « boucher du nord », et ne peuvent oublier le fait qu’il a été dirigeant d’une organisation qui a tué. En temps de guerre, c’est vrai que l’on tue. Mais les Britanniques, très prompts à traiter les Français de colonialistes dès que l’on touche à des foulards islamiques, ont toutes les difficultés à percevoir du colonialisme dans la situation de l’Irlande du nord. Donc ils ne perçoivent pas les conflits des dernières décennies comme une guerre.

 Beaucoup de gens aimeraient que l’on arrête de parler de tout cela, des Troubles, des conflits, des tensions communautaires. Beaucoup disent qu’il faut « tourner la page », mais sans jamais oser dire nettement à quel pays ils veulent que l’île appartienne. La candidature de MacGuinness est là pour rappeler une chose simple et têtue : il est anormal que le nord de l’Irlande soit britannique (c’est lui qui pense cela, pas moi! Moi je n’ai pas d’opinion, tout cela est bien trop compliqué!) De même qu’il est anormal que les Antilles soient françaises (ça c’est moi qui le rajoute, et qui le pense).

La nervosité d’un Irlandais à Belfast

De retour du Kerry, un ami irlandais a voulu m’accompagner jusqu’à Belfast et y rester un jour ou deux.

Je ne l’avais jamais vu aussi tendu. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il venait chez moi, dans ce ghetto protestant, mais cette fois, c’était peut-être à cause des événements de début juillet, ou de la fatigue, mon ami était à cran.

Avant d’aller chez moi, on a bu une pinte au Kelly’s cellar, un vieux pub républicain. On y a rencontré des gens que je connais bien, un Anglais et une Autrichienne. L’Anglais est d’origine irlandaise et il a tendance à surjouer les signes d’appartenance à l’Irlande. Quand un hooligan nous a abordés et a su que l’Anglais venait de Birmingham, il ne lui a plus adressé la parole, alors qu’il m’a serré la main quand je lui ai dit que j’étais français.

Pour rentrer chez moi, nous avons pris le taxi. Pendant que j’ouvrais ma porte, mon ami irlandais a cru voir que le chauffeur de taxi attendait que nous entrions dans ma maison avant de s’en aller. Il pensa qu’il l’avait entendu parler dans la voiture et qu’il allait maintenant prévenir les paramilitaires de l’UVF pour venir le chercher.

J’ai essayé de le rassurer, de lui dire qu’il n’y avait jamais eu de violences dans ma rue depuis trois ans, cela n’a eu aucun effet. Il préféra me laisser faire les courses tout seul. Le lendemain matin, quand je descendis de ma chambre, il était déjà dans le salon, en pyjamas, et me raconta qu’il avait entendu une scène de violence dans la rue qui l’avait empêché de dormir. Je n’avais rien entendu, moi, mais peut-être ai-je le sommeil plus lourd ?

Je lui ai proposé d’aller faire une promenade chez les catholiques, pour changer un peu. Il se sentirait davantage chez lui, sur Falls Road, où les gens affichent le drapeau irlandais. L’ambiance était meilleure en effet. Café, ou soupe du jour, au centre culturel irlandais « Culturlann », où une charmante joueuse de bandonéon enchanta mon ami.

C’était la première fois qu’il visitait Falls Road, et ses célèbres fresques murales. Arrivé au bout de la rue, près du centre-ville, il m’a dit que ces républicains étaient de sacrés communicants, pour réussir à se donner une belle image internationale, tout en ayant commis tant de crimes.

Signe de sa tension constante, il me demandait de répéter tout ce que je lui disais. Il ne comprenait plus mon accent, alors que nous sommes amis depuis 1998. Treize ans d’acclimatation à l’accent français ont volé en éclat en un week-end. Il était comme un chat en terrain hostile, aux aguets, incapable de se concentrer sur ce qu’il entendait, même si c’est lui qui posait des questions.

On a alors bu une pinte dans un charmant pub irlandais, où l’on joue parfois de la musique traditionnelle, The Maddens Pub. Il a trouvé l’ambiance sympathique, mais il m’a dit, en sortant, une remarque que j’ai trouvée très judicieuse : « A Belfast, on peut pas aller dans un pub irlandais sans que ce soit un acte militant. On ne peut pas écouter de la musique innocemment. »

La ferme de Tom, co.Kerry

Tom et Barra dans le Kerry

J’ai fait un petit voyage plein de charme la semaine dernière. Pour la première fois, Tom nous a invités, Barra et moi, dans la ferme de son enfance.

Tom est né et a grandi dans la province du Kerry, dans le sud-ouest de l’Irlande. Ses parents étaient fermiers et logeaient dans une maison qui date du XIXe siècle. Aujourd’hui, c’est l’un des frères de Tom qui a repris l’exploitation, et qui a construit une maison plus moderne juste à côté, pour y loger sa femme et ses trois enfants.

Etude de bleu, Ballybunion, Co.Kerry

De son côté, Tom n’a jamais cessé de passer ses vacances d’été et d’hiver dans sa chambre d’adolescent, sous les toits de la vieille ferme. Il y entrepose les livres et les disques vinyles dont il ne veut pas s’encombrer à Dublin. Maintenant que ses parents sont aux cieux, après plusieurs années de deuil, Tom est prêt à accueillir des amis dans la ferme. Barra et moi fûmes les tout premiers à y résider plus de quelques heures, à y dormir. C’est peut-être la première fois depuis des siècles qu’y séjournaient des gens étrangers à la famille de Tom!

Vendeuses de bonbecs irlandaises, Co.Kerry

J’ai loué une voiture à Belfast, ai fait quelque affaires à Navan et suis passé chercher Tom et Barra à Dublin, pour les conduire de l’autre côté du pays en quelques heures. C’est chouette les petits pays, c’est comme des îles. D’ailleurs l’Irlande est une île.

On a pu aller se promener au bord de la mer, dans la charmante station balnéaire de Ballybunion, qui fait penser aux années 60, avec ses bonbecs en plastique, ses bleus et ses blancs. Je me suis baigné dans les vagues, pendant que mes amis pestaient contre l’Europe sur la plage.

Le sage précaire avec capuche

Sans capuche

Nous nous sommes promenés le long des falaises qui font penser à la Normandie et, ô joie, nous avons vu le pub que possédait l’écrivain et dramaturge John B. Keane, astucieusement nommé le « John B. Keane Inn ». C’est le fils, Billy Keane qui s’en occupe, et le soir du 12 juillet, nous avons assisté dans ce pub à une soirée de lectures et de musique qui attira une bonne quarantaine de gens du coin.

La petite ville, Listowell, est très « culturelle » pour une bourgade de deux ou trois mille âmes. Un festival littéraire, des productions de théâtre, une légende de l’écriture contemporaine, Listowell est l’incarnation du mythe irlandais « île des saints et des savants ».

Le chanteur nord-irlandais Mickey McConnell a terminé la soirée avec Only Our Rivers Run Free, cette chanson qu’il a composée, mais qui rencontra le succès grâce à l’interprétation de Christie Moore. Son interprétation à lui, Mickey, est la plus poignante de toutes. Quand les filles du pub reprenaient le refrain en choeur, c’était tellement beau que j’en avais la chair de poule et les larmes aux yeux.

Les livres et les cd de Tom

Le soir, après dîner, on apportait des bières dans la chambre de Tom, pour passer le temps de la seule manière qui vaille, quand on est un adolescent éternel : écouter des disques, comparer les différents Dylan (Tom les a tous), discuter du mérite respectif de Kraftwerk et de Marc Knopfler.

Et puis parler des filles qu’on n’a pas eues. Du bonheur qui existe ou qui n’existe pas. Tom a parlé d’une certaine administrée de la ville de Limerick, dont il était amoureux dans les années 80, mais il n’a pas saisi la chance quand elle s’est présentée, et maintenant il se demande ce qu’elle est devenue. Il doute qu’elle ait épousé son producteur de boyfriend.

Barra près des disques vinyles de Tom

J’ai pu lire dans sa bibliothèque la fameuse pièce de John B. Keane, The Field, ainsi que la grande biographie de Beckett par James Knowlson. Barra se demandait pourquoi les Français admiraient des mecs comme Joyce et Beckett plutôt que des Keane, des Kavannagh ou des O’Brien. Il nous trouve snobs, il dit qu’on aime les écrivains irlandais à partir du moment où ils imitent les Français. « Une autre bière Liam ? »

Les falaises de Kerry

Au Ferryman de Dublin

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Je voulais un pub sur la Liffey, mais le plus proche possible de la mer. Idéalement, je voulais un pub duquel il était possible de voir la mer et de regarder le fleuve. Turns out it’s impossible : le plus proche de la mer, c’est le Ferryman, qui porte un nom évoquateur de docks, donc de mer, mais qui se situe près du Samuel Beckett bridge. Quand il fut construit, au XIXe peut-être, il était sans doute plus près de la mer que du centre ville, mais avec la transformation des docks en centre financier, le Ferryman est devenu le rendez-vous des banquiers et des avocats.

Le faux billet

Barra est passé me rendre visite l’autre jour. Nous sommes allés voir jouer Lyon contre le Real Madrid dans un pub d’Ormeau Road, qui acceptait de diffuser ce match sur une de leur télé. D’ordinaire, les pubs ne diffusent que les matchs auxquels participent des clubs britanniques. Jusqu’à présent, c’est le « Royal bar » qui me permettait de voir Lyon, Bordeaux ou Marseille. Mais Barra, avec son accent du sud, ne pouvait pas aller dans un pub aussi unioniste que le Royal.

L’Errigle, sur Ormeau road, a l’avantage d’être mixte, du point de vue communautaire.

A la fin du match (un partout), il pleuvait. Nous prîmes un taxi pour rentrer chez moi. Le chauffeur était un républicain de la première force. Un accent très fort, un maillot vert, clamant qu’il jouait au hurling (un des sports gaéliques, faisant partie des symboles nationalistes irlandais).

Barra s’autorisa alors à poser une brève question. « Qu’est-ce que c’est que cet accent de Dublin ? » dit le chauffeur. « Et qu’est-ce qui vous prend d’habiter Roden street ? Doit pas y avoir beaucoup de Dublinois, down there… » Nous rions. Non, il n’y a pas d’Irlandais dans mon quartier, c’est vrai. Je rappelle qu’une femme de ma connaissance vient de la république, et qu’elle ne se sent pas en sécurité. « La république, dit le chauffeur, pourquoi tu dis la république ? C’est l’Irlande, point final. » Il se lança dans un réquisitoire contre la république, qui avait abandonné le nord aux Anglais, qui avait volé le drapeau de l’Irlande unie pour se l’appliquer à elle, qui n’avait cure du sort des catholiques et des républicains de l’Ulster. Barra n’en menait pas large, et préférait ne rien répondre.

Arrivé chez moi, je lui donnai un billet de 10 livres. « Donne-moi deux livres, et je te rends un billet de 5. » Ce que je fis.

Le lendemain matin, dans la supérette du coin, je voulus acheter des œufs, des haricots, du pudding et des champignons pour faire le petit déjeuner. On me refusa le billet de 5 livres. « Forgery », me dit la caissière. Contrefaçon. Le chauffeur de taxi s’était vengé des Irlandais du sud, des Français qui habitent chez les protestants, et du monde entier.

Fenton et les langues

Il me dit que je devrais traduire mes textes en anglais. « Tu fais quelques erreurs que font les étrangers mais à part ça tu parles couramment. Les étrangers font quelques erreurs par arrogance. »

Moi si je vivais en France, dit Fenton, je regarderais les films de Depardieu, écouterais comment il dit « suce ma bite », et je répèterais, jusqu’à ce que je parle parfaitement le français. Mais les étrangers ne font pas ça, ils résistent à l’anglais correct parce qu’ils tiennent à leurs erreurs. C’est l’arrogance des étrangers, ça rejoint ce que je te disais tout à l’heure sur leur invasion de Dublin. »

L’aide mémoire de Fintan

Fintan sortait de chez Tom pour aller fumer chez lui, et pour boire quelques canettes de bière. A chacune de ses réapparitions, il était un peu plus bourré, un peu plus bavard, un peu moins attentionné. Nous ne l’écoutions guère.

Je m’étonnais du fait qu’il sortait de sa poche un bout de papier, constamment, et le remettait dans sa poche. Il parla des affiches artistiques qui parsemaient la ville de Dublin, en contrepoint des affiches électorales des prochaines élections générales du mois de mars. 

Fintan parla aussi du cinéma Rotonda, ainsi que d’un chanteur, possiblement français, dénommé Red.

Il parlait, il parlait, pendant que j’écrivais sur mon ordinateur portable, et que Tom lisait son magazine mensuel préféré, Mojo. Fintan parlait sans cesser de sortir de sa poche son bout de papier, et de le remettre dans sa poche. 

Mais il parlait dans le vide car il avait perdu le Mojo, il n’avait pas la grâce.

Plus tard dans la soirée, il me montra son bout de papier. Il y était écrit les sujets de conversation qu’il voulait passer en revue avec Tom.

Je déchiffrais :

Art posters

– Rotunda cinema

Red

etc.

Je n’en croyais pas mes yeux. J’avais écrit autrefois une nouvelle intitulée « Le carnet de conversation ». C’était l’histoire d’un pauvre homme qui, pour surmonter son émotion devant les femmes, avait mis au point un carnet qui lui permettait de divertir son interlocutrice en passant logiquement d’un sujet à un autre. Mon histoire se passait à Dublin, à quelques rue de là où nous étions.

Et je voyais devant moi Fintan devenir l’incarnation du personnage de ma nouvelle.