Je vous promets la guerre

Mes amis en seront témoins. Cela fait deux ans que je prédis des guerres. Je ne sais pas ce qui me prend, je vois des guerres partout. Pas des guerres partout dans le monde, mais dans toutes les réflexions où je me laisse embringuer.

Alors très succinctement, je tiens à dire en quelques mots que le thème de la guerre reviendra assez régulièrement sous mon clavier, et j’espère ne pas me transformer en oiseau de mauvais augure qui prédit toujours le pire. Mais enfin, voici les simples prémices qui m’amènent à sentir l’inéluctabilité de conflits interminables.

Précaution oratoire : ce que je vais dire est choquant, révoltant, répulsif. Eloignez vos enfants de cet écran, âmes sensibles s’abstenir.

1- Nous y sommes. Nous sommes déjà entrés dans une logique de guerre, et une pratique qui semble naturelle à tous. Nous sommes en guerre (Irak, Afghanistan, pour ne parler que de ces deux régions) et nos familles se croient en paix. Etanchéité entre des réalités contradictoires et concomittantes. Rien ne s’oppose donc à ce que ces conflits prennent de plus en plus de place, dans l’aveuglement provisoire de nos populations nanties.

2- La guerre est une conséquence des crises graves, si ce n’est une solution. La crise de 1929 et le marasme des années 1930 ont trouvé leur issue dans l’économie de la seconde guerre mondiale. N’oublions pas qu’à la crise économique peut s’ajouter des catastrophes naturelles, écologiques, industrielles. La situation peut s’aggraver très vite, et les famines arrivent toujours aux plus mauvais moments.

La question se pose alors : la guerre d’accord, mais qui contre qui, et sur quels champs de bataille ? Je ne prendrai qu’un exemple frappant. Un pays qui s’arme à grande vitesse et qui prépare le monde entier à ses intentions : la Chine. Elle m’amène au troisième point.

3- La guerre est une façon de faire quelque chose de ses pauvres, et de focaliser l’attention du peuple, donc de garder le pouvoir. La Chine fait face à un désordre social qui va croissant, avec une pauvreté qui pouvait être étouffée quand la croissance était à deux chiffres, mais qui ne peut plus l’être désormais que l’économie chute. Des centaines de millions de gens n’auront bientôt plus d’espoir d’une vie meilleure. Il faut leur trouver du travail avant qu’ils ne se révoltent, et la guerre permet de résoudre ce problème, théoriquement : la guerre tue beaucoup de gens (surtout les pauvres, que l’on met en première ligne) et en emploie beaucoup aussi. (Par ailleurs, la plupart des gens qui meurent pendant la guerre sont les hommes, et il y a beaucoup trop d’hommes en Chine.)

4- La guerre est le moyen le plus efficace de prendre le pouvoir, ou de le garder. Or, dans les moments de trouble, les classes et les castes dirigeantes se sentent menacées. Les Etats-Unis sentent leur leadership menacé, les Occidentaux sentent leur autorité et leur supériorité menacées, les partis uniques se sentent menacés dans leur essence. Le PCC a déjà perdu toute crédibilité idéologique, sa légitimité repose entièrement sur le mieux-être économique. Il suffit que cela se fragilise et tout s’écroule.

5- Les champs de bataille sont nombreux. Je n’en citerai que deux. Taiwan (guerre navale et aérienne) et l’Asie centrale (guerre terrestre). Ce n’est un secret pour personne, la Chine fait un travail de diplomatie depuis des années dans le monde entier sur le thème : « un peuple, un pays », sous-entendu, Taiwan doit (re)venir dans le giron de la Chine continentale, au besoin par la force. Or les Taiwanais, dans leur immense majorité, ne le veulent pas. Pas plus que les Etats-Unis et le Japon. L’éventualité d’une guerre dans cette région est parfaitement intégrée dans les consciences des habitants de l’île. L’Asie centrale, quant à elle, est le lieu du pétrole et les grandes puissances en ont un besoin tyrannique. Ils trouveront toute sorte de raisons pour contrôler les terres et le sous-sol (lutte contre le terrorisme, histoire, rien ne nous sera épargné.)

Je m’arrête là, persuadé que les commentateurs de la vie contemporaine ont des idées tout aussi funestes que moi, mais qu’ils ne les expriment pas ouvertement. Il faut être un peu fou et irresponsable pour écrire ce que j’écris là. Cela tombe assez bien, je suis légèrement timbré et parfaitement irresponsable.

La crise tombe bien

A titre personnel, j’ai plusieurs raisons d’être satisfait de la crise actuelle.

D’abord, elle tombe pile – en Europe – en plein dans ma première année de thèse. Un an plus tôt, je n’aurais sans doute pas pu bénéficier de la bourse qui me permet d’étudier à l’abri du besoin. Et surtout, j’ai le privilège d’avoir devant moi deux ans et demi de thèse qui me permettront d’observer l’évolution de la situation sans craindre pour ma survie. Si ma bourse n’est pas très élevée, au moins mon logement est très modéré et mes besoins très frugaux. Je peux tenir sur trois ans avec une inflation de 50%, d’après mes calculs.

Ensuite je me réjouis de voir -de mon vivant, Inch’Allah – les grands changements qui vont s’opérer dans le monde. Qui dit crise, dit mouvement, transformation, réorientation, révolution. Je compatis avec tous les gens qui vont tomber (et qui sont déjà tombés) dans la misère, mais je ne peux m’empêcher de ressentir une réelle excitation, à l’idée que tout va être chamboulé, que le système injuste et irrationnel sur lequel nous vivions risque de s’écrouler. Mais pour donner quoi ? Une nouvelle barbarie ? Des îlots d’utopie ? Une anarchie de fin du monde ? Une guerre multiple et interminable ? Je n’ai jamais été un lecteur de science-fiction, mais c’est bien ce domaine de pensée et d’esthétique -l’anticipation- qui est sur le point de s’imposer comme ce qui se fait de plus intéressant dans notre histoire récente.

Enfin il me semble qu’il n’a jamais été plus pertinent qu’aujourd’hui de se déclarer précaire, et d’adosser à cette précarité une sagesse pour rire, pour voir les choses venir.

Projecteurs sur la Chine

Je note qu’il est difficile pour les Européens de se rendre compte de ce que représente la Chine aujourd’hui, et pour leur propre avenir. Depuis que je suis revenu de ce grand pays, je m’aperçois que les gens suivent deux attitudes vis-à-vis de lui, deux attitudes également préoccupantes. L’ignorance et le rejet. Evidemment, les deux s’auto-alimentent : c’est parce qu’on est ignorant qu’on rejette la Chine instinctivement et en bloc ; c’est parce qu’on est méfiant et qu’on en a une mauvaise image qu’on ne cherche pas à la connaître.

Je passe sur les paroles incroyables que j’ai entendues depuis six mois sur tous les aspects du monde chinois, que ce soit dans la presse, dans les médias, en famille et entre amis: tout y est jugé à l’emporte pièce, sans reconnaissance des progrès réalisés par la Chine, sans connaissance de l’histoire et surtout sans conscience de ce qu’est en train de devenir la Chine, un pôle incontournable de la vie mondiale. 

Les gens le savent, mais ils n’en ont pas conscience, ils n’ont pas intégré cette donnée dans leur vision des choses. Comme les Français des années 45-55, peut-être, qui n’avaient pas remarqué qu’ils n’étaient plus grand-chose. Les intellectuels ont mis très longtemps à reconnaître la suprématie de l’Amérique dans (presque) tous les domaines. Tout ceci n’est qu’une impression, une analogie qui doit être prise pour telle. 

Les Européens dénigrent tout ce qui vient de Chine sans discernement: la politique intérieure, la politique extérieure, l’économie, la culture, l’éducation, sans jamais prendre la mesure d’une chose pourtant toute bête, qui est que la Chine s’est imposée ou va s’imposer dans tous ces domaines, et qu’il vaudrait mieux commencer à s’y intéresser dès maintenant, instaurer des partenariats, nouer des contacts. C’est ce que font les dirigeants de nos sociétés, mais voilà, ce sont des dirigeants, qui font des voyages d’affaire et de prise de contact, et les Chinois en voient passer des milliers chaque année. Il nous faut être plus inventifs, plus réactifs, et ne pas tout attendre des dirigeants.

Le règne de Bush a été responsable d’un grand retard dans la prise de conscience internationale. Avec l’aide des Anglais (de Tony Blair surtout), il a essayé de faire croire que ce qui comptait le plus au monde, c’était Al Qaeda, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan. Cela va changer avec Obama qui a nommé des spécialistes de la Chine parmi ses conseillers. Jeffrey Bader, par exemple, qui semble être assez connaisseur de l’empire du milieu pour continuer à observer Taiwan comme un pôle de tension à venir, et qui a dressé un intéressant parallèle entre la situation de Taiwan et celle de la Géorgie dans une note typique des think-tankers de l’institut Brookings. Obama s’est aussi entouré de gens comme Kurt Campbell qui écrivait en 2007 combien il était important de s’intéresser de nouveau à Taiwan, ce qui souligne les risques de conflits armés dans cette région du monde.

Après l’investiture, on attendait Obama sur l’Irak ou l’Afghanistan, c’est bien entendu sur la Chine qu’il est d’emblée intervenu, car les Etats-Unis et la Chine se tiennent, si je puis dire, par les roubignoles, et nos équilibres à nous sont suspendus, si j’ose encore, à ces dernières. Les Etats-Unis dépendent de la volonté des Chinois d’éponger leur déficit en achetant des bons du Trésor. Les Chinois dépendent de la consommation des Américains pour soutenir leurs exportations et garantir leur croissance. Pour le moment, l’administration Obama hausse le ton, faisant planer des menaces. Un mot très fort a été lancé la semaine dernière: manipulation. La Chine a été accusée de « manipuler » le cours du yuan. Ne nous illusionnons pas. Cette gesticulation n’est que le début d’une longue négociation, d’un mano a mano qui va durer des années. Les Américains essaient de commencer les négociations sur une position de force, intimidante, afin de s’adoucir dans quelque temps et d’obtenir une réévaluation significative du cours de la monnaie chinoise. Ce qui est certain, et les Chinois le savent, c’est que les Américains ont besoin que la Chine continue de financer leur déficit. Ce qui est certain aussi, c’est qu’on aura besoin de la Chine sur de nombreux dossiers internationaux, en Afrique, en Asie centrale, en Asie du sud-est et en extrême-Orient.

Stratégiquement, militairement, il faut donc parer au plus pressé. Pour ce qui est de la Chine, et du point de vue de la communauté internationale, le plus pressé n’est pas le Tibet, qui est un problème mal posé et une cause vouée à l’échec (dans les termes posés par les Occidentaux en tout cas). Le plus pressé, c’est Taiwan, que la Chine veut « récupérer » indubitablement, et que les Etats-Unis ne peuvent pas lâcher. Le jour où ils lâcheront Taiwan, ce sera officiellement la fin de l’hyper-puissance, or ce n’est pas l’ambition d’Obama qui, au contraire, veut restaurer le leadership mondial de sont pays.

A notre niveau à nous, de sages précaires, ce qui nous reste à faire est de mieux connaître les deux pays qui sont en train de bipolariser le monde à nouveau. Précaires de tout pays, profitons de la baisse d’activité dans notre vieille Europe et partons en Chine et en Amérique. Nouons des contacts dès maintenant, apprenons le chinois à nos enfants. Ouvrons nos universités aux Asiatiques. Voyageons dans la culture chinoise, apprenons à l’aimer, nous ne serons pas déçus du voyage.

Idées pour sortir de la crise

N’achetez pas de voiture! Contrairement à ce que nous disent les journaux et les politiques, il ne faut pas sauver l’industrie automobile. Nous avons aujourd’hui une chance historique à saisir. Laissons les industries polluantes et dangereuses s’effondrer d’elles-mêmes et reconstruisons-les sur de meilleures bases.

Les engins automobiles, nous avons maintenant de nombreuses possibilités techniques, artistiques et sociologiques pour en construire de nouveaux, moins gros, moins accidentels, moins pollueurs, moins consommateurs. Ce qui nous empêchait de les mettre en oeuvre étaient principalement les industriels eux-mêmes, et la politique qui allait avec, qui faisaient tout pour que le business aille toujours croissant. Aujourd’hui que tout s’effondre, profitons-en.

Mais les emplois, allez-vous dire ? Les emplois doivent être trouvés, protégés, subventionnés.

Précisément, puisque c’est le politique – l’Etat – qui va soutenir l’emploi et donner la direction de l’activité, c’est le moment de réorienter les travailleurs d’une industrie à l’autre pour se lancer dans des grands travaux dignes de ce nom et qui nous ouvriront à ce beau siècle qui nous tend les bras.

Quels grands travaux ? Construisons des FORETS DE TOURS !!! Nous avons déjà parlé de cette question de forêts de tours dans des villes françaises qui donnent aujourd’hui une image d’endormissement. Les nouvelles tours magnifiques vont réveiller nos villes. Certes, elles vont faire exploser le budget, mais comme on entre dans une période où l’endettement de l’Etat devient vertueux, allons-y gaiement, nom de Dieu.

Qui va construire ces tours ? La France regorge d’architectes de talent qui n’ont pas grand chose à faire : mettons-les à profit immédiatement. Le cabinet Poitevin & Renaud, par exemple, qui a conçu le Pavillon élémentaire, pour l’Expo 2010 à Shanghai, leur projet n’a pas été retenu par Sarkozy : qu’ils le réalisent en France, pays de Jules Verne, de Gaston Leroux, et des grands timbrés de la Belle époque!

J’ai entendu dire que 10% de la population française vivaient directement ou indirectement de l’industrie automobile. Réunissons ces 10% dans un stade, et parlons-leur franco : Mesdames et messieurs, on vous propose d’arrêter avec la bagnole et, pour le même salaire, de vous lancer avec nous, en avant-garde de la France et de l’Europe entières, dans le projet le plus extravagant du XXIe siècle: une forêt de tours qui se verra depuis la lune. Il y aura des tickets restaurant et le Comité d’entreprise rest inchangé. Que ceux qui veulent continuer dans la bagnole lèvent la main.

En ce jour de la Saint-Guillaume, je lance l’appel du 10 janvier. Dans les livres d’histoire précaire, on nommera ce jour : L’appel de la forêt.

Prendre la défense des Britanniques

Je me suis permis d’écrire une chronique d’abonnés dans lemonde.fr sur la géopolitique chinoise.

La géopolitique, je trouve qu’il n’y a rien de plus réjouissant et de plus excitant, après l’économie. En politique internationale, mes idées sont claires et distinctes, et je sens les rapports de force avec acuité. Après, je me trompe autant que l’homme prochain, mais je me trompe dans une clarté et une distinction sans nom.

Ce que je dis sur la Chine, par exemple, dans la chronique, et sur la prééminence de la question de Taiwan sur la question tibétaine, j’attends les contre arguments. Je maintiens que le Tibet est, pour Pékin, une sorte d’épouvantail qui permet à la fois de cacher d’autres problèmes, et de mesurer son poids diplomatique. La manifestation à Lyon de quelques centaines de manifestants pour les droits de l’homme en Chine et au Tibet va dans ce sens. Vacuité des protestations, coups de pétards qui détournent l’attention des vraies questions.

En sortant de la vision du film d’Olver Stone, W, j’ai eu une autre intuition géopolitique de grande ampleur : la nécessité de défendre nos amis britanniques.

Les Britanniques ne se rendent pas encore compte de la rancoeur qu’ils vont attirer de la part de leurs voisins. Déjà les Allemands, les nordiques et les Français considèrent que la crise économiques actuelle est largement la faute des Anglo-américains.

Ce qu’on nous explique, dans tous les pays européens sauf sur les îles britanniques, c’est que la crise actuelle est la conséquence de la révolution néo-conservatrice lancée par Mme Thatcher et M. Reagan. Cela va faire 30 ans que les Anglo-saxons nous disent que nous sommes ringards, nous les Français et les Allemands, de conserver des industries, de ne pas laisser crever les pauvres, d’avoir un service public et des fonctionnaires (ils appellent tout cela « la bureaucratie »), de promouvoir l’enseignement des langues autres que l’anglo-américain. Ils voient comme une réaction d’arrogants losers de vouloir protéger notre cinéma et de lutter pour faire des biens culturels ce qu’on a appelé « l’exception culturelle ».

Les Britanniques et les Américains, forts de leur puissance sur le monde, ont ridiculisé cette posture en détournant la notion d’exception culturelle (utile à tous les Etats non anglophones) par celle d’ « exception française ». C’était génial, du point de vue marketing : tout discours en faveur d’un cinéma aidé par les pouvoirs publics devenait de l’agitation égoïste typiquement française. 

Tout effort pour faire vivre d’autres langues que celle de David Beckham était vu comme de l’obscurantisme : « Pourquoi cette obsession avec les langues ? » Cette rumeur moqueuse monte du monde anglo-saxon. Combien de fois ai-je entendu cette interrogation, dans le monde entier (je frime un peu, je ne suis pas allé dans le monde entier), par des Anglais, des Irlandais, des Américains, des Australiens, des Néo-Zélandais ? Je me souviens d’une jeune fille de Barcelone qui est restée bouche bée devant la bêtise généreuse de ce charmant voyageur qui lui posait cette question.

Malheureusement, en temps de crise, on cherche un bouc émissaire. Ce furent les Juifs, pour les fascistes des années trente, ce fut la bourgeoisie pour d’autres. Aujourd’hui, les Chinois vont dire que c’est de notre faute, à nous les Occidentaux. Mais les Occidentaux, les Allemands par exemple, que vont-ils penser ?

D’habitude, les Allemands ont du ressentiment vis-à-vis des Français, car ils sont étroitement liés par l’Union européenne, et qu’ils ont des cultures budgétaires opposées. Mais la crise, les Allemands, ils n’y sont pour rien, les pauvres vieux. Et ils savent que ce n’est pas de la faute non plus de ces emmerdeurs de Français. Les responsables, les peuples européens les chercheront sur les îles britanniques.

 Dans une émission d’information, sur la BBC, une journaliste anglaise demanda à un diplomate allemand : « Pourquoi dites-vous que la crise est un problème anglo-saxon ? » Elle n’eut pas la patience d’écouter la réponse. Pour elle, ce vieil Allemand n’était qu’un donneur de leçon européen.

Mais il ne faut pas oublier que les Allemands et les Français ont besoin d’avoir de bonnes relations. S’il faut trouver un ennemi commun, en temps de crise, pour pouvoir faire l’unité sur son dos, il est tout trouvé. 

D’où l’importance de les protéger dès maintenant, nos amis brito-irlandais car un racisme anti-anglais risque de grandir en Europe. Inutile de protéger les Américains, eux ils sont loin, et ils sont déjà détestés par tout le monde.

Ajoutez à cela les guerres en Irak. Quelle meilleure image, pour les peuples qui cherchent un fautif, que cette alliance anglo-américaine (non voulue par les braves Angais, mais qui s’en souviendra ?), cette assurance dans son bon droit, cette arrogance infinie qui semble dire : tout ce qui n’est pas anglo-saxon n’a pas vocation à survivre à long terme. Langues, cultures, économies, système politiques, manières de table, nous nous occupons de redéfinir tout cela pour vous.

Voyez la joie terrible de la géopolitique ? On imagine le pire, et les hommes se chargent de faire encore pire.

Alors moi, dès maintenant, je deviens un défenseur des Britanniques. Je rejette toute expression de racisme anti-anglais et je me tiens prêt à brandir les grands écrivains de langue anglaise pour faire de l’Irlande et du Royaume uni, dans les prochaines polémiques avec mes frères européens, une terre de culture propice à l’admiration.

Les éditions du sage précaire, 2

Si j’avais une grosse entrée d’argent, comme cela arrive parfois, je sais ce que je ferais.

J’en ai déjà parlé il y a un an jour pour jour.

Je choisirais une jeune femme de toute beauté et au chômage. Si, cela existe, en 2008, ne me dites pas que cela n’existe pas.

Il me faudrait une femme extrêmement charmante au contact, intelligente, ayant le sens des livres et le sens de la vente. Je ferais d’elle la directrice en chef des Editions du Sage Précaire. Je la salarierais grassement pour qu’elle me soit fidèle, mais je lui ferais comprendre que la vente, la vente, ma mignonne, la vente serait l’objectif absolu de son emploi et de son avancement futur. Ou tout au moins la tentative de la vente, une certaine volonté de vente.

Un désir de vente.

Je ferais venir mon assistante à Belfast. (Elle serait directrice en chef, mais comme je serais le chef des directeurs en chef, je pourrais dire d’elle qu’elle est mon assistante.) Je la logerais dans une belle maison pas trop loin de celle que je partage avec des Slovaques, et pas trop loin de l’université Queen’s. Tiens, je la logerais entre la fac et ma maison. Et ensemble, nous fabriquerions et vendrions des livres extraordinaires.

Nous nous envolerions pour la Chine et ferions signer un contrat d’exclusivité à Neige. Pour les cinq ans venir, tout ce que tu écris en français nous appartient de droit. Personne d’autres que nous n’aura le droit d’en faire un bouquin, c’est à prendre ou à laisser. (Il faudrait que mon assistante ait un peu le sens du contact, qu’elle mette un peu de chaleur et de rondeur dans les rendez-vous d’affaire. D’ailleurs, c’est elle qui s’occupera de tout ça, car moi, j’ai une thèse à écrire. Sauf pour les auteurs femmes, que j’irai voir tout repentant, tout modeste, avec des promesses et du miel plein la bouche.) Il y a d’ores et déjà deux bons livres à construire avec les textes de Neige. L’un des deux, nous y avons déjà travaillé et Neige était d’accord pour le construire sur le plan d’un journal intime durant quatre saisons. 

Neige sera la première à être publiée, et elle sera la fée protectrice, l’ange gardienne, la patronne, la reine, la princesse des Editions du Sage Précaire.

Mon assistante pourra prendre deux ou trois stagiaires en « métier du livre » pour l’aider à corriger et à mettre en page, etc. (Ou mieux, des stagiaires en rien du tout, des filles isolées mais pleines d’idées et de joie pour faire de ma maison d’édition un havre de paix et de rire.) Elle est directrice en chef, elle gère.

Après, nous irons à Angers et nous ferons signer un contrat d’exclusivité à Mart concernant tous les polars à venir. Exclusivité pour la série qu’il est sur le point de réaliser. Le premier bouquin de la série, que j’ai eu le plaisir de lire, est quasiment prêt. Mon assistante n’aura presque rien à faire (franchement, pour ce que je la paye, celle-là, on se demande de quoi elle se plaint, heureusement que je l’aime et que je ne peux pas me passer d’elle.) 

Après quoi, nous aurons une assez grande force de frappe pour faire masse. Nous serons en position de force pour attirer à nous des talents. Nous aurons assez de charme pour faire écrire les plus récalcitrants. Je dépêcherai mon assistante vers Dominique pour le motiver à écrire son polar à lui. Ou alors pas un polar fini, mais des fragments de polars, des idées de polars, des ambiances, des scènes de meurtres, des scènes de fesse, des personnages campés, comme ça, au milieu de rien. Je créerai une collection de livres noirs qui s’appellera : Idées de polars

Pour motiver mon assistante à vendre, à trouver des idées pour vendre, je l’intéresserais aux ventes. Mieux, je lui laisserai la totalité des gains pour les cinq premières années. Après, on verra. Vendre, il n’y a que cela de vrai. Il n’y a que cela qui fâche. Il n’y a que cela qui soit difficile. Tout le reste, avec une bonne assistance, on en vient bout.

Vous comprenez, il ne faut jamais se lancer dans un business de livres sans avoir conscience que c’est un business.

Le pessimisme du sage précaire à Belfast


Je ne sais pas d’où vient ce vieux tropisme qui fait du sage précaire un être qui imagine toujours l’échec. L’Irlande lui sied, l’Irlande qui a inventé cette fameuse « loi de Murphy », selon laquelle le pire est toujours le plus probable. Si quelque chose peut foirer, en vertu de la loi de Murphy, on peut raisonnablement s’attendre à ce que cela foirera complètement.
Théorie de l’optimisme
La paix est vue comme un équilibre précaire, l’équilibre comme un bonheur inattendu, le bonheur comme un miracle temporaire, l’amour comme un bonheur passager.
Alors, lorsque le sage précaire se promène à Belfast, il ne peut s’empêcher de penser que la violence entre républicains et unionistes s’enflammera de nouveau. Belfast a connu le calme, ces dernières années, pour deux ou trois raisons très simples : la croissance économique qui a donné du travail aux pauvres gens, l’évolution démographique qui fait qu’il y a presque autant de catholiques que de protestants, la bonne volonté des dirigeants anglais et irlandais, le volontarisme des Américains sur ce dossier, le vieillissement et l’assagissement des leaders terroristes.
Mais avec la crise économique, on retrouve un des plus puissants nerfs de la guerre communautaire : les jeunes au chômage, sans avenir, qui s’inventent un héroïsme en laissant libre cours à leur violence. Et comme le volontarisme politique va décroître, que les protestants vont se sentir dépassés démographiquement, qu’ils vont se crisper sur une situation que personne ne trouvera plus légitime, la seule issue aux problèmes à venir sera le terrorisme. Ce sera à leurs yeux le meilleur moyen de ne pas voir le pays évoluer de la pire des manières : le rattachement de l’Irlande du nord à la république d’Irlande.
Lire les murs
Pour ma part, je la vois sur les murs, cette violence passée, et les communautés n’oubliant jamais la violence passée, je vois dans cette violence passée les graines de la violence à venir.
C’est une rue charmante du sud de Belfast, avec de jolis pubs, des magasins de légumes, quelques cafés et d’assez nombreuses pharmacies. C’est le nouveau Belfast, celui qui semble n’avoir jamais souffert des « troubles ». Et pourtant.
Une église catholique est clairement abandonnée. Une église méthodiste est au contraire prise en charge par une communauté pleine d’égards.
Des drapeaux de l’Union Jack, des drapeaux orangistes, qui dans cet environnement, donne une idée de sectarisme au même titre que des signes religieux. Et ailleurs, des drapeaux irlandais. On se dit que c’est peuplé de manière assez hétérogène, ici, et qui si ce fut toujours le cas, on a dû se battre plus d’une fois sur Ormeau Road.
Précisément, le voyageur peut lire sur un mur une plaque funéraire : « Tués par les escouades de la mort britanniques. » « Tués pour leur foi ». Un homme sort d’un pub et vient me voir : « Salut, qu’est-ce que vous faites ici ? Vous prenez des photos ?
Oui, je me demande de quoi il s’agit. On lit « morts pour leur foi », vous connaissez ces gens ? De quelle foi s’agit-il ?
Ah, c’était tous des catholiques.
Vous êtes du coin ?
Oui, je suis d’ici.
Et les mecs étaient catholiques ?
Oui, ils étaient dans cette maison. Des gars sont entrés avec des armes et ils ont tiré. »
Il n’en dira pas plus, il partira de suite. On ne parle pas de ces choses-là, pas trop, pas trop longtemps, pas à voix haute, pas dans la rue et pas avec des étrangers dont on ne sait pas ce qui les motive.

Comment être pro-Chinois, pro-Tibétains et pro-Ouïghours en même temps ?

J’étais content de voir que la cérémonie d’ouverture des JO fut un succès. Content pour les Chinois qui se remplissent de fierté et sont très anxieux de nous plaire. Leur façon à eux de s’y prendre, c’est de chercher à nous impressionner, à nous en mettre plein la vue. Si possible, il s’agit de faire de la surenchère à tous les niveaux au point de faire la démonstration que seuls les Chinois peuvent le faire. D’où le nombre de figurants, la beauté par le nombre, la qualité du spectacle qui repose avant tout sur une certaine représentation de la masse, de la quantité. Les nouvelles technologies sont bien entendu indispensables pour montrer qu’ils savent rattraper tous les retards, mais elles sont secondaires. Ce qui est chinois, et qui ne peut être « achevé » que par un pays comme la Chine, c’est une œuvre qui implique une population humaine innombrable.

Cela rejoint ce que m’avait dit une amie à propos d’un spectacle sons et lumières, conçu – déjà – par Zhang Yi Mou : les Européens seraient incapables d’en faire autant. Du point de vue de la quantité humaine et des sacrifices demandés au peuple, ce n’est peut-être pas faux.

Je suis, donc, content qu’ils soient si bien parvenus à nous impressionner. Il leur reste maintenant à se faire aimer.

Dans le même temps, je suis content de voir les manifestations pro tibétaines et pro ouïghours qui ont eu lieu à Paris, à Bruxelles et à Istanbul. Les peuples soumis, sans liberté de parole, se font aisément aimer : il leur reste à se faire craindre.

On me dira, quel Normand tu fais ! La précarité de ta sagesse est bien commode pour ne prendre aucun parti et décerner des couronnes de fleurs à tout le monde. Je prends parti, pourtant, en faveur d’un effondrement contrôlé du régime communiste au profit d’un système multipartiste incluant le Guo Min Tang et le DDP, les deux parties de Taiwan, et le parti communiste chinois.

Mais le paradoxe est qu’il faut les deux types de manifestations pour faire progresser l’état de droit en Chine : il faut constamment rappeler l’injustice de la dictature communiste (et par exemple, ne pas oublier de rappeler que c’est bien une dictature), tout en reconnaissant les progrès des Chinois dans leur ensemble. Il faut que le pays dans son ensemble réussisse ce qu’il entreprend pour que la voix des opposants puissent se faire entendre des Chinois eux-mêmes.

En d’autres termes, Sarkozy a raison de dire qu’il faut aller à Pékin, applaudir et discuter, et Ménard a raison d’organiser des manifestations imaginatives et osées. Nous assistons à une ruse de l’histoire qui, on le sait, se sert des conflits pour faire avancer les hommes sur un terrain qu’eux-mêmes ne connaissent pas. Les manifestations anti-chinoises et la cérémonie d’ouverture des JO participent d’un même mouvement dialectique qui mènera la Chine vers une situation à propos de laquelle on peut rêver mais qu’on ne peut pas prévoir avec assurance : peut-être une sorte de démocratie autoritaire, ou alors une désunion cataclysmique, ou alors une déchéance lente et inexorable due à un épuisement des ressources, tout est possible. Mais le scénario aura été écrit par les deux types de manifestations apparemment contradictoires qui atteignent ces jours-ci leur apogée.   

La mort du subjonctif

Depuis que je suis en France, je regarde un peu la télévision et il est des fautes qui reviennent constamment dans la bouche des gens interviewés et des journalistes. Ils oublient le subjonctif. « Je ne crois pas que le Sénat est … », « Je ne dis pas que le ministre sait quoi que ce soit… »

Le premier réflexe du pédant est de s’en lamenter, et de crier à la décadence culturelle de la France. La sagesse précaire propose une autre interprétation : le subjonctif imparfait a quasiment disparu, le subjonctif présent en prend le chemin. Voilà tout.

Le français devient une langue sans mode, une langue qui se rapproche de l’anglais, ou du chinois. J’allais dire tant pis pour les puristes, mais les puristes, en terme de langue, sont condamnés à souffrir en permanence, non parce que tout le monde fait des fautes, mais parce que la langue n’est jamais pure. Un grammairien puriste, c’est comme un général antimilitariste, ou un marchand de pneu écologiste.

Déjà, on peut dire des choses comme « je crois qu’il pleut », alors qu’en italien, on utilise le subjonctif après l’incertitude du « je crois ».

Que perdrait-on, en perdant le subjonctif ? Cette question me rappelle le très beau roman de Philippe Forest, L’enfant éternel, dans lequel la fille de quatre ans apprend avec aisance le subjonctif car il exprime le doute, la volonté, l’incertitude, et que cela lui correspond d’autant mieux qu’elle se sait atteinte d’une maladie mortelle : son mode de vie étant basé sur l’incertitude quant à l’avenir, sa façon de parler adoptait le mode le plus personnel, le plus subjectif de la grammaire française.

Nous perdrions ces nuances d’expression personnelle, qui n’apportent aucun sens solide mais qui colore la langue. Entre « Il faudrait qu’on aille » et « Il faudrait qu’on va », aucune différence de signification, aucune différence pratique, pragmatique, voilà pourquoi nous perdrons, un jour, cette coquetterie qu’est le subjonctif. La différence n’est pas dans l’être, mais dans la manière d’être, le mode. Cela nous renvoie à la création du baroque, où l’ontologie reposait sur l’apparence, le reflet, le trompe-l’œil.

Pour ma part, je ne me vois pas aimer la langue française sans cette coquetterie baroque. D’ailleurs les étrangers n’apprendront pas plus facilement notre langue car la vérité est qu’ils font très peu de fautes sur ce point : soit ils savent se passer des formules qui exigent le subjonctif (plutôt que de dire « il faut que + sujet et verbe », ils disent « il faut + infinitif », entre autres roublardises), soit ils apprennent consciencieusement les conjugaisons les plus courantes et les plus irrégulières (elles sont peu nombreuses) et c’est avec délectation qu’ils sen servent, car ils impressionnent leurs partenaires français à bon compte.

Observons ce que deviendra ce grignotement du subjonctif par la langue courante, et voyons s’il sait résister à un monde où domine l’intérêt.

Devenir laid et redevenir beau

Pourquoi devient-on très laid justement quand on s’appartient le plus ? 

Notre vie d’adulte est bornée par un visage poupin de jeune homme encore un peu merdeux et par une belle face burinée de vieillard désabusé. Entre temps, la vie nous presse, nous charge de toutes sortes de responsabilités, nous contraint à devenir des loups pour les hommes, à bouffer notre voisin, à prendre à notre compte notre vie et plusieurs vies autour de nous. Et alors, on devient très laid, ne me demandez pas pourquoi, pendant une période qui s’échelonne entre vingt et quarante ans.

J’en sais quelque chose, je me transforme à ma grande stupéfaction en un personnage sans grâce, moi qui étais autrefois un éphèbe presque angélique. 

On le voit bien chez nos stars déjà vieilles ou déjà passées : Léo Ferré, Georges Brassens, sont incomparablement plus beaux avec leurs cheveux blancs et leurs rides creusées que lorsqu’ils avaient quarante ans. Charles Aznavour fait presque peur quand il chante Hier encore, et qu’il est au top de sa maîtrise corporelle, au summum de sa créativité, au plus profond de son tourment pompidolien. Dans son costume de représentant de commerce, choisi par respect pour son public populaire, il est si loin de l’idéal californien de jeunesse éternelle (qu’on nous refourgue aujourd’hui) que je ressens de l’émotion à le voir faire son métier de chanteur de charme sans beauté. 

L’homme devient excessivement animal, lorsqu’il approche du milieu du chemin. J’aime assez cette évolution du visage, qui montre combien la coquetterie doit être reléguée au rang du superflu, tout juste bon pour amuser les adolescents et les vieux.