Certains disent qu’il est impossible de faire une typologie des récits de voyage. Que les récits de voyage sont trop divers, trop hybrides, trop ouverts, trop inclassables.
Il existe pourtant des différences schématiques qui distinguent les uns et les autres. Elles sont liées aux rapports à l’espace qu’ils entretiennent. Il semble y avoir une phénoménologie des déplacements que l’on peut réduire à une opposition binaire : le cercle et la ligne droite.
1- Le Cercle
Ce sont les voyage qui consistent à faire un tour. Non seulement les Grand Tours des aristocrates britanniques du XVIIIe, mais aussi les tours du monde, les circumnnavigations. Les célèbres « Voyage en Orient » de nos romantiques sont de bons exemples de cercle. Ils visitaient tous plus ou moins les mêmes lieux, et gardaient toujours en tête le retour au pays. Ces voyages, consistant en tours, ont donné le terme de « tourisme ». Une des particularités du touriste est qu’il revient invariablement chez lui, et donc que son voyage se structure mentalement sur une opposition « ailleurs/maison » qui détermine ce qu’il voit et perçoit.
De nos jours, on assiste aux récits qui longent les frontières d’un territoire, les voyages liminaires : Zones de Jean Rolin par exemple, qui fait le tour extérieur de Paris. Mais il ne s’agit pas de tourisme car il n’y a pas de retour chez soi envisagé, plutôt une « mise en orbite » (pour reprendre une expression de Rolin lui-même) à côté ou autour de chez soi. Et puis le tour de Paris n’est même pas complet, Rolin passe du cercle à une figure fractale et fragmentaire.
On assiste aussi aux récits cycliques, comme New York. Journal d’un cycle, de Catherine Cusset. Cette dernière connecte la bicyclette, les tours de la ville, avec les cycles menstruelles de la femme qui veut un enfant. Quand la narratrice va mal, elle dit que ça ne « tourne pas rond » dans sa vie, et elle essaie de remettre sa vie sur le bon chemin en tournant, en pédalant, en se fondant dans l’immensité cyclique des circulations et du trafic universel.
2- La ligne droite
Ce sont les itinéraires. Les récits qui partent de A pour arriver à B, sans nécessairement revenir à A (ou du moins sans narrer le retour). Ces trajets ne sont pas en ligne droite, bien entendu, de la même façon que les tours décrits plus haut ne forment pas de vrais cercles. La ligne est la réduction phénoménologique de l’itinéraire. L’Usage du monde de Nicolas Bouvier en est un exemple célèbre en langue française, avec Chemin faisant de Jacques Lacarrière. Ce dernier parle même de diagonale, on ne peut pas être plus clair. Le voyage d’Ella Maillart qui traverse la Chine en 1937 tient aussi beaucoup de la ligne droite, en ceci qu’il était question d’entrer par effraction dans un territoire interdit aux étrangers, de se faire discret, d’être rapide, de jeter un coup d’oeil, de rencontrer quelques personnes et d’en sortir aussi vite que possible, après avoir traversé ce territoire, le Xinjiang, de part en part.
Une fois qu’on a établi cette opposition structurelle, il reste des types cruciaux de récit qui semblent résister à ce modèle.
La flânerie, en premier lieu. De Baudelaire (Le Spleen de Paris) à Régine Robin (Mégalopolis : Les derniers pas du flâneur 2009) , en passant par Léon-Paul Fargue (Le Piéton de Paris, 1939) , Jacques Réda (Les Ruines de Paris, 1970) et Bruce Bégout (Lieu commun, 2001), c’est une vraie tradition qui se fait jour. Une tradition qui, si elle possède une forte branche française grâce à Paris qui est la ville au monde où l’on marche, est repérable dans le monde entier et dans l’histoire. Flâner, c’est aller ni en ligne, ni en cercle, mais c’est couvrir un territoire, d’une manière qui n’apparaisse pas comme méthodique.
Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je vois dans les itinéraires de Ibn Battuta une forme ancienne de flânerie. De même pour Chroniques japonaises de Bouvier.
Le voyage immobile en second lieu. Les récits de séjour qui se consacrent à un seul territoire, sans insister sur les déplacements, les itinéraires et les étapes. Les récits où il n’y a pas vraiment d’étapes au sens voyageur du terme. Le Poisson-scorpion (1970) de Bouvier, immobile à Ceylan pendant des mois. Mais aussi Saisons japonaises (1999), de Nicole-Lise Bernheim, qui raconte une année passée dans une famille de Koyasan.
Je me demande s’il est possible de rabattre la flânerie et le voyage immobile sur l’une des deux formes géométriques citées plus haut, s’ils ne sont qu’une forme dérivée d’elles, ou s’ils forment un autre modèle, autonome, de récit de voyage. On pourrait par exemple penser que la flânerie à Paris, cela revient à la fois à un voyage immobile, à un ensemble de lignes droites, combinées à des tours. La flânerie serait alors moins une résistance aux structures des récits de voyage traditionnels qu’une prolifération de ces figures.


