Quand on vit à Munich, on vit dans une région qui s’appelle la Bavière. Et qui dit Bavière dit Alpes bavaroises. Et qui dit Alpes dit neiges, froid, frimas et glaçons.
Nous sommes allés dans les Alpes bavaroises pour un weekend en amoureux, et devinez ce qu’on y a vu ?
Un chemin qui s’appelle Philosophenweg.
Le chemin des philosophes.
On ne pouvait pas ne pas l’emprunter consciencieusement.
Chacun de nos pas était compté.
Au préalable, nous fîmes quelques emplettes dans une boutique munichoise spécialisée dans des articles de montagne. C’était le « Black Friday », ne me demandez pas ce que c’est, grâce à quoi nos chaussures de marche coûtèrent bien moins cher que ce qu’elles coûtent à tous les blaireaux qui font leurs emplettes en dehors du Black Friday.
Friday signifie vendredi en anglais. Black se traduit par noir. Il s’agissait donc d’un « vendredi noir ». Je suppose que le but de cette opération anglophone était de commémorer un jour sombre de type attentat, crack boursier ou catastrophe naturelle. D’où la réduction des prix pour des articles de montagne de type souliers de randonnée. Nul doute que la Bavière cherchait ainsi à inciter les Munichois à s’équiper plus sérieusement en prévision de leurs week-ends à la montagne : munissez-vous d’un équipement sportif digne de ce nom pour éviter les catastrophes climatiques et les avalanches dont on célèbre la mémoire en ce vendredi noir.
D’ailleurs j’y songe, ce jour où nous fîmes ces emplettes était un vendredi. Pas plus sombre que d’habitude, mais un vendredi. C’est peut-être pour ça que la vendeuse nous parlait de Black Friday ! Les pièces du Puzzle commencent à se mettre en place.
La nuit, dans l’hôtel de Garmisch, nous avons oublié de fermer la porte-fenêtre de notre chambre. Nous avions tiré les rideaux sans y prêter attention.
La nuit noire du Black Friday s’est avérée perfide. Je suis tombé malade d’une fièvre pure qui m’a cloué au lit pendant deux jours.
Vue du vieux pont du Vigan, depuis le Musée Cévenol. Août 2025
Le musée du Vigan présente une intéressante exposition sur les plantes médicinales, alliant œuvres d’art, manuscrits anciens et artéfacts de tout genre.
Le musée lui-même vaut le détour pour tout ce qu’il recèle de connaissances ethnologiques et historiques. Si vous passez par les Cévennes, ce que tout le monde fait au moins une fois dans sa vie, vous apprécierez vivement une promenade dans cette ancienne maison fraîche en bord de rivière.
Si vous n’appréciez pas le Musée Cévenol, si vous pensez que la visite ne vaut pas le prix du ticket d’entrée, commentez ce billet de blog et je vous rembourserai les cinq euros de la main à la main, en vous regardant droit dans les yeux pour vous faire honte.
J’ai particulièrement aimé les manuscrits de récits de voyage, effectués par des médecins des Lumières. En pleine Révolution, ils herborisent comme Jean-Jacques et affirment que Le Vigan, l’été, « est un séjour délicieux », notamment grâce à son air pur, son eau salubre, ses châtaigniers, ses pommiers et ses poissons.
Saïd, qui m’accompagne dans mon exploration d’Al-Baha et de ses environs, fait très attention à son poids, car il a été obèse. Aujourd’hui, il n’est pas en surpoids. Il est plus grand que moi, un peu plus jeune aussi, mais il pesait plus de 125 kilos il y a quelques années. Il a donc mis en place un programme pour maigrir, basé sur un régime alimentaire particulier et, surtout, sur la marche en montagne.
C’est autour de la quarantaine qu’il a commencé à pratiquer la randonnée, une activité encore peu courante en Arabie saoudite. Il a marché régulièrement et appris à s’orienter en montagne. Ce n’est pas un homme qui a grandi dans ces montagnes comme un enfant issu d’une famille paysanne. Son père était commerçant, et Saïd a lui aussi suivi cette voie avant de prendre sa retraite le plus tôt possible. Prendre sa retraite à 45 ans est quelque chose de courant dans le système saoudien.
À partir de ce moment-là, Saïd a changé de mode de vie. Il a perdu du poids, appris l’anglais, et s’est ouvert à de nouvelles pratiques. Il a la force de volonté des individus capables de se réformer et de se maîtriser, ce qui lui permet de mener les conversations avec assurance et humilité. Une fois assuré d’un revenu régulier, il s’est lancé dans une forme de découverte plus active du monde. Il a marché dans les Alpes et dans d’autres massifs d’Europe et d’Asie. Ces expériences l’ont conduit à porter un nouveau regard sur les montagnes du Hijaz, qu’il considère comme dignes d’exploration, autant que les Alpes.
Lorsque nous étions à Dhee Ayn, il m’a proposé de monter jusqu’en haut du village. Il était heureux de voir que j’étais prêt à le faire. De toute façon, je l’aurais moi-même demandé. La montée sur le piton rocheux, dans la chaleur, demande un effort important. Pour lui, c’est devenu un plaisir et une planche de salut.
Il a suivi des cours d’orientation et il est aujourd’hui un guide de moyenne montagne certifié qui essaye de toucher une clientèle saoudienne désireuse de pratiquer ce sport un peu nouveau. Nous avons échangé sur la possibilité de futurs projets ensemble, notamment dans les montagnes saoudiennes. Je me demande s’il serait possible d’organiser une randonnée le long de la crête de la montagne du Hijaz, par exemple de La Mecque jusqu’au Yémen. Il me promet d’y réfléchir et d’étudier la faisabilité du projet.
Chemin faisant il apprend que je suis moi-même un habitant de la montagne, et je lui dis quelques mots de mon terrain des Cévennes. Il propose alors de me faire visiter une coopérative d’apiculteurs dans la commune de Baljuraishi.
Je donne mon accord avec enthousiasme mais je peine à garder les yeux ouverts. Nous remontons vers les hauteurs et ma respiration redevient courte. Je m’endors.
La coopératives des associations d’apiculteurs saoudiens
Le sud-ouest de l’Arabie Saoudite m’attire depuis longtemps. Je vais vous raconter brièvement ce périple qui m’a conduit d’Al Baha à Jazan, en suivant les plus hautes montagnes d’Arabie.
Le sommet Jebel Sawda, au centre de la carte, s’élève à près de 3 000 mètres.
Les villes les plus hautes de ce royaume se trouvent entre 2 et 3000 mètres d’altitude. Il faut imaginer un massif du Vercors moins forestier, avec des cultures en terrasses et de nombreuses villages.
Arrivé à Al Baha, le voyageur ressent vite une sorte de fatigue. Au bout de quelques heures, une difficulté à respirer. La nuit dans la chambre d’hôtel, réveil pour cause de souffle court. C’est l’altitude. Je m’y habituerai au bout de deux ou trois jours.
Les voitures de location me sont interdites pour des raisons sans intérêt. Je vais devoir me débrouiller pour circuler dans le pays. Problème : il n’y a pas de bus pour aller dans les lieux que j’ai projeté de visiter.
Le premier livre d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, sonne comme un grand classique. Un livre qui sera lu et étudié pendant des dizaines d’années. Un grand texte sur la construction de soi, la violence, la masculinité, le rôle des femmes. Un livre à la fois sociologique et littéraire d’une force implacable.
À chaque page, on pense à la littérature d’Annie Ernaux. En finir avec Eddy Bellegueule, c’est véritablement l’équivalent masculin et XXIe siècle de La Place. C’est précisément pour cette raison que je dirais que ce n’est pas un livre génial : parce que celle qui a vraiment fait preuve de génie, c’est Annie Ernaux. On comprend en lisant Louis à quel point La Place était difficile à écrire, à quel point il fallait chercher les mots justes, inventer une manière de dire.
On pourrait bien sûr faire remonter cette façon d’écrire à Simone de Beauvoir, à Sartre. Cette volonté de se prendre soi-même comme objet d’étude, de ne pas mentir, de faire la lumière sur les zones les plus honteuses de sa personnalité. Et, encore plus sûrement, à Jean-Jacques Rousseau. On pense évidemment à l’épisode de la fessée dans Les Confessions, car il ne fait aucun doute que Louis y pense dans la scène où son narrateur connaît son premier rapport sexuel qui est censé être un jeu « entre copains ». Le caractère rousseauiste est surtout prévalent dans la rencontre souterraine de la punition et du désir, de la maltraitance et de la jouissance.
Mais dans une forme très contemporaine, Eddy Bellegueule est un texte lumineux, d’une grande intelligence, et c’est parce que je lisais les analyses d’un auteur intelligent que je consentais à lire des scènes qui, sinon, eussent été intolérable pour une petite nature comme la mienne.
La manière dont il parle du père du narrateur est remarquable car on sort de la lecture sans penser que le père n’est qu’un salaud. Il y a de nombreuses scènes où le père, bien que beauf et brutal, est un brave homme maladroit et bêtement viril, avec des valeurs et beaucoup de sensibilité rentrée.
Ce qui m’a le plus ému est une scène qui concerne les deux élèves qui torturent le narrateur tous les jours au collège. Un jour, le narrateur Eddy joue dans une pièce de théâtre qu’il a lui-même écrite. Il voit apparaître dans le public ses deux bourreaux qui peuvent à tout moment détruire le spectacle comme ils ont essayé de le détruire, lui. La boule au ventre, Eddy tente de faire bonne figure et termine la pièce avec le reste de la troupe. Les deux petites frappes se lèvent alors avec un enthousiasme sans frein et applaudissent à tout rompre en criant « Bravo Eddy ! », ce qui encourage le public à scander son nom. Les deux adolescents coupables de harcèlement sont fiers de leur souffre-douleur et on ne sait plus où est la frontière entre l’amitié, la haine, le mépris et la violence.
C’est un grand livre social, bien plus fort que ceux de François Bégaudeau, dont j’avais pourtant apprécié Deux singes ou Ma vie politique. Mais la prose de Bégaudeau n’est pas aussi précise, aussi travaillée que celle d’Édouard Louis. Chez Louis, il y a une vraie économie de moyens. Il va droit au but, il tient son objet littéraire et le façonne sans se laisser distraire par des thématiques connexes.
Cela dit, comme il s’inscrit dans le sillage d’Annie Ernaux, ses livres, bien que brillants, n’ont pas cette sensation de tâtonnement qu’avaient les premiers textes d’Ernaux dans les années 1980. Elle, elle cherchait encore. Elle travaillait la langue, le genre littéraire, ses souvenirs, tout à la fois. Elle nous emmenait avec elle, nous prenait par la main pour inventer une forme.
Avec Édouard Louis, c’est différent. Il a déjà intégré tout cela. Il a lu Ernaux. Il maîtrise la structure, l’équilibre narratif, et cela produit un pur plaisir de lecture. Mais c’est aussi l’œuvre de quelqu’un qui s’inscrit déjà dans un genre établi. Pour reprendre la théorie de Roland Barthes, Eddy Bellegueule est du côté du « plaisir du texte », alors qu’Annie Ernaux se trouve du côté de la « jouissance ».
Un vrai coup de chapeau. Je m’attendais à ce qu’Édouard Louis soit un meilleur orateur qu’écrivain. J’avais tort. C’est un écrivain, qui a su faire un petit chef d’œuvre, comme les maîtres d’autrefois.
Le dernier livre de Jean Rolin (2025) est un court opus, qui se lit lentement car c’est comme une randonnée en montagne quand on est fatigué, malade ou vieux.
Jean Rolin se concentre sur les Pyrénées et les passages que faisaient tant de résistants et de juifs qui fuyaient vers l’Espagne. L’auteur, vieux de 75 ans, témoigne de ses difficultés à gravir les sommets et même à atteindre les cols. Il doit rebrousser chemin bien vite.
On suit les destins de gens célèbres comme le penseur allemand Walter Benjamin qui se suicida en Espagne après la traversée, et comme le cinéaste Jean-Pierre Melville qui, sous son vrai nom, fit le voyage jusqu’au bout. Le livre raconte l’histoire du cinéaste et surtout celle de son frère Jacques qui fut assassiné par l’homme même qui était censé l’aider à passer la frontière. Du coup, on suit aussi le destin de ce passeur/meurtrier qui demandait des sommes folles aux exilés pour les faire passer de l’autre côté des Pyrénées. Cet escroc fut à la fois un héros qui a sauvé la vie à de nombreux juifs et un salaud qui a dépouillé et liquidé des pauvres gens qui mettaient toute leur vie entre ses mains.
Sans nous le dire explicitement Jean Rolin nous parle des passeurs de migrants, prêts à faire mourir, prêts à tuer, à voler, et à l’occasion à venir en aide.
Son livre est un peu analogue à une promenade de septuagénaire élégant : des bribes d’histoires et une reconstitution incomplète des passages des Pyrénées sous l’Occupation. Quelques oiseaux et autres reptiles. Ou plutôt : le livre commence avec l’observation d’un oiseau assez rare, le cingle, et se termine avec un serpent qui fait sa mue, et qui immobilise le narrateur. L’auteur, lui, prend la décision selon laquelle s’arrêter un instant pour observer un serpent est une raison suffisante pour mettre fin au récit.
On n’ose pas voir dans cette mue un symbole de quoi que ce soit.
Le lecteur que je suis a aimé cette fin, abrupte comme un accord de piano dissonant.
Je n’avais jamais entendu parler de ce livre. Je ne devrais pas le dire, parce qu’en réalité je passe trop de temps à me faire passer pour plus con que je ne suis. Toute ma vie, j’ai fait ça : me faire passer pour plus con que je ne suis. Et trop souvent, des gens prennent ça pour argent comptant. Ils pensent que c’est vrai.
Si je vous dis ça, c’est parce que la question de l’intelligence est une des grandes affaires de ma vie : être intelligent, devenir plus intelligent, mais aussi paraître intelligent ou paraître un peu con, se faire passer pour un imbécile. Ce n’est pas tant l’intelligence en soi qui est importante pour moi, mais tout cet ensemble de petites choses connexes. Et dès que j’ai entendu parler de ce roman, Des fleurs pour Algernon, dès que j’en ai entrevu à peine le sujet, je me suis dit : c’est pour moi, je dois le lire.
Dès que je l’ai vu à Paris, je l’ai acheté, sans même chercher à savoir. Et surtout, j’ai eu l’intuition de ne rien lire à propos de ce texte avant de le lire moi-même. Je sentais qu’il y avait quelque chose là qui allait m’intéresser personnellement.
En effet, le narrateur est un homme qui commence l’écriture d’un journal d’expérience en étant extrêmement bête. C’est un homme attardé, avec un QI de 68, à la limite de l’illettrisme, qui écrit de manière phonétique. Il devient intelligent grâce à un traitement médical. On suit ainsi l’évolution de son intelligence, ses effets positifs et négatifs sur sa vie sociale. Je n’en dis pas plus, pour ne pas dévoiler l’essentiel du récit, mais ce qui est sûr, c’est que le cœur du livre, c’est l’intelligence humaine et aussi de son augmentation artificielle.
Je me sens très proche de ce personnage, non dans son extrême bêtise du début, ni dans son extrême intelligence ensuite, mais dans ce parcours. Dans le fait d’être pris alternativement pour un faible d’esprit et pour un intellectuel. Tout cela me vient de mes études de philosophie : je voulais tenter ma chance avec de jeunes femmes sans les assommer avec des citations et des références, pour entretenir des relations plutôt que de les impressionner. J’ai donc travaillé à nourrir des conversations à teneur philosophique (sur l’amour, le désir, la foi, la morale, la politique) sans citer les auteurs qui m’avaient éclairé sur ces sujets. Cela a eu des effets contrastés qui au bout du compte me conviennent. Si certaines ont cru que je manquais de culture, j’ai obtenu des autres ce que je cherchais, comme Fontenelle le disait dans ses entretiens sur « La pluralité des mondes » : un équilibre entre le charme sensuel de l’interlocutrice et l’intelligence articulée de sa conversation, sans tomber ni dans la bestialité, ni dans la discussion d’intellectuels.
Ce qui m’a aussi marqué dans la nouvelle parue en 1956, c’est le rapport entre gentillesse et intelligence, amour et intelligence, perception de l’autre et intelligence. Par exemple, quand il est trop bête, le personnage voit telle femme comme une professeure sans charme, bienveillante mais maternelle et même un peu vieille. Quand il devient intelligent, il la considère avec une maturité sexuelle nouvelle et la trouve séduisante, au point de voir en elle une jeune femme. Il en tombe amoureux. Des phénomènes comme ceux-là me parlent confusément mais très fortement. Et pour la première fois, je me demande si je ne suis pas un peu sapiosexuel.
Les Lueurs d’Aden : un film d’Amr Gamal, sorti en 2023. Titre original : « المرهقون » (Al Murhaqoon), ce qui peut se traduire par « les Accablés ».
C’est grâce à Laurent Bonnefoy, directeur de recherche au CNRS et chercheur au CERI, spécialiste du Yémen et de l’Arabie Saoudite, que je suis allé au superbe cinéma L’Entrepôt, dans le 14ᵉ arrondissement de Paris. Ce soir-là, on y projetait Les Lueurs d’Aden, un film bouleversant d’Amr Gamal, dont le titre anglais, The Burdened, me semble d’ailleurs plus évocateur et plus fidèle à l’original arabe. « Burdened » signifie “chargé d’un fardeau”. Je ne sais pas si ce mot existe en anglais, mais en français, il faudrait dire “les gens alourdis d’un fardeau”.
Ce fardeau, c’est la quatrième grossesse d’Israa. Avec son mari Ahmed, ils ont déjà trois enfants. Ils ont perdu leur emploi, ou en tout cas, leurs salaires sont suspendus à cause de la guerre et des difficultés de l’État yéménite. Ils veulent donc avorter.
Tout le film repose sur cette décision. C’est un film extrêmement bien écrit, d’une efficacité narrative remarquable. Je n’y ai décelé aucune imperfection, ni esthétique ni dramatique. Franchement, c’est le meilleur film que j’ai vu au cinéma depuis le début de 2025. Chaque plan est utile, nécessaire à la narration, et en même temps d’une grande beauté. Amr Gamal est un cinéaste que je ne connaissais pas mais dont je veux tout voir désormais.
On apprend dans le film que, si l’avortement est interdit au Yémen, il fait néanmoins l’objet de débats au sein des autorités religieuses. Certains estiment que, sous certaines conditions, il ne serait pas forcément un péché. C’est sur cet espoir que repose toute la quête du couple.
Ce qui est bouleversant, c’est qu’il s’agit d’un couple fonctionnel. Ahmed et Israa s’aiment profondément, ils aiment leurs enfants. Ils ne sont pas égoïstes, ils ne cherchent pas à se “débarrasser” d’un enfant. Ils n’en peuvent juste plus. La vie est devenue trop dure. Le coût de la nourriture, du loyer, des écoles est trop élevé. On les voit changer d’appartement pour une maison décrépite. Leur décision n’a rien de léger : ils veulent cet avortement par nécessité absolue.
La tension est telle que le mari, à bout de nerfs, finit par lever la main sur sa femme. Mais il s’effondre immédiatement, en larmes, demandant pardon à trois reprises. C’est Israa qui porte la famille à bout de bras. C’est le cas dans ma vie, dans la tienne : la femme est le pilier d’une famille. Mais ici, l’homme, déchu de son rôle traditionnel de soutien financier, s’effondre peu à peu. Et ce sont les femmes qui vont lui sauver la vie ainsi que ses apparences.
C’est une famille qui a tout pour être heureuse mais qui, dans la modernité, se retrouve incapable d’assumer un enfant de plus.
Après la projection, Laurent Bonnefoy a repris le micro pour un éclairage passionnant. Il nous a révélé que le film avait été financé en partie par des fonds saoudiens. Ce qui est surprenant, car on pourrait penser que l’avortement est totalement tabou en Arabie Saoudite. Mais ce financement montre peut-être qu’au sein des pays du Golfe, en Arabie Saoudite comme au Yémen, certains pouvoirs souhaitent ouvrir le débat : jusqu’où peut-on discuter de l’avortement ? Dans quelles conditions peut-il être acceptable ? Le cinéma se fait ici porteur de débats trop sensibles pour être vraiment lancés sur la place publique, mais assez cachés dans les festivals et les plateformes de streaming pour nourrir des réflexions parmi une certaine élite culturelle.
Ce film était une expérience marquante pour moi, qui ai passé tant de temps dans des hôpitaux similaires avec la femme de ma vie pour des problématiques inverses de celles que connaissent les personnages du film. Et L’Entrepôt fut un cadre parfait pour cette dernière soirée à Paris. Ce type de cinéma, avec son café confortable et son ambiance accueillante, me manque souvent dans les pays où je m’expatrie parfois.
Ahmad Angawi, « Simplicity in Multiplicity », 2025.
En mission dans la région du Golfe persique, je découvre une manière de vivre le Ramadan que je n’avais encore jamais observée, ni en Oman, ni en Tunisie, ni en Algérie, ni en France ni ailleurs. Ce n’est pas tant une question de ferveur ou de pratiques cultuelles qu’une approche singulière du rapport au temps, qui transforme le mois sacré en une inversion totale des rythmes de vie.
Dans la société saoudienne que je fréquente– et je ne prétends pas avoir une vision exhaustive – il semble tout à fait naturel d’adopter un mode de vie nocturne : puisque le jeûne interdit de manger et de boire du lever au coucher du soleil, autant dormir pendant cette période et vivre sa meilleure vie pendant la nuit. Ce qui pourrait apparaître comme une astuce de contournement est en réalité assumé avec une candeur déconcertante.
Un mois sacré, une vie renversée
Le résultat est frappant : les bureaux sont désertés en journée, les esprits somnolents, les rues calmes… mais dès la tombée de la nuit, tout s’anime. On assiste à des matchs de football à minuit, à des rencontres culturelles à des heures où, moi, je tombe de sommeil. On se réunit dans les cafés, on fait du shopping et on se rend visite jusqu’à l’aube.
Ahmed Mater, « Golden Hour », 2011.
Loin d’être vécu avec culpabilité, ce renversement des horaires est revendiqué comme une adaptation logique. Après tout, si le Ramadan impose une restriction diurne, pourquoi ne pas simplement déplacer la vie active à un autre moment ? Vu sous cet angle, on pourrait presque croire à une contrainte administrative : “de 5 h à 18 h, suspension de l’eau, de l’électricité et des approvisionnements”. Et comme face à toute interdiction temporaire, la solution semble évidente : ajuster son emploi du temps pour minimiser l’inconfort.
Ramadan : épreuve ou vacances ?
Ce mode de vie transforme alors le ramadan en une période de semi-vacances. Certes, même dans d’autres pays musulmans, ce mois entraîne une baisse de pression au travail et un ralentissement général. Mais à Riyad je remarque une inversion parfaitement explicite, et même systématisée.
Or, si l’on en revient au sens du ramadan, cette pratique semble en contradiction avec l’esprit du jeûne. Ce mois est censé être une épreuve, non pas pour souffrir gratuitement, par dolorisme masochiste, mais pour éprouver une forme de manque qui rapproche de la spiritualité. C’est un exercice de maîtrise de soi, une occasion de ressentir la faim et la soif pour mieux comprendre ceux qui les subissent au quotidien. C’est aussi une manière de créer un cadre de réflexion et de transformation intérieure.
En vivant la nuit et en dormant le jour, cette épreuve disparaît presque totalement. Le jeûne devient une formalité technique, un simple ajustement logistique. Or, sans cette sensation de manque, l’expérience spirituelle s’en trouve plus ou moins neutralisée elle aussi.
Une forme de résistance ?
Je ne porte aucun jugement et regarde cette manière de vivre le ramadan avec amusement et bienveillance. Après tout, chacun pratique sa foi comme il l’entend, et les cultures adaptent toujours les traditions à leurs réalités locales.
Cette manière de vivre le ramadan, si délibérée et assumée par la petite bourgeoisie saoudienne semble presque mécanique. Et si cette approche était en réalité l’héritage d’une relation ambivalente à la religion, façonnée par des décennies d’un pouvoir autoritaire qui en faisait une contrainte institutionnelle plus qu’un choix personnel ?
Pendant des années, la religion en ce royaume n’était pas seulement une affaire de foi individuelle, mais une structure imposée, encadrée par une police des mœurs. Dans un tel système, il est possible que la population ait appris à voir ces injonctions non comme des pratiques intimes, mais comme des règles administratives à contourner avec habileté. La stratégie était alors simple : respecter les formes sans en subir pleinement les conséquences, en adaptant la vie autour des restrictions plutôt qu’en les habitant pleinement. Résistance passive par l’obéissance passive.
Avec l’assouplissement récent du contrôle religieux, cette habitude semble avoir perduré. Pour moi, qui suis arrivé à cette religion par choix et par amour, il en va autrement : je ressens l’envie de vivre ce mois dans sa rigueur, non par excès de zèle ou par quête de pureté, mais parce que j’y trouve une valeur incomparables. Là où certains perçoivent une contrainte, j’y vois une liberté intérieure, une discipline choisie et assumée. Mais j’aime penser que la population saoudienne pratique la fête nocturne comme une sorte de subversion douce face au pouvoir.
Je m’aperçois, en ce début de ramadan, que mon billet précédent était inopportun. Il contenait des critiques qui, bien que fondées, n’avaient peut-être pas leur place en cette période. C’est une chose que mon épouse me rappelle souvent : pendant le ramadan, on doit veiller à la pureté de ses paroles. Il lui arrive parfois, à ma chère et tendre, de commencer à dire du mal de quelqu’un, puis de s’interrompre brusquement : « Non, je ne dois rien dire, pas pendant le Ramadan. » Cette discipline, je l’admire et je tente moi aussi de la cultiver.
Je ne retire pas le billet en question, car ce que j’y écris sur Michel Onfray a sa place dans la réflexion que je mène sur la littérature de voyage depuis vingt ans et qui se manifeste par la myriade de billets épiphaniques et scrupuleux sur ce blog même. Néanmoins je regrette d’avoir publié cet article précisément en ce mois sacré. Cette prise de conscience me ramène à une réflexion plus large sur le ramadan et ses bienfaits.
J’ai déjà écrit, il y a quelques années, un billet sur les vertus du jeûne, et je ne vais pas me répéter ici. Cette année, le Ramadan 2025 a une saveur particulière pour moi. Il m’apporte un bien-être que je n’avais peut-être jamais autant ressenti auparavant. L’an dernier, je l’avais mal commencé, pris au dépourvu que j’étais à cause de notre vie nouvelle à Munich. Cette fois-ci, je l’attendais avec impatience. Je l’avais préparé, à la fois mentalement et matériellement. J’ai anticipé, fait quelques provisions, cuisiné à l’avance pour éviter la faim des longues journées de jeûne.
Et les effets se font sentir. Physiquement, je me sens remarquablement bien. Je me lève tôt, reposé, concentré dans mon travail. Mon sommeil, cette année, est particulièrement harmonieux. Après le repas du soir, je ne cherche pas à prolonger la nuit. Vers 21h30, je me prépare à dormir, ce qui relève d’une certaine discipline. Mais cela me permet de me réveiller bien avant l’aube, en pleine forme, sans cette sensation de manque de sommeil qui peut parfois accompagner le jeûne.
Chaque ramadan apporte son lot d’enseignements pour soi et pour son rapport avec son corps. Un jour, peut-être, quand je serai vieux, j’aurai appris à l’accomplir avec une sagesse absolue, tel un samouraï de la pensée. Pour cela, il me faudrait un ermitage – une petite mosquée que je vais bâtir de mes mains, quelque part dans les montagnes cévenoles, là où ma source m’attend, là où ma terre, délaissée, espère encore mon retour.