Trop de singes dans la vie politique de François Bégaudeau

Retour sur Deux singes ou ma vie politique, de François Bégaudeau. La deuxième partie de ma recension est moins positive que la première, c’est pourquoi j’ai préféré la couper en deux.

Le livre est composé selon un plan d’ensemble mais, à part les magnifiques pages sur l’enfance du narrateur, il est écrit par à-coups, de manière inégale. Le lecteur est donc tantôt assoupi tantôt excité en fonction de l’état de forme de l’auteur au moment où il écrivait. Un lecteur sensible à la musicalité du style peut aisément pointer du doigt les débuts et les fins de séances d’écriture.

François Bégaudeau est écrivain par défaut, parce qu’il faut publier des livres pour exister dans les médias, mais son vrai talent est d’orateur. Il confesse lui-même que sa grande affaire n’est pas l’engagement politique, ni l’écriture, mais le discours oral.

Secoué par le bus 21 direction Jean Macé, zigzaguant sur un trottoir, gigotant dans un lit insomniaque, c’est une dissertation ininterrompue, une autoconférence arborescente que des lectures sauvages viennent épaissir, étoffer, compliquer, tarabiscoter.

Deux singes, 119.

La qualité littéraire commence à fléchir quand le personnage principal entre dans l’adolescence. Après la narration des années lycée, Bégaudeau se régale avec les années d’école préparatoire où le héros peut expérimenter de l’intérieur comment une nation fabrique une élite.

En septembre 89 j’entre dans une classe préparatoire sans savoir à quoi elle prépare. (…) Notre prépa nantaise ne prépare à rien. Elle est à elle-même sa propre finalité. Nous vivons le moment maniériste de l’élitisme républicain.

Deux singes, 122.

Belle analyse d’une construction sociale où la culture est avant tout une pratique linguistique de démarcation et de reconnaissance mutuelle :

On habite le pays de la littérature peuplé de noms d’auteurs et d’œuvres qui sont des fétiches, des totems devant lesquels on s’agenouille, sujets d’une monarchie de droit scolaire. Dans les copies et les cafés, on invoque ces noms sans avoir jamais ouvert les œuvres qui les ont consacrés. Ce n’est pas du snobisme. (…) C’est juste que le verbocentrisme accoutume à donner une vie propre aux mots.

Deux singes, 124.

Puis arrive le punk et un chapitre de jeunesse conformiste dans son anticonformisme. Le phrasé de Bégaudeau évolue pour être lui-même punk, et c’est peu nourrissant. Puis les années où le narrateur vit à Paris avec d’innombrables pages sur l’époque, les modes et les contre modes. Le lecteur se contrefout de tous ces développements inévitablement narcissiques. Il y a une centaine de pages au milieu du livre où l’on ressent la même lassitude gênée que celle produite par Le Temps gagné de Raphaël Enthoven :

Déjà mon cahier 96 pages de lycée a pour exergue, on le vérifiera aux Archives nationales, deux vers de Thiéfaine : Nous étions les danseurs d’un monde à l’agonie / En même temps que fantômes conscients d’être mort-nés. En 87. Sept ans après je n’ai pas avancé. La conviction persiste qu’une époque ne se vit pas mais se hante.

Deux singes, p. 183.

Le lecteur non plus n’avance plus guère dans ce tunnel narratif, il a déjà déjà vécu à sa manière ces phénomènes de jeunesse et n’apprend rien. La machine à faire réfléchir est grippée. Nous aussi on a écouté Thiéfaine, et on le connaissait par cœur, mais inclure des éléments d’époque ne suffit pas à faire un livre générationnel.

Je me force à continuer ma lecture. À la page 200, j’ai franchement envie de laisser tomber. L’enquête de Begaudeau sur lui-même ne m’intéresse plus, et quand je tombe sur des phrases de cet acabit :

Ma nouvelle vigueur serait liée à une nouvelle vigueur.

j’avoue que je ne suis plus assez motivé pour examiner s’il s’agit d’une coquille ou d’une maladresse de l’auteur. La narration de ses kilos perdus en 1998 grâce au sport me fait soupirer. Des incises comme « je dis une banalité » au milieu des phrases soulignent que l’auteur lui-même patine.

Petit à petit se confirme l’intuition que j’avais déjà énoncée dans ce blog : Bégaudeau est un excellent orateur mais un écrivain moyen. À l’intérieur de la littérature il est meilleur essayiste que romancier. À l’intérieur de l’essai, il est bon chroniqueur mais piètre mémorialiste. Il devrait peut-être se limiter à des livres de cent pages. Il faut trouver son souffle, sa taille idéale, tout le monde n’est pas miniaturiste, ni romancier-fleuve. Chacun sa distance. Bégaudeau s’essouffle après cent pages, cela vient peut-être de son habitude scolaire d’écrire des dissertations d’agrégatif. Son esprit s’est moulé dans une matière verbale longue de cinq ou six double-pages bien denses. Texte susceptible d’impressionner un enseignant agrégé. Mais au-delà, l’écrivain Bégaudeau manque de repères et les éditeurs n’ont pas les capacités de faire retravailler leurs auteurs. Cela donne des livres trop longs, et pas assez tenus.

De temps en temps, un second souffle apparaît et surgissent vingt pages superbes. De la page 220 à la page 240, un essai très bon sur la blanchité et sur l’universalisme putatif des blancs. Le jeune intello se croyait incolore, mais quand il devient professeur, ses élèves noirs et arabes lui font comprendre qu’il est blanc et pittoresque :

J’étais supposé les tirer à l’universel, ils me tirent à ma relativité. Soudain je me trouve très relatif. Très circonscrit.

Deux singes, 231.

Puis la narration continue avec ses hauts et ses bas, tantôt retombe dans le marasme, tantôt remonte vers des éclaircies très intéressantes. Beau passage très stimulant : le récit de la publication de ses premiers livres et ses premiers déboires médiatiques. Il narre efficacement comment on ne peut pas dire le réel dans les médias car les grilles de lecture sont déjà omniprésentes. À propos des émeutes urbaines, Bégaudeau voit dans le saccage des villes une manière pour des jeunes de se défouler et « une affaire de feu, d’intensité, d’euphorie », mais une puissance qui demeure inaudible sur les plateaux télé car le réel ne se comprend quand dans une alternative simpliste :

On brûle une voiture parce qu’on est un Arabe inintégrable (droite) ou pour exprimer une souffrance sociale (gauche)

Deux singes, 356.

J’ai mis de l’espoir dans l’avant-dernier chapitre intitulé 1977. C’est aussi le titre du premier très bon chapitre, sur l’enfance. Mes espoirs furent déçus, non, le charme était rompu.

Je pense que le plus sage est de me limiter à écouter Bégaudeau dans des formats audio ou vidéos suffisamment longs pour qu’il puisse donner le maximum de ses compétences : l’argumentation orale.

Quatre singes et un enfant. La politique selon Begaudeau

Je suis né de parents profs dans la France des années 70 : la conjonction de ces trois données sature de politique l’air que je respire.

F. Bégaudeau, Deux singes ou ma vie politique, éditions Verticales, 2011, p. 20.

Son livre s’intitule mystérieusement deux singes ou ma vie politique (sans majuscule) parce qu’on y rencontre un macaque dans le jardin de la maison familiale, et un autre macaque, à la toute fin du livre, dans un appartement parisien. En réalité, le lecteur assidu verra d’autres singes glissés dans le récit, mais je n’en dirai mot car je n’aime pas beaucoup ces recettes formelles qui prennent le lecteur pour un détective.

Et puis la référence au film d’Arnaud Despléchin, à la fois dans le titre et avec le même animal, est trop branchée pour moi, ne me donne pas envie de l’investir.

L’enfance de Bégaudeau est racontée de manière passionnante car non seulement l’auteur poursuit le moment où l’individu a rencontré la politique, mais encore la narration prend en charge une famille entière, ainsi que les relations sociales de la famille, ce qui est plus agréable à lire que les récits concentrés sur les états d’âme d’un seul personnage.

La France des années 70 est un banquet gaulois où l’on boit et mange en parlant fort

Deux singes, 21.

Au milieu des portraits attachants d’adultes de gauche, Bégaudeau fait le choix de voir son enfance comme banale, heureuse et commune plutôt que de chercher à se faire passer pour exceptionnel :

Voudrait-on profiler le petit Français des années 70 qu’on gagnerait à me prendre pour modèle. Cheveux brun-châtain, droitier, signe particulier néant, un père une mère un frère une sœur pas d’inceste un chat, anorak l’hiver tee-shirt l’été, ancrage rural horizon citadin.

Deux singes, p.25.

Or l’enfance est le séjour de l’égoïsme, de la compétition, de la cruauté et des abus de pouvoir. C’est pendant l’enfance qu’on découvre sa volonté de puissance, la jouissance de dominer, l’acceptation d’être dominé. Sortir de l’enfance revient à se libérer de cette passion pour le pouvoir. C’est pourquoi les grands dictateurs, les chefs tyranniques et ceux qui sacrifient leur vie à la politique politicienne sont des cas psychiatriques dangereux pour la communauté. Leur soif de pouvoir n’est qu’une nevrose infantile dont ils peuvent guérir, au lieu de quoi nos systèmes politiques les y enfoncent en leur donnant une prime à l’autoritarisme.

Bégaudeau n’échappe pas à cette culture de la compétition qui sera incarnée par la droite et la réaction, culture que le garçon met en place très tôt pour

montrer à ses semblables que tout le monde ne le vaut pas, ce qui implique que tout le monde ne se vaille pas. Plusieurs fois j’entends ma mère confier à une copine : il est réac, tu peux pas savoir.

Deux singes, p. 45.

Il est réac comme tous les petits garçons qui veulent gagner, dominer, posséder. Et comme tous les enfants, il est raciste et se souvient avec honnêteté des horreurs qu’il a pu penser et dire, sans discours de légitimation : « Racisme primitif, qui ne se grime pas en défense de la laïcité si tu vois ce que je veux dire. » Puis il se souvient tenir des propos antiracistes, et c’est là que la politique est devenue pour l’enfant Bégaudeau la gauche

L’été 82 je suis raciste, et fin 83 l’inverse (…) La bascule a donc eu lieu dans les eaux de 83.

Deux singes, p. 48-49

L’auteur devient donc enquêteur pour chercher dans l’année 1983 ce qui a pu déclencher dans l’esprit d’un enfant de onze douze ans une prise de conscience. Et cette enquête ira d’échecs en échecs car, en bon lecteur de Spinoza (qui ne sera pas beaucoup cité dans le livre néanmoins), Bégaudeau montre l’autonomie des opinions par rapport au réel, le monde des idées et le monde des corps étant incommensurables.

Le plus intéressant dans Deux singes ou ma vie politique, ce sont les détails matériels et concrets qui permettent de comprendre un contexte social, psychologique et intellectuel : nombre de pièces dans le logement, salaires des parents, types de vêtements portés, programmes télé regardés, lieux de vacances. Frères, sœurs, place de l’individu dans la fratrie.

Grâce à cette qualité concrète, le livre fonctionne comme une usine de production qui peut servir de modèle au lecteur pour qu’il mène sa propre enquête.

Les plans médias et les prix de nos écrivains

La littérature peut aussi s’étudier sous son angle marketing, industriel et commercial. Voyez les opérations de communication qui nous submergent à l’approche de certains livres à paraître.

Souvenez-vous de l’arrivée de certains livres de Michel Houellebecq. Teasing, polémiques, procès, provocations, articles de journaux. Aujourd’hui le soufflé Houellebecq est tombé et je n’ai même pas eu le désir d’ouvrir anéantir (sans majuscule), le dernier roman en date, tellement je savais d’avance ce que j’allais y trouver. Mais la magie a opéré sur moi jusqu’à Soumission (2015). Dix ans et cinq romans pendant lesquels le sage précaire a marché.

Parallèlement, s’installait le phénomène Sylvain Tesson. Une présence dans les médias mais pas seulement dans les pages littéraires, plutôt dans les formats « magazine » les matinales, les Talk shows, les Journaux télévisés. Cela m’a frappé à la parution de Dans les forêts de Sibérie, en 2012. Tesson était invité là où l’on parlait d’actualité politique, ou de problématiques sociales.

Lire : La littérature voyageuse de Michel Le Bris

La précarité du sage, 2008.

Je me souviens de m’être dit deux choses : 1. Apparemment ce livre fait l’actualité. 2. Visiblement, Tesson a changé de catégorie. Il est monté de plusieurs divisions.

Ce changement est peut-être dû à son agent, Azeb Rufin. Les agents négocient les contrats pour leurs auteurs et se prennent 10 % sur les recettes. Tout le monde est gagnant. Le plus puissant des agents français est François Samuelson, dont Le Monde faisait le portrait il y a quelques années :

https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/01/03/francois-samuelson-le-007-de-michel-houellebecq_5404608_3234.html?lmd_medium=al&lmd_campaign=envoye-par-appli&lmd_creation=android&lmd_source=default

Je peux deviner l’année où Tesson a opéré sa mue. 2012, à quarante ans. Il suffit pour cela de regarder plusieurs éléments clés de la carrière mediatique : l’éditeur, les titres de livres, les photos de l’auteur et les émissions où il est invité.

Première partie de carrière : il publie des récits de voyage modestes sous des titres communs, comme On a roulé autour du monde, ou bien Trois mille kilomètres à cloche-pied à travers les steppes. Les photos, rares, présentent un jeune homme sympathique sans aspérité. Éditeurs commerciaux, sans prestige particulier. Peu de télévisions, et uniquement dûes à un piston qui se remarque trop.

Deuxième partie de carrière : signe un contrat chez Gallimard et publie dans la prestigieuse collection blanche. Titres de livres plus littéraires, comme Blanc ou Baïkal mon amour. Ou encore L’année dernière à Marioupol (ok j’arrête). Relooking judicieux, devient top model pour marques de vêtements pour hommes, portraits expressionnistes par des professionnels. Plans médias très bien négociés, sur des plateaux télé où on lui donne l’occasion de faire des tirades de poètes.

Exemple de plateau télé négocié : invité principal du Talk show phare des années 2010 On n’est pas couché samedi soir sur France 2. Pour obtenir cela, il fallait promettre l’exclusivité, etc.

Les résultats ne se font pas attendre : les prix littéraires tombent comme des mouches. Quelques déjeuners aux bons endroits de Paris avec les bonnes personnes, suffisent pour la plupart des prix.

Toutes ces transformations signent la présence d’un agent littéraire assez puissant, mais l’écrivain dont on parle est assez connaisseur de l’industrie (il est tombé dedans comme Obelix dans le chaudron) et a pu se débrouiller avec ses propres ressources pour cette mue publicitaire.

Reportage de la RTS

https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/parrain-de-l-edition-2024-du-printemps-des-poetes-sylvain-tesson-accuse-de-banaliser-l-extreme-droite-28074366.html

Un petit « sujet » dans lequel la journaliste m’a interviewé sur la polémique en cours.

Différence de traitements des médias français et francophones. En France, comme ils sont concentrés à Paris, ils n’interrogent que des professionnels des médias parisiens et ça tourne en rond. En Suisse, un.e journaliste n’a pas le même réflexe. En l’espèce, Pauline Rappaz a fait une recherche pour trouver des interlocuteurs légitimes et qui fassent sens. Cela prend plus de temps que ce que font les journalistes parisiens mais je pense que c’est payant sur le long terme.

Quelques articles savants pour se repérer dans la polémique Tesson-poètes-fascisme

Les gens prennent la parole dans les médias mais ils manquent de connaissance et d’informations. Ils parlent des liens entre littérature et politique mais sans avoir étudié la question. C’est normal, ils n’ont pas le temps, il faut parler de Gabriel Attal, des abaya et des OQTF. De nombreuses inepties sont donc proférées mais ce n’est pas vraiment de la faute de ceux qui les profèrent. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

Pour être éclairé sur la question et se faire une opinion informée, il existe un champ de la recherche qui peut s’avérer utile : la recherche en littérature géographique. Mais comment savoir que lire et où trouver de telles recherches ?

Le sage précaire s’occupe de tout ! Il vous offre quelques liens menant à des articles savants en accès libre. Ces articles vous éclaireront sur le rapport qui existe entre style littéraire et posture sociale, entre l’esthétique et la politique. Dans une langue précise et abordable, ces textes prennent Sylvain Tesson comme exemple particulier, donc ils vous mâchent le travail.

À tout seigneur tout honneur, il faut lire le chapitre du livre qui fait référence sur le récit de voyage contemporain, dont l’auteur n’est autre que votre serviteur. Le dernier chapitre traite des récits publiés dans les annés 2000 et 2010, donc d’auteurs devenus aujourd’hui hypercélèbres (si vous voyez ce que je veux dire) :

Les écritures réactionnaires : Sylvain Tesson et les « Nouveaux explorateurs »

La Pluralité des mondes : le récit de voyage de 1945 à nos jours, PUPS, 2017.

Jean-Xavier Ridon, professor of French à l’université de Nottingham, a écrit un excellent article sur Tesson. Je suis très admiratif de ce qu’il y démontre.

Jean-Xavier Ridon, « De l’extrême comme nostalgie conquérante »

Voyages extrêmes, sous la dir. de Gilles Louys, Classiques Garnier, 2019.

Vous y lirez par exemple combien l’aventurier prétend résister à une société technophile et marchande alors qu’en réalité, la lecture serrée de ses textes montre qu’il se conforme à un discours dominant. La recherche en littérature peut ainsi aider celles et ceux qui veulent y voir plus clair sur cet écrivain qui déclenche tant de passions sur les ondes.

Enfin, un article qui examine l’usage de la philosophie par les écrivains du voyage, dont certains qui se trouvent omniprésents dans les médias (suivez mon regard), article dont l’auteur est encore le sage précaire :

La philosophie dans la littérature de voyage contemporaine. Sylvain Tesson, Antonin Potoski, Bruce Bégout.

Voyager en philosophe, sous la dir. Liouba Bischoff, Kimé, 2021.

Où il est démontré que les bons auteurs servent la réflexion philosophique par une écriture singulière, qui cherche à dire le réel, tandis que les mauvais se servent de la culture philosophique pour se distinguer et se démarquer socialement. Ces derniers, les auteurs qu’il faut dénoncer à mon avis, recouvre d’un vernis de culture scolaire des idées creuses, des banalités et des truismes.

Lettre ouverte à une passionnée… de Sylvain T.

Cliché libre de droit généré quand j’ai saisi « Genius Wanderer »

Chère XXX

Merci à vous pour cet échange.

Restons-en là puisque à partir de maintenant nous allons tourner en rond. Vous ne voyez rien de politique chez cet auteur, très bien. Moi, j’ai fait ma part de travail sur ce point et ai publié les fruits de mes recherches en différents endroits. Depuis quelques années, d’autres prennent le relais de ce dévoilement d’une idéologie réactionnaire à l’œuvre dans un courant de littérature de voyage qui se fait passer pour sympathique et humaniste.

Cela étant dit, votre passion me permet de mesurer combien le travail marketing de Tesson, son « story telling » et sa mise en image, a été très efficace. Naturellement l’identité de son père, grand patron de presse et flamboyant journaliste, lui a donné toutes les cartes du jeu promotionnel. Grâce à un carnet d’adresses extraordinaire, Tesson fils a su tirer remarquablement son épingle du jeu. Certes, il est né et a grandi au centre du pays, au centre de la bourgeoisie et au centre d’un monde médiatique dont il a très tôt maîtrisé les rouages. Mais cela ne suffit pas pour trouver le succès commercial. Il a su profiter de manière optimale de ses privilèges en développant un sens aiguë des affaires et de l’entreprise. Selon moi, Tesson n’est pas un bon écrivain mais c’est assurément un très bon homme d’affaire. Sa place serait plus légitime à l’assemblée du Medef qu’au Printemps des poètes. Il a mérité sa place parmi les grands « écrivains médiatiques » qui bénéficient d’une image de marque. Réussir à imposer sa marque, imprimer son image, c’est rare et c’est ce qu’ont réussi à faire les Houellebecq, Nothomb, Beigbeder, Moix, BHL, Onfray, Matzneff, etc. En général, ce sont de mauvais auteurs, mais ce n’est pas automatique.

La tribune, quant à elle (ce n’est pas une petition mais une tribune) n’a rien de scandaleux, et ne demande en rien l’effacement d’un auteur. Il n’y est pas exprimé de haine ni de mépris. Elle n’est sans doute pas écrite comme je l’aurais écrite. D’ailleurs, il ne me serait jamais venu à l’esprit de lancer une telle tribune. Je l’ai signée et je la relaie car je soutiens ceux qui veulent faire déciller les yeux des gens exposés aux médias de masse. Quand on vous assène des centaines de fois, sur toutes les chaines, que Tesson est un génial vagabond, que Houellebecq est un génial visionnaire, que Nothomb est une géniale excentrique, il est normal qu’on se laisse influencer.

Que critiquer n’est pas effacer

La tribune des poètes qui protestent contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des poètes reçoit beaucoup de critiques dans les médias. À la télévision comme sur les réseaux sociaux, journalistes et politiciens apportent leur soutien à l’écrivain le plus médiatisé de sa génération.

Les signataires sont déclarés ineptes du fait qu’ils ne sont pas célèbres : vous êtes des obscurs et vous osez prendre la parole ? Mais pour qui vous prenez-vous ?

Seuls les gens déjà médiatisés ont le droit de dire ce qu’ils pensent. Il y a quelque chose de scandaleux à voir des gueux faire irruption dans les médias.

Malgré leur obscurité, les signataires sont qualifiés de « médiocres », de « ratés » d’auteurs sans talent. Ils ne sont pas lus mais on sait par avance, on sait de toute éternité, que leurs productions sont nulles. La preuve ? Celle de Sylvain Tesson est appréciée des lecteurs du Figaro.

On reproche aux signataires de vouloir « interdire », « effacer » l’écrivain voyageur. On leur fait le reproche de participer à cette fameuse culture de l’effacement, brandie à chaque fois que des subalternes se permettent de proposer une lecture des faits divergente de celle imposée par les médias ou le pouvoir.

Tous ces gens qui travaillent la langue et la poésie se sentent insultés qu’on leur impose un parrain qui combine les deux défauts d’être réactionnaire politiquement et médiocre littérairement. C’est leur opinion. Le fait qu’ils l’expriment est plutôt un signe de vitalité. On les fait passer pour des salauds.

Les signataires n’ont jamais demandé qu’on retire les livres de l’auteur en question des tables de libraires. Ils ne protestent pas non plus contre ses invitations à la télévision.

Ils prennent juste le droit de critiquer la nomination d’un homme à un mandat pour un événement qui les concerne, eux, en première ligne.

Soutenez la poésie contre la Bolloréisation de la littérature

Vous pouvez accéder à la tribune et la signer en cliquant ici.

https://docs.google.com/forms/u/0/d/e/1FAIpQLSedYDyuN9aUqdFYlL0snwWuuCNc2LFmWqFtIn01dnMCL1BRPg/formResponse?pli=1

Pour ma part je n’en dirai pas un mot car j’ai déjà fait ma part du travail. Mais je ne m’interdis pas de relayer le travail des autres.

Bégaudeau/Enthoven, deux manières opposées de raconter sa vie

Il est passionnant de lire deux autobiographies en parallèle, Deux singes ou ma vie politique de François Bégaudeau et Le Temps gagné de Raphaël Enthoven.

Les deux hommes sont nés au début des années 1970, étaient de bons élèves. Ils passent à la télé et dans les médias, les deux sont engagés politiquement, et sont d’excellents orateurs. Ils publient tous deux des livres. Ils sont agrégés, l’un de lettres l’autre de philosophie. Le parallèle se fait de lui-même.

Or, le lecteur fait une expérience radicalement différente quand il lit Le Temps gagné et Deux singes.

Dans le livre d’Enthoven, il n’apprend rien et reste assis dans son rôle de spectateur.

Dans le récit de Bégaudeau, le lecteur est debout et il se déplace. Il n’est pas spectateur, il participe à un atelier. Le texte fonctionne comme une proposition narrative qui explique comment la politique s’introduit dans une vie, et comment un indivu l’appréhende. Le lecteur est donc invité à chaque page à faire ce même travail de mémoire et de politique.

Quand on lit Bégaudeau, on n’est pas impressionné. On n’est pas au spectacle, on n’admire ni ne déteste jamais le petit Bégaudeau narrateur, car on est mis en mouvement. La fonction lecteur est dynamisée, et on est invité à se mettre au travail.

Enthoven, au contraire, prend soin de nous mettre à distance et de nous dire regardez-moi. Quand il parle des coups de son beau-père, de la défécation de sa femme, de la maison de Carla Bruni, c’est Raphaël qui danse devant nous, sur cette scène majestueuse que le monde éditorial et médiatique a construite pour nous. Raphaël n’oublie pas de se donner le mauvais rôle parfois pour ne pas apparaître malhonnête.

Bégaudeau, lui, parle de lui comme Sartre le faisait dans Les Mots, parce qu’une vie humaine en vaut une autre. Bégaudeau sait que sa vie n’est pas plus intéressante que la nôtre. Il traque son enfance dans ses éléments concrets pour trouver à quel moment et pourquoi il est devenu « de gauche », alors que son frère et sa sœur se fichent de la politique. Le déterminisme familial facile étant évacué, on peut chercher des déterminismes plus fins, plus complexes, et c’est une quête passionnante à poursuivre.

Anabase, de Saint-John Perse

Le poète dont je parle est surtout connu pour son Anabase, dont j’ai entendu parler dans un cours de grec ancien. On m’enseignait le grand texte du même titre de Xénophon, un grand poète qui a vécu à la même époque que Socrate, et qui a écrit, comme Platon, des dialogues socratiques et une Apologie de Socrate. Il me reste comme souvenir qu’Anabase était un récit poétique narrant une campagne militaire, et pleins d’autres détails indicibles.

Le professeur nous informa alors que Saint-John Perse avait repris le titre d’Anabase pour en faire une version modernisée et largement métaphorique. Il ne nous en dit pas beaucoup plus.

Avec le recul, je rapproche le poète français qui réécrit un classique grec avec l’Irlandais James Joyce qui publia Ulysse dans les mêmes années. Je pense qu’ils se connaissaient, au moins de réputation.

Pour le plaisir je partage avec vous quelques vers délicieux du poète antillais, vers écrits en Chine dans les années 1920.

Début du chant VII d’Anabase, de Saint-John Perse

L’obscurité volontaire de cette poésie ne doit pas nous empêcher d’apprécier au moins la rythmique et la mélodie envoûtantes des vers de ce qui est en effet un chant. Petit conseil : lisez ce texte sur le rythme de l’octosyllabe, surtout après le premier vers, composé de deux octosyllabes un peu dissimulés. Lisez en prononçant les « e » muets et faisant chanter les vers, sur un rythme binaire :

L’été plus vaste que l’empire

Un deux trois quatre / Un deux trois quatre

Suspend aux tables de l’espace

Un deux trois quatre / Un deux trois quatre

Plusieurs étages de climat.

1 2 3 4 /1 2 3 4

Et puis des ruptures ternaires (« sous la cendre ») permettent de ne pas s’endormir dans une musique trop répétitive.

Et enfin d’autres ruptures, même pas ternaires, pour rompre avec la facilité tout en revenant à chaque fois à l’octosyllabe fondamental. Voir le dernier vers de cet extrait :

Et mon cœur prend souci d’une famille d’acridiens…

1 2 3 4 5 6 / 1 2 3 4 5 6 7 8

Je rappelle qu’Anabase est un mot grec qui signifie la montée vers la terre, depuis les bords de mer. C’est dans le désert central de la Chine (« terre jaune », « l’Empire », « chamelle », « la fumée des songes »), que Saint-John Perse songea à reprendre à sa manière l’épopée de Xénophon.