Comment je suis devenu vice-doyen de la faculté

Au départ, je n’avais rien demandé, rien. J’étais juste un petit enseignant chercheur qui se satisfaisait de travailler avec ses étudiants et de faire des recherches sur la littérature de voyage. J’avais trouvé mon point d’équilibre dans une carrière précaire.

Un jour, dans le bureau que je partageais avec un collègue, je reçois un coup de fil d’une secrétaire qui me dit que le doyen nouvellement nommé à la tête de la faculté veut me voir. « Qu’est-ce que j’ai fait comme connerie encore ? » Ce fut ma réaction, comme à chaque fois qu’un supérieur hiérarchique me convoque.

Dans le bureau du doyen, je vois un homme de petite taille au regard très pétillant d’intelligence et à la coupe de cheveux de ceux qui passent une mèche sur leur crâne dégarni. Moustachu, le doyen me serre la main doucement, à l’arabe, d’une main baguée qui ne manque pas de raffinement. Il s’excuse de m’avoir dérangé et se justifie en disant qu’il voulait rencontrer le personnel enseignant pour se faire une idée de ce qui se passait dans ce college.

Il me dit qu’il a entendu parler de moi du fait de la parution d’un livre aux éditions de l’Université Paris-Sorbonne. C’est vrai, dis-je, je peux vous en offrir un exemplaire… Non cela ne l’intéresse pas car il ne lit pas le français. En revanche il me pose des questions pour en savoir davantage sur mes recherches. Je suis enchanté de cette conversation car depuis deux ans que je travaille à l’université de Nizwa, personne n’avait vraiment pris la recherche au sérieux au sein du département des langues étrangères. Lui-même se situait, dans l’organigramme, bien au-dessus de mon département : la faculté qu’il dirige comprend cinq départements de sciences et de lettres parmi lesquels celui des langues. Le College of Arts and Sciences est de loin la plus grosse faculté de l’institution, et pour ainsi dire une université dans l’université.

J’étais donc flatté que le doyen s’intéresse à moi et ne savais pas qu’il était en fait à la recherche de la bonne personne pour occuper le poste vacant de vice-doyen à la recherche et aux études supérieures. En ce qui me concerne, je n’avais aucune idée de ce qui se passait au-delà des unités qui m’étaient les plus proches : sections de langues et département des langues étrangères. Si on m’avait demandé de diriger une unité à ce niveau de compétence, j’aurais su à peu près que faire et je serais parti avec des idées relativement assurées pour améliorer la situation. Par contre, les unités de direction supérieure m’étaient inconnues et le monde des doyens, des chanceliers et vice-chanceliers m’étaient tout aussi mystérieux que le sont les conclaves de l’église orthodoxe. Or, pour revenir à ma conversation avec le doyen, je lui confiais que, à mon avis, l’élaboration du savoir, les publications et les conférences n’étaient pas une priorité dans certains départements.

En réalité, les choses étaient pires que cela : j’avais essayé de créer avec quelques autres une ambiance de recherche en organisant des journées d’études, en participant à des colloques internationaux et en proposant des ateliers de formation mais cela m’avait valu des inimitiés. Certaines personnes s’étaient senties menacées dans leur confort et leurs privilèges et ne voulaient surtout pas que la recherche apparaisse comme un devoir. Cela devait rester quelque chose de facultatif, bienvenu certes, mais cantonné à une position subalterne et quasiment décorative. J’avais donc été remisé dans une sorte de placard symbolique. Le nouveau doyen semblait avoir envie de m’en sortir. Il se proposait de m’aider.

Quand je sortis de son bureau, je croisai un de mes rares collègues qui publiaient des articles dans des revues universitaires. Il avait rendez-vous lui aussi avec le doyen, et lui non plus ne savait pas ce qu’il avait fait comme connerie.

Le lendemain, tous les membres de l’université recevaient un courriel du chancelier avec une pièce-jointe écrite en arabe. C’était une résolution officielle qui me nommait vice-doyen chargé de la recherche et des études supérieures (Assistant Dean for Graduate Studies and Research) pour le compte de la faculté des lettres et des sciences (College of Arts and Sciences). Ma femme poussa un cri de joie car elle était la seule personne qui me voyait à ce poste depuis des mois. Elle m’avait déjà dit, en passant devant le bureau vide du vice-doyen, que ce bureau devrait m’échoir à moi et à personne d’autre. De mon côté je ne me souviens pas de ce que je ressentis mais je sais ce que j’ai pensé, rationnellement : c’est une erreur de casting.

Immédiatement, des personnes que je connaissais de loin venaient me féliciter et me dire que c’était un peu grâce à eux que l’on devait cette nomination. L’un d’eux me prit à part : maintenant fais attention à toi dit-il. Les envieux et les jaloux vont très vite se manifester et beaucoup de gens vont essayer de te faite échouer. Fais ton travail tranquillement, ne t’inquiète pas si ça tangue un peu, parce que ça va tanguer.

Three famous French writers

Au lycée français de Mascate, le brillant professeur de lettres qui officie en classes de collège et de lycée est un spécialiste de l’écrivain égyptien Albert Cossery. Il a terminé sa thèse de doctorat il y a quelques années et ne sait s’il va sacrifier encore du temps et de l’énergie à publier cette dernière, ou sacrifier aux passions paresseuses de son écrivain favori et tout abandonner à l’autel de la plage.

Cyril (c’est son nom), que j’avais dû harceler en 2016 pour qu’il participe à mon colloque sur la littérature des voyages en Arabie, est un faux fainéant dans une vallée fertile. Il a organisé en 2018 un projet de longue haleine avec ses étudiants et des collègues du lycée, sur les questions du portrait et du voyage. Un volet de ce projet pédagogique prévoyait une rencontre avec des « écrivains voyageurs ».

J’étais donc invité en compagnie de deux auteurs que j’aime beaucoup : Nicolas Presl qui crée des bande dessinée sans parole (des romans graphiques, dit-on aujourd’hui), et Antonin Potoski qu’on ne présente plus aux lecteurs de ce blog. Auteur notamment de Nager sur la frontière (Gallimard), de Cités en abîmes (Gallimard) et de L’Hôtel de l’amitié (POL), Antonin Potoski écrit des récits de voyage résolument contemporains, qui ressemblent enfin à la façon de voyager des années 2010-2020. Il est aux antipodes de ces « nouveaux explorateurs » qui veulent nous faire croire qu’ils voyagent comme au XIXe siècle et qui cherchent à écrire comme on le faisait dans les années 1930 (oui, je pense notamment à Sylvain Tesson). Potoski prend en compte ce qui se passe vraiment dans la vie quotidienne des gens qui vivent dans les pays traversés. D’ailleurs ils ne les traversent pas, il y vit. Il vit en transit et passe de points de chute en logements provisoires.

Fin mars 2018, nous fûmes réunis au Lycée français de Mascate pour une soirée littéraire très bien préparée par les élèves, leurs professeurs et d’autres membres du personnel. Les questions fusaient, posées par des étudiants différents à l’un de nous trois. Nous fûmes aussi invités à raconter notre vie en quelques mots, à commenter une image que nous avions choisie, ainsi qu’à lire quelques lignes sur le voyage. Moi, j’ai fait le cabot, car c’est à peu près tout ce que je sais faire quand j’ai un microphone. Mon épouse était là, au premier rang du public, elle rayonnait d’une beauté sombre et je voulais l’impressionner en faisant rire le public composé essentiellement d’élèves du lycée et de parents d’élèves.

Étaient présentes aussi les huiles de la francophonie et de la diplomatie française en Oman, dont l’Ambassadeur lui-même qui avait pris ses fonctions quelques semaines auparavant et qui voyait là l’occasion de rencontrer quelques-uns de ses administrés.

Je lus des extraits d’œuvres de Potoski, pour bien souligner que c’était un grand écrivain, et non juste un ami de la famille. Je fis enfin des commentaires drolatiques et impertinents sur les livres de voyage rassemblés pour l’occasion par la bibliothécaire du lycée. Ce fut l’occasion de brandir Ormuz de Jean Rolin et de clamer une nouvelle fois que si Potoski était un très bon écrivain, Rolin était carrément le meilleur parmi les vivants.

L’ensemble de nos interventions fut un succès culturel et éducatif couronné par un dîner dans un hôtel très charmant de ce nouveau quartier de Mascate, ainsi que d’une nuit avec ma femme passée dans ce même hôtel, offerte par les sponsors pour défraiement.
L’ambassadeur vint nous serrer la main à la fin de notre performance : « J’écris moi aussi, me dit-il. Je vais faire paraître un polar dans quelques jours. » Intéressant. Je me promis intérieurement de lire son livre, même si le genre littéraire adopté par l’ambassadeur n’était pas ma tasse de thé. Il revint vers le livre de Jean Rolin, qu’il prit à son tour à la main : « C’est amusant que vous ayez parlé de Rolin ; dans quelques jours, j’accueille son frère, Olivier, qui vient passer une semaine en Oman. »

Quelques semaines plus tard, des journaux locaux faisaient paraître des articles couvrant l’événement : l’un d’eux nous présentait comme trois écrivains célèbres : https://timesofoman.com/article/famous-french-authors-find-oman-experience-inspiring

Un autre article fut signé par le chroniqueur iconique néo-zélandais Ray Petersen qui, de son côté, rendait compte de cet événement dans l’Oman Observer en termes élogieux, amoureux qu’il est de la littérature française : https://www.omanobserver.om/french-literature-takes-centre-stage/

De l’élitisme (1) « Richie », de Raphaëlle Bacqué

A quelqu’un qui s’étonne de voir deux bagues à ses doigts, une en or et une en argent, Richard Descoings répond : « Je suis homo pour ceux qui savent, et hétéro pour ceux qui n’ont pas besoin de savoir. »

Cette scène est rapportée dans le dernier livre de Raphaëlle Bacqué, Richie  (Grasset, 2015). Grand reporter au Monde, Raphaëlle Bacqué y raconte la vie de l’ancien directeur de Sciences Po, mort mystérieusement dans un hôtel de New York quatre ans après que le sage précaire tint salon dans son bureau de l’université Fudan, à Shanghai. Tandis que nous regardions la statue de Mao qui marquait l’entrée du campus, un collègue sorti de Sciences Po et un autre plus jeune qui y étudiait encore me racontaient la double vie de leur directeur fastueux. Ils m’apprenaient tout, car je n’étais au courant de rien.

Indifférent au grandes écoles et aux élites qui en sont issues, je me devais pourtant de collaborer à la formation d’une élite franco-chinoise au sein d’un programme d’études financé par le consulat général de France à Shanghai. J’étais donc en lien assez étroit avec Sciences Po et pouvais me rendre compte en direct de combien l’élitisme était bien une construction sociale, loin, très loin des véritables mérites intellectuels. Jamais les parole de Pascal ne m’ont paru plus justifiées : grandeurs d’établissement et grandeurs naturelles…

Raphaëlle Bacqué a choisi de raconter la vie de Descoings car elle apprécie les monstres. Elle a écrit sur Chirac, sur Mitterrand et Groussouvre, sur les Strauss-Kahn. Bacqué est une très belle plume qui dresse, livre après livre, une galerie de portraits frénétiques qui à terme donnera un assez convaincant tableau de la société des grands ogres de la république française. Dans Richie, elle raconte par le menu l’éclosion d’un jeune garçon timide et fade sur les bancs de l’ENA, et qui deviendra le plus flamboyant des directeurs d’université. Grandeur et décadence d’un haut fonctionnaire gay qui coupait sa vie en deux, haut fonctionnaire au conseil d’Etat la journée et fêtard déjanté la nuit.

La scène des deux bagues que je cite plus haut est symptomatique de la fabrique des élites : presque tout le monde savait qu’il était gay, mais voilà, il y a encore tous ceux qui « n’ont pas besoin de savoir ». Tout se joue dans cette zone floue où le savoir devient une modalité de la puissance et de la manipulation.

D’être ou non au courant que quelqu’un est gay, certes, on s’en fout. Mais ce qui compte n’est pas l’orientation sexuelle de tel ou tel. L’important, c’est la notion de savoir et son rapport avec le pouvoir. Certains savent, les autres n’ont pas besoin de savoir. Toute la philosophie de l’élitisme tient dans cette expression. Il y a des choses que l’on cache, non par pudeur mais pour accroître son influence. On choisit quelques individus, plus ou moins arbitrairement, et on les met dans le secret de quelques trucs. Généralement des choses sans importance, mais qui concernent des hommes de pouvoir, et cela suffira à en faire des élites.

Toute la fin du livre de Raphaëlle Bacqué tourne autour de cette problématique. Descoings est mort à New York, après avoir fait appel à la prostitution masculine, un an après la chute de DSK dans la même ville. Il faut éviter le scandale, on ne sait pourquoi. Pour éviter le scandale, il faut mentir et surtout cacher, « pour que l’enquête ne vire pas au déballage », « pour préserver la mémoire de Richard ».

Des expressions abondent pour insister sur l’opposition entre savoir et ne pas savoir : « En France comme aux Etats-Unis, personne ne sait encore à quoi s’en tenir sur cette mort mystérieuse » (p. 271). « Il faut verrouiller l’information » (p. 272). « La police, la presse, il faut tout tenir » (p. 273). Raphaëlle Bacqué excelle dans l’art de montrer comment les proches de Descoings ont su manipuler les médias pour donner à ce décès une dimension d’hommage unanime et aux funérailles une image d’union nationale : « Pour faire taire les critiques, la cérémonie avait été conçue comme une démonstration spectaculaire » (p. 279).

La route du travailleur tranquille

Le matin, prendre la voiture pour traverser la campagne vallonnée. Atteindre les Terres froides du Dauphiné en passant par des villages aux noms chantants : Villefontaine, Four, Artas, Beauvoir-de-Marc, Lieudieu, Saint-Jean-de-Bournay.

Aller au travail en empruntant des routes agréables augmente de beaucoup la qualité de vie et améliore les conditions de travail. Il m’est arrivé de me rendre tous les matins dans la banlieue lyonnaise, dans un lycée de zone d’éducation prioritaire : la seule progression matinale sur l’autoroute et le périph’ annonçait des journées ardues et froides, des journées violentes pour le moral.

Ces jours-ci, au contraire, j’emprunte de longs rubans de goudron qui suivent délicatement les dénivelés des collines iséroises. Cela annonce des journées douces comme le miel. Dans le soleil d’hiver, je conduis tranquillement et ne croise pas une voiture. Parfois, quand j’ai le temps, je m’arrête pour prendre une photo.

A quelques kilomètres du lycée où je me dirige, un panneau informe l’automobiliste qu’il approche du village natal d’Hector Berlioz. Encore un petit col à franchir et quelques virages à négocier, puis une longue descente jusqu’à un rond-point. Je tourne à gauche et je suis arrivé. Le lycée est à quelques pas du centre de La Côte Saint André.

Je dispense quelques heures de cours et retourne à la voiture pour m’enfoncer à nouveau dans les vallonnements gracieux de cette campagne ouverte.

Dans ces conditions, oui, la sagesse précaire reconnaît qu’il n’est guère de métier plus agréables que professeur de philosophie.

 

I’m moving to France!

Et puis, avec le temps, j’ai appris à comprendre que les gens qui s’autoproclament workaholic sont rarement des foudres de guerre.

Nous partons avant le lever du soleil, et je ne sais toujours pas quel type de travail je suis censé faire. Patrick ne me dit rien, et il n’est pas de meilleure humeur le matin que le soir. Je me tiens coi et me laisse porter par la voiture. J’espère juste qu’il ne va pas m’embarrasser en me donnant à réaliser un chantier avec des instructions minimales, incompréhensibles et lacunaires.

Il téléphone à sa copine qui ne répond pas. Il laisse un message. Il me pose quelques rares questions et répond (parfois) à mes rares questions de manière laconique. Notre rencontre n’est donc pas un coup de foudre, mais je n’ai pas à me plaindre.

Le lycée est un établissement de qualité très médiocre. Peu d’enfants iront dans des universités prestigieuses. Patrick enseigne dans un « programme » qui tourne autour de la permaculture, de la science environnementale, de l’hôtellerie et du tourisme durables, de la gastronomie bio. La direction du lycée a décidé de compenser son manque de prestige par un fort investissement dans l’énergie verte. L’électricité est produite à 90% par des panneaux solaires installés un peu partout.

Lycée très mixte, raciallement parlant. L’anglais est une seconde langue pour 25% des gamins. Ce qui me plaît infiniment, c’est que les adolescents se mélangent vraiment. Les clans existent, mais ils ne sont pas constitués par les origines ethniques des individus. Les bad boys, avec leur pantalon au-dessous des fesses et les casquettes à l’envers, sont autant des blacks que des chicanos ou des blancs.  Des couples se bécotent, et les couples que je vois sont très souvent mixtes.

Patrick me présente à ses classes et me fait parler avec eux, pour expliquer ce que c’est que le wwoofing, et plus généralement, pour réfléchir sur l’idée de « tourisme durable ». Ces adolescents sont adorables. Impertinents avec les adultes, mais sympas et drôles. Il y en a quelques uns dont je ne comprends pas l’anglais, mais sinon, je les trouve très agréable, respectueux ; peu travailleurs mais éveillés ;  dissipés mais prêts au dialogue.

L’année prochaine, ils iront à la fac. Aucun d’entre eux ne vise les prestigieuses université de UC Berkeley ou de UCLA, ni même les établissements de la catégorie juste inférieure, mais des Colleges obscurs, publics mais modestes. Leur plus grand sujet de préoccupation, concernant leur orientation, est le coût des études. Quand ils apprennent qu’en France, l’université est presque gratuite, ils dont entendre une clameur dans la classe. I’m moving to France!

Pour les aider à réussir leurs interrogations écrites, Patrick leur rappelle qu’il y a un test demain. Il leur dit de réviser le chapitre 13 de leur manuel scolaire. Puis, à ma surprise, il leur donne les questions à l’avance. Il leur donne enfin les réponses à l’avance. Patrick aimerait bien que les élèves de sa classe décroche des A et des B, et ne se complaisent pas dans la région des F.

En fin d’après-midi, une jeune femme noire est toujours dans la classe de Patrick afin de repasser sa leçon et d’écrire une prémière fois les réponses aux questions qui seront données demain comme examen. Les professeurs donnent des points supplémentaires aux élèves qui viennent en étude pour faire leur devoir. Elle s’entraine sur moi pour vérifier qu’elle a bien tout appris. Elle récite sa leçon avec un sens de la comédie tout à fait convaincant. En revanche, elle avoue ne pas comprendre le vocabulaire qu’elle emploie. Des mots comme « aride », « nappes phréatiques » : Don’t even ask me what it means, I have nooooo idea.

Comment séduire un(e) Irlandais(e)

 

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Irish ladies, mère et fille. Vendeuses de bonbecs, Co.Kerry.

Lors du dernier cours de français que j’ai dispensé à Belfast, mes étudiants avaient apporté des denrées : de la Blanquette de Limoux, du fromage, des biscuits et des gâteaux. À la fin du cours, ils m’offrirent une superbe bouteille de Bourgogne blanc. Ils sont comme ça les gens de Belfast.

Il faut dire que j’enseignais à des adultes, la moyenne d’âge approchait la cinquantaine, ce qui rendait l’atmosphère plus détendue que celle que les étudiants du département de français faisaient régner.

Un peu pris par l’alcool, mes élèves parlaient français avec animation et commencèrent à s’interpeller sans mon aide. Un homme demanda à Frida, une Allemande, la raison pour laquelle elle vivait à Belfast. « À cause d’un homme », dit-elle. Cela fut assez pour allumer des regards, et notre Allemande raconta la rencontre avec son nord-Irlandais taciturne. C’était dans un aéroport, au Brésil. Un homme lui demanda s’il pouvait s’asseoir à sa table. Ce fut le coup de foudre. Comme il était plongé dans son journal, elle inventa le stratagème d’aller aux toilettes et de lui demander, au préalable, s’il pouvait garder ses bagages. Il dit oui, sans plus, et quand elle revint, c’est tout juste s’il leva les yeux sur elle.

Elle se demandait comment faire pour attirer l’attention de ce bel homme, aussi froid et rigide que Phileas Fogg avec Madame Aouda, dans Le Tour du monde en 80 jours.

« C’est intéressant ce que vous lisez ? » essaya Frida. Sa méthode ne s’avéra pas convaincante.

Elle décida de relancer la stratégie de l’absentement. Il accepta à nouveau de garder les bagages de la belle Allemande. Elle partit de l’autre côté de l’aéroport et fit du lèche-vitrine. Quand elle revint, l’homme était toujours aussi impassible.

« Vous n’avez pas peur de garder des bagages d’inconnus comme cela ? Il pourrait y avoir une bombe, vous savez », rigola-t-elle.

« Je viens de Belfast, chère madame. Si j’avais dû mourir par une bombe, ça fait longtemps que cela me serait arrivé. »

Ils rirent et purent enfin briser la glace. Ils communiquèrent par emails, se plurent dans leurs expressions et leur écriture, autant que par leur apparence physique. Pour finir, elle quitta son Allemagne natale pour s’installer en Irlande du nord, il y a déjà six ans.

J’ai remercié Frida pour cet intéressant cours de libertinage appliqué. Moi, ai-je expliqué, depuis bientôt quinze ans que je fréquente l’Irlande, je n’ai jamais réussi à séduire une Irlandaise. J’ai bien eu quelques aventures, mais on ne peut pas parler de séduction, pas vraiment. À chaque fois que j’ai eu un intérêt pour une fille d’Erin, il m’a semblé que je lui faisais peur et qu’elle se retranchait derrière une bonne éducation inaccessible.

Je tirai donc mon chapeau à Frida et lui dis qu’elle était clairement ma supérieure dans ce domaine, comme dans d’autres domaines. Tout le monde riait beaucoup, sauf quelques ladies qui ne voulaient surtout pas être prises à partie sur ce sujet brûlant : comment séduire une Irlandaise ?

Le lendemain, un des comparses de ce groupe m’écrivit pour me remercier de cette classe qui s’était déroulée dans une si bonne atmosphère (grâce à lui en grande partie d’ailleurs). Après les compliments de rigueur, il me donna ces quelques conseils pratiques pour séduire les femmes de son pays. Je l’en remercie publiquement, et je mets ses conseils à la disposition de mes lecteurs fidèles.

I don’t believe for one moment that you have problems wooing Irish ladies! If so however, use my old technique which involved drinking to excess, talking tripe and falling asleep. +

It wasn’t overly successful admitedly and cost a fortune but on one occasion at least it appears to have worked.

Précarité des administrations consulaires

J’ai eu l’occasion d’observer d’assez près comment pouvait fonctionner un consulat, quand je travaillais à l’université chinoise. Il n’y a rien de tel pour faire émerger des réflexion politiques et sociologiques. Comment le pouvoir est dilué, comment les choses sont gérées, comment des projets naissent, comment ils grandissent et comment ils meurent.

Dans une ville comme Shanghai, il y a un consul général, sous les ordres de je ne sais qui, peut-être l’ambassadeur.

Sous les ordres du consul, quelques attachés, à l’économie, à la culture, à la coopération universitaire, etc.

Sous les ordres de chaque attaché, quelques chefs de mission.

Sous la responsabilité des chefs de mission, des stagiaires non payés qui font un travail considérable (non, je n’ai pas dit que ce sont eux qui travaillent le plus, car je n’en sais rien.)

Par définition, le personnel consulaire est temporaire, les cadres restent quelques années et doivent laisser leur place. Dans ce que j’ai vu, les équipes qui se succèdent prennent un grand soin à laisser pourrir les projets mis en place par leurs prédécesseurs. Et le moment venu, leur porter un coup fatal.

Inversement, les équipes arrivantes aiment lancer de nouveaux projets qu’ils pensent meilleurs que les précédents, et dans la plupart des cas, les individus qui les mettent en oeuvre ne seront pas là pour voir s’ils aboutissent vraiment, ni pour en faire un vrai bilan.

En quatre ans, j’ai vu la valse des diplomates, des gens arriver, des gens partir, des programmes s’évanouir sans raison apparente, d’autres émerger sans réelle nécessité.

J’ai dû m’investir dans l’un d’eux, j’étais payé pour cela. Un programme intéressant, avec des étudiants passionnants, qui sont devenus des amis. Mais un programme sans objectifs précis, un programme bricolé, en devenir, ce qui le rendait encore plus attachant. Quelque chose que l’on pouvait façonner pour lui donner tel ou tel avenir.

Puis le consul a changé, mais ça n’a pas eu de conséquence, car l’attaché était toujours là. Puis l’attaché est parti, mais la chef de mission était toujours là pour porter le projet. Puis la chef de mission est partie, alors je me suis retrouvé seul avec mes valeureux étudiants, sans objectifs et sans feuille de route claire. Nous avons travaillé à vue, avec un certain plaisir, entre passion et découragement. Tous ces gens partis, ils ont été remplacés et, un an plus tard, la nouvelle équipe a prononcé l’arrêt de mort de ce programme.

Impression d’avoir travaillé pour rien. Impression de précarité. Me sont restés les étudiants, ce qu’ils m’ont apporté et ce que je leur dois.

Lisa Lowe et le danger médical du postcolonialisme

Je croyais en avoir fini avec le postcolonialisme, car j’avais écrit ma position sur le sujet, m’étais fait critiquer vertement, et avais décidé de retirer toute mention de ce courant sectaire de mes recherches.

C’était en fait impossible. Tout article sur le récit de voyage, du moment qu’il est écrit en anglais, renvoie presque nécessairement à un livre ou un autre article qui semble incontournable, et qui révolte le lecteur, à la fois dans son intelligence et dans son cœur. Le problème n’est pas de voir critiquer la France, ses gouvernements, ses intellectuels successifs, ni même l’Europe et l’Occident. Le problème n’est pas non plus de devoir lire des argumentaires légers et peu cultivés. Le problème est de se sentir englué dans tout un environnement intellectuel pauvre, qui assène constamment les mêmes approximations, comme si elles étaient la vérité révélée (d’où l’aspect sectaire des Cultural studies.)

J’ouvre donc un livre qui est devenu un classique outre-manche : Critical Terrains. French and British Orientalisms, de Lisa Lowe, publié en 1991. Elle dit que Roland Barthes, dans L’Empire des signes(1970), jette un regard néocolonial sur le Japon en ceci qu’il voit chez cet « Autre », un territoire désiré de pureté ethnique, sémiologique et idéologique. En Chine, de même, Barthes et d’autres perçoivent une altérité radicale, incompréhensible et dont la pureté révolutionnaire est un objet de désir. Voilà, les mots sont plantés : désir de l’autre, l’autre comme objet du désir de la conscience occidentale, altérité aliénante.

Et voici que Lisa Lowe, à partir de ce constat un peu banal, en vient à conclure en quelques lignes que la France dans son ensemble est restée raciste, colonialiste et impérialiste. Elle évoque Le Pen et le FN, et dit que, depuis les années 50, la situation des populations issues d’Afrique du nord et des Antilles n’a pas évolué. Que nous entretenons toujours avec eux des relations « colonisateurs colonisés » (méprisant au passage les millions de Français issus d’Afrique qui sont parfaitement intégrés à la culture, la société et l’économie du pays). Que la colonisation de la France a juste changé de nom, mais pas de nature (niant par là toute autonomie des jeunes Etats africains, et toute évolution historique).

Elle postule tout cela, comme toujours. Elle affirme ces choses sans aucune étude, sans aucune preuve, sans aucune recherche particulière, ni sociologique ni démographique, ni politique, ni économique. Elle ne fait appel à aucun chercheur africaniste par exemple, ni cherche à comprendre l’historicité particulière à chaque groupe. Non, plutôt que tout cela, l’affirmation massive que rien n’a changé en France sous le soleil impérial de la république prétendument racialiste.

Le chapitre se termine là, en disant que pour trouver des discours qui sortent du colonialisme et de l’orientalisme, il faut se tourner vers les discours de décolonisation, des subalternes et des féministes. Eux seuls savent développer une pensée qui échappe aux oppositions binaires ici/ailleurs, nous/eux, bien/mal…

Le personnel universitaire postcolonialiste considère ce livre de Lisa Lowe comme un classique. Une lecture recommandée, jouissant de toute la légitimité sociale, académique, politique, du système dominant à l’intérieur des French studies. Pas étonnant que les étudiants disent que la France est le pays le plus raciste du monde. Ils ne font que refléter les pratiques discursives en place depuis au moins vingt ans dans les courants de pensée les plus hégémoniques dans le monde anglophone.

Pour ma part, j’ai peine à survivre dans cet environnement intellectuel. C’est étouffant, oppressant. Je ne peux pas respirer dans la prose de Lisa Lowe. En général, la violence aveugle, brutale et ignorante des études postcoloniales est quelque chose qui m’affecte physiquement. Cela provoque chez moi des chutes de tension. Quand j’étais jeune, j’ai lu trop de choses intelligentes. A la moitié du chemin de la vie, je ne peux pas ne pas me sentir accablé et menacé médicalement par un tel amoncellement de connerie.

La maison de Germain

Elle se situe au centre d’un village des Corbières. Non pas au centre du centre, mais sur la place de l’ancien lavoir. Or, le lavoir, dans une société traditionnelle, c’est une forme de centre, comme la place du four ou celle de l’église. Chez les Dong, en Chine du sud, les villages sont construits autour d’un centre complexe où se trouvent des bassins d’eau, la tour de la cloche (Gu Lou) où les hommes trouvent l’ombre, et un théâtre en bois, où les villageois chantent, dansent et se racontent leurs mythes. L’ancien lavoir du village de Germain est donc un peu le lieu des prodiges mythiques, des fantômes de lavandières, un lieu qui résonne encore des éclats de voix féminines qui venaient utiliser l’eau autrefois.

C’est une maison de maître, vieille d’un ou deux siècles, sans jardin mais avec une grande cour et une grange.

Germain habite sa maison comme si cette dernière était une extension de son propre corps. Elle est très grande, beaucoup trop grande pour un homme seul, mais c’est cet espace que Germain habite, c’est dans cet espace qu’il invite ses visiteurs, qu’il les distribue et les fait voyager.

La maison possède à l’étage de nombreuses pièces qui sont autant de chambres d’amis. Comme Germain a beaucoup de visites, sa maison est souvent occupée, et les chambres sont attribuées avec soin. Elles ont des noms. Moi, selon l’époque et ma situation maritale, je suis logé dans la « chambre de Dorothée », ou dans la « chambre bleue ». Je n’ai jamais eu droit à la « chambre blanche », qui semble être plus ou moins réservée à des invités de marque, plutôt féminins, et possédant un coefficient d’intimité avec Germain plus élevée, comme son ex-épouse, par exemple.

Grâce aux inondations que la région des Corbières à connues dans les années 2000, les assurances ont permis de refaire à neuf les salles du rez-de-chaussée, le bureau, le salon, la cuisine et la salle à manger. Chacune de ces pièces est extrêmement individualisée, ma préférée étant peut-être le bureau : murs d’un rouge profond, doté d’une méridienne et des plus beaux livres de philosophie antique, médiévale et classique que l’on puisse imaginer. C’est un endroit de paix, de dialogue et de réflexion. Germain s’y assoit tous les jours, y écrit son journal, ses lettres et son Traité des passions de l’âme.

Quand il était mon professeur de philosophie, à l’université de Lyon, il me parlait déjà de ce traité des passions qu’il rêvait d’écrire, « comme Descartes », disait-il en souriant. Il prenait des notes depuis des années, peut-être des dizaines d’années. Il avait déjà publié quelques articles sur les passions qu’il jugeait primordiales. La colère, l’avarice. C’est une profonde originalité, en philosophie, de considérer l’avarice comme une passion première, car le commun des mortels la verrait plutôt comme une passion hybride entre la cupidité, la convoitise, la peur de perdre, l’insatisfaction, l’inquiétude…  

Or, avare, Germain ne l’est pas, ou s’il l’est, il est parvenu à sublimer son avarice pour la transformer en une forme de don. Posséder des espaces, aimer accumuler de grands espaces variés, y projeter son esprit, s’en soucier. Posséder des espaces pour y accueillir des amis et de la famille. Considérer la maison comme un décor de théâtre, les visiteurs comme des comédiens changeants, et voir comment le décor s’accorde aux invités. Ou plutôt, faire jouer à la maison, à chaque visite, un rôle différent. Car la maison réagit différemment selon les personnages en présence. Pour Germain, cette maison est un peu un être vivant, qui a son rythme, sa respiration, ses humeurs. Quand trop de monde la peuple, c’est lui qui étouffe; et qui s’en va, laissant les clés aux visiteurs. 

Et le besoin d’espace de Germain se confond avec le besoin de la maison d’abriter aussi des espaces libres, des espaces en friche, ou en attente. Plusieurs pièces, au-dessus de la grange, auraient besoin de travaux pour être habitables, mais Germain les préfère pour l’instant en l’état. Elles gardent ainsi une puissance, une potentialité dont la maison a besoin. Germain fait visiter ces lieux inhabitables, ainsi que les combles, il les considère avec autant d’affection que toutes les autres pièces de la maison, mais c’est dans leur dimension inachevée qu’il les aime, donnant ainsi une ouverture à l’imagination et aux rêves, « ici je verrais bien cela, là-haut on pourrait faire cela ». La maison reste inachevée car elle est en devenir, les pièces inoccupées jouent un rôle de réserve, de possible, de virtualité.

Cet ensemble est soigneusement enclos dans un carré. C’est l’aspect chinois de la maison de Germain. Une délimitation stricte et des dimensions modestes, à l’intérieur desquelles l’usage tend à faire proliférer les lieux et tend à l’infinité de l’espace. Les jardins de Suzhou ne font rien d’autre.

Le « Cercle de Liverpool »

Dans ma terminologie, le Cercle de Liverpool désigne les universitaires spécialistes de Travel Writing qui travaillent et publient autour de Charles Forsdick, lui-même basé à l’université de Liverpool.

L’honnêteté m’oblige à reconnaître que je fais partie de cette petite galaxie, et que j’ai participé à au moins deux événements initiés et organisés par Forsdick. Cependant, comme je suis encore étudiant, je parle des membres de ce Cercle sans m’y inclure. Je dirai donc « ils », au lieu de « nous », un peu par modestie, mais certainement pas pour m’en distancier.

 forsdick02.1292680914.jpgCh. Forsdick, photo ACEL

Les membres du Cercle de Liverpool ont bien des choses en commun : ils appartiennent à la même génération (autour de la quarantaine), ils sont sur la pente ascendante de leur carrière. Ils s’intéressent, je l’ai dit, au récit de voyage contemporain en langue française et ils partagent les mêmes références théoriques fondamentales (E. Said, M.-L. Pratt, J. Clifford). Partager des références, c’est presque aussi important que partager ses années d’études dans la même fac, avec les mêmes professeurs.

Ces références communes les conduisent à appréhender les textes à travers leurs conditions de production, sous un angle contextuel plutôt que de manière purement littéraire et formaliste. Par ailleurs, ils mettent en lumière des récits écrits par des francophones non métropolitains, des Africains, des Antillais, des Suisses, des Belges, des Américains, en soulignant ce qu’ils perçoivent comme des « différences ». En définitive, il est raisonnable de dire que le Cercle de Liverpool tente d’opérer une jonction, ou une conciliation, entre une approche formelle de la littérature et sa déconstruction idéologique.

Cela est suffisant à mes yeux pour parler d’un groupe, même si les membres de ce groupe ne l’ont ni décidé ni souhaité. Car je dois l’avouer, il s’agit là d’une invention de ma part. Personne, ni de Forsdick, ni de Siobhan Shilton, ni de Margaret Topping ou d’Aedin Ni Loingsisgh n’a jamais cherché à créer un mouvement ou un club. C’est moi seul qui le perçois ainsi.

Après tout, quand on parle des « post-structuralistes », on désigne des penseurs dont aucun ne se reconnaît dans ce terme. Quand les Américains parlent de la French Theory, les Français concernés (Barthes, Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard, etc.) n’approuvent pas et ne se sentent pas unis entre eux par autre chose qu’un passeport. Même chose avec les « Hussards », qui fut une invention de journaliste, Bernard Franck, lui-même rangé dans cette catégorie d’écrivains par l’histoire littéraire. Bref, les mouvements et les écoles ne sont pas toujours constitués par les intéressés de manière volontaire. Mais chacun de ces noms de groupe est pourtant utile car, définis strictement, ils crèent un sens pendant le temps d’un argument. L’appellation de « Cercle de Liverpool », de même, est significative pour désigner un ensemble de recherches qui se distinguent à la fois de ce qui se faisait avant et de ce qui se fait ailleurs dans le domaine du récit de voyage.

De plus, les membres du Cercle de Liverpool ont tous un adversaire en commun (et je les rejoins là aussi, jusqu’à un certain point). Si un ennemi commun n’est pas un puissant signe de ralliement, je ne sais ce que c’est. Leur ennemi théorique est le pseudo mouvement de Michel Le Bris, dont j’ai déjà parlé plusieurs fois sur ce blog, le mouvement « Pour une littérature voyageuse« . Le manifeste de ces écrivains, regroupant Bouvier, Lacarrière, Borer, Dugrand, Lapouge, White, Coatelem, Chaillou, Meunier, est effectivement une véritable bouillie rhétorique, et mérite l’indifférence qui l’entoure depuis que le livre est épuisé. Mais les chercheurs du Cercle de Liverpool vont beaucoup plus loin qu’en relever l’ineptie : ils font passer ce malheureux faux-pas éditorial pour un mouvement littéraire constitué, dominant, imposant ses règles et ses vues parmi les écrivains-voyageurs français. C’est là que je me désolidarise du groupe, sauf le respect que je lui dois. Pour moi, le manifeste de Le Bris témoigne seulement d’une bêtise littéraire et intellectuelle, non d’un mouvement influent. Pire, les écrivains signataires (Lapouge, Lacarrière ou Coatelem) deviennent, dans les articles du Cercle de Liverpool, des personnages lugubres, néo-colonialistes, sexistes, nostalgiques du temps de l’empire colonial français. C’est évidemment exagéré. D’abord, les écrivains en question ne prétendent pas former un mouvement littéraire. Et « néo-colonialistes », les preuves de cette accusation sont vraiment très maigres, et ne m’ont à ce jour jamais convaincu.

Mais voilà, stratégiquement, il est utile qu’un « Cercle » critique un « mouvement », et pour que la critique soit audible il faut que le « mouvement » identifié soit réactionnaire. Et puis tout cela s’équilibre : je crée un « Cercle de Liverpool » et ledit Cercle a déjà créé, longtemps avant que je ne débarque, un « Mouvement PULV » (Pour une littérature voyageuse). Il y a ainsi communication de groupe à groupe, de Cercle à Mouvement : c’est collectif, c’est convivial, ça plaît aux sages précaires. Un sage précaire, précisément, pourrait appartenir aux deux groupes. D’autant mieux, d’ailleurs, qu’aucun des deux groupes ne jouit d’une réalité indiscutable.

Alors pourquoi le « Cercle de Liverpool » s’acharne-t-il sur le « mouvement PULV » (Pour une Littérature Voyageuse) ?D’abord, cela donne du relief au paysage de la littérature du voyage contemporaine, et ensuite cela met en valeur des récits alternatifs que l’on peut présenter comme « contre-orientalistes », « anti-exotiques », plus respectueux des différences, ouverts sur le monde complexe des échanges et des migrations. On crée ainsi un véritable paysage escarpé : d’un côté, le « mouvement PULV » composé d’hommes blancs franchouillards à moitié racistes. De l’autre une myriade de voix fragiles et émergentes, composée de femmes, de Suisses, de Belges, d’Africains, d’Antillais, et de quelques rares Français blancs. Les premiers imposent un ordre d’une manière machiste et autoritaire. Les seconds explorent des possibilités alternatives et par là même mettent en danger les visions monolithiques de l’identité culturelle mise en place par les tenant de l’ « idéal républicain » (unilatéralement détesté chez les progressistes anglo-américains).

On peut lire les productions du Cercle de Liverpool dans la revue Studies in Travel Writing, qui a consacré un numéro spécial sur le récit de voyage en français. Mais on peut lire surtout les livres de Forsdick lui-même (je reviendrai sur son travail dans un autre billet), qu’il a signés seul ou avec des collaboratrices telles que Siobhan Shilton et Feroza Basu. On peut lire aussi, avec beaucoup de profit, le très beau livre d’Aedin Ni Loingsigh sur les auteurs africains francophones.

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