Brunch du vendredi 16

Avec les fleurs qui ont servi pour la Saint Valentin,

Avec les pains délicieux dont les Bavarois ont le secret,

Avec les choux de Bruxelles que j’avais cuisinés ce matin en prévision d’un déjeuner vegétarien,

Avec des fruits et légumes issus de l’agriculture biologique,

Avec un thé noir japonais acheté chez Biocoop en Cévennes,

Nous avons festoyé comme des bobos wokistes et propalestiniens.

Bonn, bataille des cafés

Le sage précaire en camping dans la rue Dorothée, à Bonn

Quand on campe en ville, il faut songer aux questions sanitaires et hygiéniques de manière rationnelle et optimale. Après la sûreté et la légalité, ce qui compte le plus est la possibilité d’aller aux cabinets et de faire un brin de toilette. D’où l’importance des cafés et des avis donnés sur internet par leurs utilisateurs.

Le café doit être ouvert très tôt car il est fréquent que le campeur se réveille à l’aube. Il doit être équipé de sanitaires appropriées. Il est indispensable qu’on puisse s’asseoir à une table autant de temps qu’on veut pour se reposer, regarder les gens, lire et écrire.

Le Lighthouse café coche toutes les cases. Dans une rue piétonne, coincé près d’une très belle façade d’église du XVIIe siècle, la serveuse est très jolie et parle un anglais parfait. Il y a certes des touristes comme moi, mais la plupart des gens que j’y ai vus travaillaient ou étudiaient dans le quartier. Je m’y suis senti assez bien pour lire un récit de voyage en Allemagne étonnant dont je parlerai prochainement ici.

Le Camus café, en revanche, m’a un peu moins plu. Il se donne des airs littéraires, il passe du jazz, il exhibe des portraits d’écrivains mythiques dont celui qui a donné son nom au café. Ses toilettes sont fantastiques. Le plus gênant est la présence de mecs à la con qui lisent et écrivent sur leur table en bois. Ceux-là je les détestent, ils me donnent envie de fuir.

Le Camus café, dans un quartier bobo de Bonn.

Chinois de Liverpool

C’est bien simple, depuis que je suis en Angleterre, je mange chinois. Ce n’est pas que je fuie la nouriture anglaise, bien au contraire, je cours après les frites et les filets de morue, mais je n’ai pas le choix, ce que je vois de plus appétissant, et même de seuls restaurants dans mes prix, ce sont les buffets chinois.
Je mentirais si je disais que cela ne me réjouit pas intimement et ne me ramène pas à de délicieux souvenir dans mon pays d’adoption.
A Liverpool, comme à Manchester, un quartier chinois expose une belle arche colorée et propose au promeneur toutes sortes de restaurants ouverts toute la journée. Pour six livres (à peu près 100 yuan RMB), on peut manger à volonté.
La coquetterie anglaise va jusqu’à traduire les noms de rue en chinois. Je dis que c’est de la coquetterie car, let’s face it, les Chinois savent lire l’anglais, ils n’ont nullement besoin de traduction. Ce signalement est fait en direction des Occidentaux, pour leur montrer que Liverpool a évolué depuis l’infâme et lucrative époque du commerce triangulaire, de la traite des esclaves et du colonialisme.
Par ailleurs, les Chinois, et le mandarin, c’est classe, cela fait ouvert sur le monde, presque lettré. Il n’y a pas de quartier africain, (qui ferait classe aussi, notez bien.) 

Les Arabes tout tristes

Au marché de Villefontaine, je me fournis souvent chez des Arabes qui vendent des galettes de semoule, des salades mechouia et des kesra farçis.  C’est le délice du marché, et leur affaire tourne bien. C’est sans aucun doute le stand qui a le plus de succès sur le marché de Villefontaine.

Ils étaient tout tristes la semaine dernière. Ils étaient polis et efficaces, comme d’habitude, mais on les sentait touchés, assombris.

Je me demande comment je vais les retrouver demain.

Un restaurant qui domine la plaine

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Depuis la mort de mon père, j’ai décidé d’être un bon fils. C’est un peu tard, me dira-t-on, mais il n’est jamais trop tard pour commencer à être bon.

Il me reste une mère. Or, comme cette mère est douce et gentille, ma grande résolution s’avère assez facile à tenir.

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Pour son anniversaire, je l’ai invitée dans un beau restaurant de Lyon. Sur la colline de Fourvière, Christian Têtedoie a fait construire un écrin magnifique pour sa cuisine. Dans une architecture limpide aux lignes épurées, le chef étoilé veut rapprocher l’expérience culinaire et le plaisir musical. Tête d’oie est un chant gastronomique, idéal pour les hommes d’affaire du XXIe siècle. C’est là que les Lyonnais décontractés vont parler business, tandis que les vieux politicards préfèrent l’ambiance confinée de la Mère Brazier, près de l’Hôtel de Ville.

A Lyon, l’homme politique est un humaniste centriste, un peu pourri, amoureux de bonne bouffe et pétri de culture lettrée : Edouard Herriot était un spécialiste de musique classique. Aujourd’hui, l’agrégé de lettres Gérard Collomb récite du Saint-John Perse par cœur.

Si vous voulez séduire un Lyonnais, finalement, ce n’est pas très compliqué : un peu de patience, du gras délicat au niveau du palais, et surtout, beaucoup de poésie.

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Après avoir essayé plusieurs grandes tables lyonnaises, ma mère et moi pouvons commencer à esquisser une certaine préférence. Nous préférons être à l’aise, avoir de l’espace autour de nous. Nous préférons un service simple, mixte si possible, et surtout peu obséquieux.

À choisir, nous aimerions bien que les serveurs parlent un peu plus fort. Parfois, la jeune femme (aux yeux admirables, orange perçant), nous donnait les explications d’une voix si douce que ma mère n’entendait rien. Les chips de fenouil, les décompositions de ratatouille, les « gastriques », les gouttes de concentrés d’agrume et autres beurre au citron auraient mérité une voix de stentor, fleurie et suave.

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De la dégustation de vin en Chine

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Nos correspondants dans l’Empire du Milieu sont en mesure d’évaluer en exclusivité le niveau œnologique des Chinois. Sujet hautement stratégique en terme d’espionnage industriel et de renseignement commercial.

Le mois dernier, une délégation de la Sagesse précaire, que j’ai eu l’honneur de diriger, s’est rendue à des séances de dégustation, organisées pour des membres vénérables de la nouvelle bourgeoisie du bas Yangzi. L’équipe du Sage précaire libéré, réunie en conférence de rédaction, a publié un communiqué visant à déclarer que « selon les dégustations, l’ambiance est plus ou moins relâchée.  » Il y avait plus percutant, comme déclaration, mais vous savez ce que c’est, les conférences de presse.

A Hangzhou, le négociant organisateur de la soirée dégustation ne bénéficiait pas d’un public formé au vin. Nous étions dans la grande banlieue de la vieille capitale des Song, et les invités ont commencé à boire avec une grande componction. L’entrepreneur, M. Wang, était content d’avoir, en ma présence, un Français de France, pour légitimer son business et ses compétences. Il expliqua à ses clients potentiels la notion de « terroir » en la comparant avec le thé chinois. Le Longjing, par exemple, que tout le monde connaît, est cultivé exclusivement dans les théiers des collines de la région de cette même ville de Hangzhou. Eh bien ce vin de Beaujolais aussi, ne peut être produit qu’au nord de Lyon.

M. Wang dit que l’alcool, en Chine, est apprécié de manière tumultueuse. On trinque, on boit cul sec et on gueule. L’expression « chaud et bruyant » peut vouloir dire qu’on passe un bon moment. Inversement, « froid et tranquille » peut être utilisé pour expliquer qu’on s’est ennuyé. Or, la culture du vin est une révolution culturelle pour ces Chinois habitués aux pétards et au bruit. Il s’agit de passer un moment délicieux et délicat, dans une ambiance recueillie, à la différence de l’alcool blanc qui se boit à grand renfort de clameurs joyeuses.

Les premières bouteilles furent débouchées et goûtées avec recueillement. Verre après verre, l’étau s’est desserré et nous avons terminé la soirée en beuverie chaleureuse. Mon voisin de table, un garagiste qui a fait fortune et possède aujourd’hui quatre garages, m’a dit que je ressemblais à Zidane. J’en fus flatté, même si c’est mon cuir chevelu qui lui inspira cette comparaison, davantage que le caractère athlétique de ma silhouette. Nous avons sorti la guitare et avons chanté en français, en anglais et en chinois.

Mon garagiste avait la voix de plus en plus tonitruante. J’essayais d’enregistrer sa voix pour un reportage radio. Il était un client idéal pour un tel documentaire, mais malheureusement, il se calmait chaque fois que j’approchais le micro. Plutôt que de nous faire profiter de sa gouaille et de sa joyeuse grande gueule, il débitait au micro des banalités sur la rencontre des cultures, à quoi cette dégustation ouvrait.

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Au final, tout le monde est rentré chez soi, passablement bourré. Personne n’a acheté de bouteille à M. Wang, mais des meubles ont été renversés dans le salon. Quelqu’un devait me ramener à mon hôtel, au bord du Lac de l’Ouest, à deux heures de route de là, mais quand on m’a collé dans un ascenseur pour descendre au parking souterrain, je ne savais toujours pas dans la voiture de qui j’étais censé monter.

La deuxième dégustation dont La Précarité du sage peut témoigner se déroula à Nankin, autre capitale impériale. Au centre ville, et en compagnie de gens qui avaient suivi une sensibilisation au vin. Certains sont eux-mêmes des importateurs de vin, ou travaillent chez des négociants. L’ambiance est cette fois restée digne et bon enfant jusqu’au bout.

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Au 27ème étage d’une tour, l’entreprise Joyvin fondée par Mme Meng Zi Qiao, offre un décor tamisé, où les conversations peuvent se poursuivre dans de vastes sofas. De fait, quand nous traversons la pièce, deux hommes d’affaires devisent avec la directrice, qui nous accueille pour cette dégustation. Mme Meng elle-même, la quarantaine menue et sémillante, a décidé de monter son entreprise d’importation après avoir participé à l’exposition universelle de Shanghai, en 2010. Elle a cru voir dans son pays un marché exponentiel pour le vin, en particulier le vin français.

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L’originalité de Joyvin est d’offrir à ces clients une formation pour apprendre les rudiments de la dégustation. Pour ce faire, elle a engagé Mme Cao Dong Xue, une jeune femme francophone ayant étudié l’oenologie et la langue française. Tous les week-ends, elle organise des stages de formation afin d’apprendre à se repérer dans une offre foisonnante de vins tous plus chers les uns que les autres.

Il ne faut pas sous-estimer le travail de formation du goût que cela demande. Nous qui avons grandi en Europe, nous tendons à appréhender le vin comme une boisson facile à apprécier, naturelle comme un jus de fruit, veloutée comme une fesse de bébé, et propice aux déchaînements lyriques.

 

Les Chinois, en revanche, apprennent le vin dans un système mis au point par les Anglo-Américains, basé sur la vieille œnologie européenne. Or, le vocabulaire est constitué notamment de fruits inconnus par la majorité des Chinois : myrtilles, mûres, groseilles, etc. Ils doivent donc d’abord apprendre à reconnaître ce qu’est l’odeur de myrtille à l’aide de petites capsules de produits chimiques. On est loin de notre méthode à nous, empirique et approximative : quand on s’essaie à la dégustation, on se remémore nos promenades en forêt, on se projette dans nos campagnes, nos cueillettes de fruits rouges, nos chasses au papillon et nos coins à champignons. Rien de tel pour les amateurs chinois.

Le travail qu’entreprend un œnologue chinois relève par conséquent d’un grand effort d’imagination, de traduction et de compréhension. Cela demande une application et une concentration mentale que notre oenologue, Mme Cao, est capable de fournir. Elle-même est une grande intellectuelle, diplômée de la belle université de Nankin, traductrice de haut niveau : elle a reçu un prix prestigieux pour la traduction chinois, l’année dernière, de De la démocratie en Amérique, de Tocqueville, paru chez un éditeur de Shanghai.

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Mme Cao se plie avec grâce à l’exercice du reportage radio. Sa voix est cristalline et sa façon de parler précise, sensuelle et spirituelle.

Un des vins me paraît âcre et amer comme du vinaigre. On discute autour de la table. D’aucuns pensent qu’il pourrait être chilien, en raison d’un certain « goût de végétaux ». Ou alors un bordeaux, d’une année médiocre… On découvre l’identité de la bouteille : c’est un Graves, cru bourgeois, de 1994 ! Peu de vins peuvent vieillir vingt ans. Celui-ci a peut-être été mal conservé, en tout cas il est foutu.

C’est pourtant lui qui gagnera la palme du meilleur vin de la soirée pour les participants. Il est vieux, et il a coûté 8000 yuans à la jeune femme qui l’a apporté. Presque 1000 euros !

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On me rassure : « Ne vous inquiétez pas, elle est très riche. Sa famille possède beaucoup d’usines dans la région. »

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En revanche, je me suis régalé d’un Saint-Estèphe de 2008. Comme personne ne se resservait, j’ai gardé la bouteille près de moi. L’équipe du Précaire enchaîné avait bien travaillé, et les reporters pouvaient profiter du charme des jeunes amateurs de vin, des heures fraîches de la soirée, et du doux nectar rencontré ici comme par miracle.

J’ai quitté Mme Cao non sans lui promettre que nous nous retrouverons en France. Elle doit s’y rendre pour traduire un roman de Colette l’automne prochain. Nous prévoyons d’aller ensemble dans les vignobles de Bourgogne qu’elle affectionne tant, et terminer là-bas notre reportage.

La Chine s’ouvre aux vins fins

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Les Chinois sont en train d’apprendre à apprécier le vin. C’est une des missions que prend au sérieux la classe privilégiée de la société. Ils suivent des petits stages d’œnologie, où de charmantes hôtesses leur apprend à renifler, à déguster, à reconnaître les arômes.

Neige, qui était une brillante étudiante en français, a décidé de quitter l’enseignement et la recherche universitaire pour travailler dans le vin. Son employeuse possède une entreprise d’importation et de vente de vins occidentaux. Comme sa clientèle est la population aisée de Nankin, elle a développé un secteur « stage et formation », où les potentiels clients viennent apprendre l’art de la dégustation.

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Neige m’a invité à assister à une séance de dégustation à l’aveugle avec son groupe d' »élèves ». Ce n’était pas une séance de formation à proprement parler, mais plutôt une soirée de divertissement, une activité de club, pour entretenir la flamme parmi les membres de la congrégation.

Chacun devait apporter une bouteille de vin français et la recouvrir de papier aluminium. Ensuite nous devions goûter les vins et deviner ce que c’était. Mais le plus important était d’apprécier les arômes, le corps et l’équilibre. Après quoi, un tour de table était effectué pour évaluer le prix de la bouteille sur le marché chinois.

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Car c’est le prix qui se révèle être le gros mystère de ce marché en expansion. Comme les Chinois n’y connaissent rien, et que boire du vin français est un signe extérieur de richesse, il arrive que des nouveaux riches friment en mettant en scène le prix des bouteilles plutôt que leur qualité. Des marchands en profitent et vendent à prix d’or des vins médiocres. Ou remplissent des bouteilles aux étiquettes prestigieuses avec du mauvais vin.

Le vin en Chine est donc un sujet passionnant, où tout est très mouvant : il faut apprendre à apprécier des goûts nouveaux, tout en sachant maîtrises des fluctuations de prix infernales et parfois irrationnelles.

Les entreprises d’importation de vin fleurissent, donc, et semblent avoir la vie assez dure. C’est un monde où les gens se méfient, et quand on n’a pas les reins assez solides, on dépose le bilan après quelques années. J’ai rencontré plusieurs entrepreneurs qui avouaient de pas encore être bénéficiaires.

Neige, elle, est heureuse dans son nouveau métier. D’abord elle s’est découvert une passion pour le vin et un talent pour la dégustation. Et puis elle rencontre des gens intéressants, des gens sympathiques, des gens qui, pour certains, ont fait fortune dans l’industrie, et aspirent à une culture plus raffinée. Avec son élégance naturelle, son sourire distingué, son élocution de lettrée, sa qualité de francophone, Neige leur apporte sur un plateau cette promesse de culture élitiste.

L’Ail des ours

MAI 2014 029

J’ai découvert ce condiment aux Jardins collectifs de Villefontaine, un lieu formidable où les humbles vont jardiner en échange d’une part variable des fruits et légumes produits par le groupe. C’est un jardin financé par la commune et géré par un animateur social à la barbe fleurie, aussi compétent dans l’art de jardiner que dans celui d’encadrer des être humains en difficulté. Le Jardin accueille tous ceux qui le souhaitent, à condition qu’ils respectent la règle d’y travailler au moins une matinée par semaine.

Un jour que j’y prenais du son pour un documentaire radiophonique, je fus attiré par une belle odeur. Audrey, qui préparait les quiches pour le repas du midi, m’indiquait le saladier où reposaient les feuilles d' »ail des ours ».

« – On ne les fait pas pousser ici, me dit la jeune femme. Ce sont des plantes sauvages. Je suis allée les cueillir dans les bois, pendant que les autres bêchaient la terre. »

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Elle m’a fait goûter une des feuilles. Un délice de salade au goût de ciboulette.

Quelques jours plus tard, j’en retrouve, en remange, puis encore une autre fois, et petit à petit, je me familiarise avec l’ail des ours.

L’autre jour, en courant autour de l’étang de Saint-Bonnet, une odeur familière m’arrête. Comme un ours, voilà le sage précaire qui renifle et qui furette dans les bois de la réserve naturelle. Après un moment d’hésitation, il a reconnu la forme, la couleur, l’odeur et le goût de l’ail des ours.

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En avril et en mai, les bulbes fleurissent. Dans les sous-bois, près des rivières, l’ail des ours tapissent le sol et personne ne semble en profiter.

Le sage précaire n’est pas seul à s’y intéresser cependant. Une dame s’est arrêtée, un jour qu’elle promenait son chien au bord de l’étang. Elle scruta ce chasseur-cueilleur des temps moderne et lui expliqua qu’il ne fallait pas cueillir ces plantes après la floraison. Pourquoi ? C’est comme ça, il paraît que les feuilles ne sont plus bonnes quand les fleurs sont apparues.

Pourquoi cela s’appelle « ail des ours » ? La dame au chien me dit qu’au sortir de l’hibernation, les ours ont besoin d’un aliment pour réveiller leur système digestif atrophié pendant la longue période de jeûne. Il paraît qu’ils se précipitent sur l’Allium Ursinum. Signe chez les ours d’une connaissance rudimentaire, mais solide, du latin et de la pharmacopée.

MAI 2014 033

Cela se mange cru, en salade, dans des sandwiches, ou cuit comme des épinard, en accompagnement ou en pesto. Les néo-hippies en font des yaourts et des desserts que leurs enfants rejettent. Et bien sûr, on retrouve l’ail des ours dans les recettes des grands restaurants gastronomiques, dans les sauces tout particulièrement.

J’avoue que, depuis ce printemps 2014, la présence de l’ail des ours influence mes choix quand vient l’heure de passer commande.

Chez Bocuse

AVRIL 2014 022

Je m’en souviendrai toute ma vie. Quand on aime la bouffe, qu’on aime Lyon, qu’on aime sa mère, qu’on aime les fleuves, qu’on aime les mythes, qu’on aime l’histoire, qu’on aime les institutions, les traditions, les impressions, on ne peut être que bouleversé par l’arrivée chez Bocuse. Dans la vieille Twingo noire, nous longeâmes la Saône jusqu’à Collonges au Mont d’Or.

Paul Bocuse, je le rappelle à tout hasard, est un chef qui a atteint le sommet de son art dans les années 60 et qui est considéré comme un des plus grands chefs du XXe siècle par toutes les instances internationales. Bref, son nom est synonyme de gastronomie, de grande table. Les organes de presse et les chaînes de télévision se tiennent prêtes, car quand il mourra, nous allons crouler sous les reportages, les hommages, les portraits, les témoignages. Je préfère, pour ma part, glisser mon témoignage dès maintenant. Juste avant sa disparition.

Un portier d’origine africaine nous a accueillis dans le lobby, un portier qui semblait n’avoir d’autre fonction que d’être noir, et de dire bonjour. Rappel de l’époque impérialiste, peut-être, pour flatter l’humeur des plus réactionnaires d’entre nous.

Ma mère et moi avons été placés sur une grande table ronde. Très confortables, près d’une fenêtre, nous avions une vue imprenable sur toute la salle. Sur notre droite, un couple d’Anglais qui travaillaient à Lyon. Sur notre gauche, une famille d’Italiens qui étaient venus soutenir la Juventus de Turin la veille. Ils étaient venus jouer, au stade de Gerland, le match aller des quarts de finale de la Ligue Europa. Tout le monde était content du résultat. Nous, parce que nous n’avions pas été ridicules. Les Turinois parce qu’ils avaient gagné.

Les serveurs étaient nombreux et très sympathiques. Ils ont su nous mettre à l’aise et n’avaient pas ce côté guindé que peuvent avoir les personnels des grands restaurants. Chez Bocuse, on plane tellement au-dessus du lot que l’on n’a pas besoin de se la raconter. Ils n’ont pas tiqué quand on leur a annoncé qu’on ne prendrait pas de vin, pas d’apéritif, juste une bouteille d’eau minérale, et quelques plats à la carte plutôt que des menus. Tout cela leur a paru naturel alors même que nos voisins de table avaient commandé les menus les plus extravagants.

Palme spéciale pour nos Italiens, qui ont commencé avec du champagne et n’ont pas hésité à déboucher du rouge et du blanc, alors qu’il n’y avait que deux adultes à table.

Nous n’avions rien à célébrer, ma mère et moi, notre démarche n’était ni flambeuse, ni petits bras. Or, c’est une chose à savoir, chez Bocuse, faire son choix à la carte est bien plus économique que de prendre un menu. Le menu le moins cher est à 155 euros, alors qu’un plat de résistance tourne autour de 70 euros.

Ma mère a opté pour un plat et un dessert, moi pour une entrée et un plat. Pour nos premiers pas dans la haute gastronomie, nous imprimions un rythme modeste. Si j’ai encore faim, me suis-je dit, je pourrai toujours rajouter un dessert à cette commande.

Première surprise, on nous sert une sorte de mise en bouche exquise. Velouté de petit pois surmontée d’une émulsion de truffe. On nous sert aussi plusieurs types de pains et du beurre délicieux. Ma mère déclare avoir eu son entrée, sans l’avoir sollicitée.

Nos Italiens ne finissent pas leur bouteille de champagne, les enfants n’y trempent qu’à peine les lèvres.

Quand mon entrée est servie, une dodine de canard aux pistaches, accompagné de foie gras et de différentes choses, les serveurs n’oublient pas ma mère et lui apportent une assiette vide, ainsi que des couverts, au cas où je « voudrais lui faire goûter ». Nous avons apprécié cette initiative de leur part, car nous n’aurions pas osé demander.

En plat de résistance, ma mère a commandé un rouget-barbet aux écailles de pommes de terre, et moi un carré d’agneau. Nous fûmes très surpris quand les plats arrivèrent : les portions sont extrêmement généreuses. Loin des clichés sur la nouvelle cuisine aux assiettes immenses et vides, Bocuse a gardé le sens du grand repas copieux, son art est très baroque, très « contre réforme ». Il est aimé par ceux qui ont un bon coup de fourchette, de même que les amateurs de Rubens aiment les femmes voluptueuses. Mon agneau, c’était carrément trois ou quatre côtes que les serveurs coupèrent devant nous, sur une table roulante. Le poisson de ma mère, deux filets entiers. Les légumes, le gratin dauphinois, les sauces et le pain, tout cela vous nourrit pour la semaine.

Mais je ne voudrais pas donner l’impression qu’il n’était question que de quantité. L’agneau que j’ai mangé, j’en garde encore un souvenir ému. Le goût m’a surpris au plus haut point alors même que ce n’était pas une recette complexe. Le silence s’imposait entre ma mère et moi. Nous n’avions pas de mot pour dire ce que nous expérimentions. Je n’avais jamais mangé de viande auparavant, voilà ce qu’il me semblait. Je ne sais pas à quoi c’était dû, sans doute la qualité supérieure de la bête, et l’art de la cuisson. Un goût que je ne saurais restituer par écrit, car ce fut un hapax dans mon existence. Je n’ai pas de référence, pas de point de comparaison.

Les Anglais sont revenus de leur pause clope en disant au serveur que c’était « too much ». Que c’était délicieux, mais qu’il y en avait trop pour eux. Les serveurs attendirent de les voir ressortir fumer pour rire entre eux. Ils sont habitués à ces clients qui n’ont pas pris la mesure d’un repas gastronomique.

Ma mère non plus n’a plus faim et décide de ne pas prendre de dessert. Nous nous félicitons d’avoir eu la main légère lors de la commande. Il me semble que les autres clients de la salle où nous étions n’en pouvaient plus au moment du fromage. C’est une leçon à méditer pour les prochaines sorties gastronomiques, ne manger qu’un tiers de l’assiette si l’on veut tenir jusqu’au bout.

Le serveur comprit immédiatement qu’il n’y aurait pas de dessert, mais il  nous servit quand même, d’office, des petites mousses au chocolat et autres mignardises. Là encore, sans doute une règle tacite de la grande restauration, il convient de donner aux clients plus que ce qu’ils ont demandé.

Nous sommes sortis très satisfaits. Je ne sais pas exactement ce que pensait ma mère, car c’est une femme un peu secrète, mais elle m’a remercié sincèrement. Moi, j’étais doublement, triplement, voire quadruplement heureux : j’avais vécu une expérience sensorielle exceptionnelle, j’avais passé un moment de qualité avec ma mère, et j’avais tenu la promesse de mon père d’emmener sa femme chez Bocuse. En quelque sorte, me dis-je en ouvrant la petite Twingo cabossée, j’ai vaincu la mort et corrigé ses erreurs.

La sagesse précaire parie sur François Hollande

Une vieille amie a fait son coming out : elle est de droite. Elle ne se limite pas à voter pour l’UMP. Elle milite, distribue des tracts, elle apprécie activement Nicolas Sarkozy, elle s’engage dans la campagne municipale de son parti, elle exprime un dégoût sans fond dès qu’elle évoque un socialiste. Sur les réseaux sociaux, elle étale une haine intacte vis-à-vis de François Hollande.

J’ai passé avec elle plusieurs soirées délicieuses. Elle cuisine admirablement et, quand elle vous invite, elle met toujours les petits plats dans les grands. Nous parlons politique. Elle n’imagine pas une seconde que François Hollande puisse être réélu en 2017. Elle est même certaine qu’il ne sera pas présent au second tour des élections présidentielles.

Nous en venons à faire un pari. C’est moi qui lance le pari : je t’invite chez Bocuse si Hollande ne passe pas le premier tour. Elle relève le pari. Elle m’invite chez Bocuse si Hollande se retrouve au deuxième tour.

C’est un pari onéreux, car la personne qui perdra devra débourser 500 euros. Mais c’est un pari gagnant-gagnant, car dans tous les cas, mon amie de droite et moi nous ferons une  bouffe mémorable.