La ferme des Bertrand, un film subtil sur la subtilité des paysans

Trois frères ont repris la ferme des parents après la guerre d’Algérie, en Haute-Savoie. Ils ne voulaient pas mais ils ont été plus ou moins forcés.

On les a filmés en 1972. Ils sont forts, musclés et plein d’espoir. Ils cassent des pierres torse nu, tous trois sont célibataires et pensent déjà qu’ils travaillent trop par rapport à la jeunesse de leur temps.

Ce sont de beaux jeunes hommes, intelligents et travailleurs, on se dit qu’ils feraient de bons maris et d’excellents pères.

En 1997, on filme à nouveau la ferme à une étape importante : les trois frères Bertrand vont prendre leur retraite. Ils sont encore bien musclés et parlent avec beaucoup de précision. Hélène a repris l’exploitation avec son mari, le neveu des trois frères.

En 2022, on les filme pour la dernière fois. Hélène va prendre sa retraite, et introduit une machine à traire les vaches juste avant de partir se reposer. Son mari est mort. Deux des frères Bertrand, filmés en 1972, sont morts. Le dernier qui reste est octogénaire, cassé en deux.

Ces trois films de la même ferme sont montés par Gilles Perret, en un seul long métrage documentaire intitulé La Ferme des Bertrand (2024).

De passage à Paris pour affaires, le sage précaire est allé le voir en matinée, à la séance de 10 h 10 au MK 2 Beaubourg. C’est fabuleux d’aller au cinéma avant le déjeuner.

Le film est riche et bouleversant. Riche parce qu’on voit comment une exploitation agricole est un monde de sens philosophique, combien il faut d’intelligence et de vision pour ne pas échouer. Mais c’est bouleversant parce que les frères avouent avoir raté leur jeunesse et regretté la vie conjugale : « C’est une réussite sur le plan économique, mais sur le plan humain c’est un échec puisque on n’a pas réussi à faire autre chose que travailler. » Les trois frères sont restés célibataires toute leur vie. « Pourtant j’aime énormément la compagnie », dit l’un d’eux. Le sage précaire songe à sa compagne et sent les larmes lui monter aux yeux.

On ne peut pas regarder ce film sans rire ni sans pleurer. Sa grande qualité est qu’il est ambigu jusqu’au bout. Ses agriculteurs aiment leur terre et leurs animaux mais ils ne cessent de dire qu’ils ont été esclaves du travail. On ne sait jamais vraiment que penser.

Ils travaillent toujours à la main mais ils s’engagent sur la voie de la robotisation et de la mécanisation.

Ils semblent être heureux mais ils affirment avoir sacrifié le bonheur sur l’autel de cette seule exploitation.

Ils ont réalisé une œuvre énorme avec ces quelques hectares mais on ne peut s’empêcher de penser que bientôt tout s’écroulera comme un château de cartes.

2 commentaires sur “La ferme des Bertrand, un film subtil sur la subtilité des paysans

  1. Bonjour Guillaume,

    Quand on regarde ce film, quand on écoute l’histoire des trois frères on est alternativement traversé par la joie et la tristesse … Tout laisse penser que, agriculteurs ou non, beaucoup de travailleurs sont ou seront dans la même situation même si de nos jours internet révolutionne les rapports humains et ouvre largement le champ des possibles contrairement à leur époque, décennies 70, 80 et même 90. De nos jours on ne peut plus avoir comme seul repère et horizon son village natal mais malgré tout il n’est pas toujours évident de construire vie privée et vie professionnelle de manière proportionnelle, et sans que l’une ne préjudicie l’autre. Du coup, on est satisfait et insatisfait à la fois. On gagne une, on échoue l’autre. Entretemps l’horloge tourne, les années passent, on vieillit, l’âge de vulnérabilité/fragilité arrive petit à petit, puis le moment de bilan : d’un côté un échec, de l’autre une réussite. Mais bon il y en a qui réussissent partout:-). Si bilan négatif dans la vie privée, on ne peut après tant d’années apprendre de cet échec pour rebondir. Quoique peut-être si, il y en a qui se marient à 85 ans passés:-). Bon weekend

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