Des catholiques révolutionnaires

C’est une femme qui officie, à la cathédrale de Manchester. Pas une seule femme, mais la patronne des lieux, celle qui prononce les paroles rituelles les plus importantes, celle qui passe les plats, qui lance les chants de la chorale, qui lance le sermon, c’est une femme à la chevelure fauve. La chevelure a son importance car une autre femme, à ses côtés, avait des cheveux attachés et moins volumineux, alors que parmi les enfants de choeur, il y avait une femme de trente ans dont les cheveux étaient raides. Les trois femmes sur la scène ne se distinguaient pas seulement dans leurs actes et leurs habits : les cheveux de la principale l’imposaient comme la supérieure, et on n’eût pas accepté une telle coiffure chez une sous-fifre. Moi, en tout cas, je ne l’aurais pas supporté.

Parce qu’il a fallu en avaler, des couleuvres, dimanche matin. Déjà une femme, bon, passons. Mais le sermon, il fallait l’entendre pour le croire. Le jeune prêtre qui parlait, je ne sais pas où il a été formé, bonté divine. Il fit la liste de toutes les persécutions dont les chrétiens s’étaient rendus coupables, comme si les fidèles n’en avaient jamais entendu parler : « Nous avons persécuté les hérétiques, nous avons persécuté les femmes, que nous appelions sorcières, nous avons persécuté etc., etc.; nous avons enfin persécuté les gay people. »

Je ne savais pas que l’église employait ce mot, plutôt que « les homosexuels ». Gay people, qu’est-ce que nos curés de campagne vont devoir utiliser quand l’autorité les forcera à en parler aussi : « communauté homos » ? « Le peuple des gais » ? « Les gens de sexe similaire » ? Je sens que cela travaille déjà dur, dans les couloirs des diocèses.

Il continuait son sermon en laissant penser qu’il restait une communauté que nous continuions de persécuter, malgré le degré de civilisation qui était le nôtre. « Et cette communauté que nous persécutons encore, ce sont les gay people. » Encore ? J’ai dû rater un truc dans son argumentation. Alors, voilà, mon prêtre se lance dans une défense lyrique des différences, une promotion de la tolérance. « Je ne veux pas faire partie d’une Eglise où tout le monde est d’accord avec moi. How dumb would that be ? » On sentait l’humour cool des jeunes casuistes de gauche, ce qui fit sourire la grande prêtresse d’un sourire félin. En remuant crânement sa crinière, elle semblait contente de son poulain. Ils communiaient tous dans l’idéologiquement correct, mais ils se savaient tous dans le collimateur des officiels, et le jeune type continuait son réquisitoire : « Je ne crois pas dans une Eglise donneuse de leçon, je ne crois pas dans une Eglise où tout le monde pense pareillement », et au moment où je crus qu’il allait annoncer à tout ce beau monde médusé que Dieu d’existait pas, ce dont pour ma part j’ai toujours été convaincu, le voilà qui prononce les paroles salvatrices : « I believe in one holy church, apostolic and catholic. » Ah bon, j’étais rassuré. Je commençais à me demander où j’étais, moi, et s’il n’allait pas prononcer l’imprononçable, genre que les parpaillots devaient avoir le droit de gambader dans la rue librement.

L’audience avait contracté l’habitude, au moment de prier, de se pencher en avant, le dos courbé, les mains croisées. Mais cette position était idéale pour recevoir des propositions de prières qui découlent d’une vision tragique de la vie. La messe sert un peu à cela, me semble-t-il, nous rappeler que nous sommes mortels, que les catastrophes, tout autour, sont le lot normal de la vie humaine, que la maladie et la mort nous entourent, et étreignent ceux que nous aimons. Et d’offrir des moments de silence pour méditer un peu. Ici, à Manchester, les gens se tordent les mains, se cachent la face et se courbent en quatre pour entendre des choses comme : « Prions pour le respect et la dignité des gay people, prions pour l’ouverture, pour ne pas cesser d’être ouverts, prions pour respecter les différences, pour la paix en Géorgie, pour que les Chinois reçoivent de nombreux bénéfices des événements actuels, et que les Etats trouvent une nouvelle façon de se respecter les uns les autres. » Je vous jure que ce que j’écris là, je l’ai entendu.

Messe cool, messe pour bobos, sauf qu’il n’y a pas de bobos dans l’assistance. Les bobos dorment, à cette heure-ci, ou alors ils boivent des boissons bio aux cafés tout en bois. Ou alors, ils font du VTT avec leurs enfants, en leur apprenant le nom et l’histoire d’un groupe de rock. Ici, dans la cathédrale, c’est plein de vieux qui, s’ils écoutaient, seraient, au mieux, confus qu’on leur parle d’homosexualité de bon matin.

De la difficulté de comprendre les femmes

Que se passe-t-il dans une femme ? Que veut-elle, qu’est-ce qui lui fait plaisir, qu’est-ce qui lui déplaît, qu’est-ce que le bonheur pour elle ? Les femmes savent-elles vraiment ce qu’elles veulent ? Nikki Gemmel, romancière australienne, répond que non. Journal intime d’une femme trentenaire, The Bride Stripped Bare (traduction française : La mariée mise à nu, publiée en poche) explore les désirs et les déceptions d’une épouse modèle qui oscille entre la jouissance et la déprime, le dégoût du sexe et l’obscénité la plus crue. Les féministes, dont je suis, réagiront peut-être en disant : « Encore ce vieux cliché qui enferme la femme dans une alternative pute/maman, etc. »

Mais là, c’est une femme qui se décrit ainsi. Et tout porte à croire que la situation de couple, la survie petite bourgeoise, les conventions sociales qui donnent d’elle l’image d’une petite épouse rangée, sont un carcan pour tout individu, quel que soit son sexe, qui veut s’émanciper. Alors, clandestinement, elle écrit un journal et elle fait des expériences illicites.

Peut-on être sûr de savoir ce qui satisferait une femme ?

Pour le savoir, il y a une solution que seule la fiction peut proposer. Une femme prend la plume et imagine un homme vierge, véritable table rase qui ne sait rien de rien, et elle lui apprend tout. L’héroïne rencontre l’homme en question, et s’emploie à l’initier aux joies de l’amour. Elle en fait sa chose, son amant parfait, elle lui enseigne tout ce dont elle a besoin, elle, pour trouver le plaisir. Il se trouve qu’en plus, grâce à la liberté donnée par la fiction, l’héroïne qui n’a jamais connu d’orgasme, « mouille » abondamment lors de ses rendez-vous avec le bel homme objet. Elle prend beaucoup de plaisir, elle le découvre dans son ampleur. Elle devrait donc être heureuse, et l’histoire devrait s’arrêter là. Or, elle décide d’en finir avec lui et de retourner à son mari qui ne lui donne pas de plaisir et qui n’est pas à l’écoute.

On a vu la même chose dans un film de Catherine Breillat. L’héroïne rencontre un personnage, incarné par un acteur porno tout à fait bien membré, qui l’aime, qui la respecte et l’honore exactement quand elle veut et comme elle veut. Il n’est pas qu’une machine à sexe, il est aussi disposé à se perdre dans d’interminables conversations avec elle ; bref un homme, un vrai, selon les fantasmes de la réalisatrice. Cela n’empêche pas l’héroïne du film de partir aussi, « de peur de tomber amoureuse », dit-elle.

C’est une grande différence entre les narrations féminines et masculines, et la grande force des premières : le lecteur n’a aucune idée de ce qui pourrait mettre un terme à l’insatisfaction de l’héroïne. Dans les narrations masculines, l’aspect tragique des choses vient de ce que le spectateur, qui s’identifie à un ou plusieurs personnages, ne voit pas d’issue devant des intérêts, des priorités ou des valeurs fondamentaux mais irréconciliables (la passion et le devoir, la haine et la pitié, etc.) Il y a conflit, mais on reste dans la maîtrise d’un sujet compréhensible. Le spectateur, le lecteur, sait ce qui apporterait le bonheur au(x) personnage(s), même s’il sait que c’est impossible (qu’Œdipe n’ait pas tué son père, qu’Andromaque soit laissée veuve ou qu’on lui rende son Hector, etc).

Dans les narrations féminines, le lecteur est tout à fait démuni à cet égard. Ce n’est pas que le bonheur soit impossible, au contraire l’héroïne ne désire que des choses réalisables, mais rien n’est suffisant, ou tout est décevant. L’héroïne de The Bride Stripped Bare court volontairement à son malheur, à son dépit, comme les héroïnes de Catherine Breillat, et même comme Emma Bovary.

La fin du roman devrait faire parler dans les estaminets : elle a un enfant et tout s’arrange. L’auteur préfère arrêter son roman avant que l’enfant devienne aussi une réalité décevante, c’est ce qui déçoit un peu le lecteur qui trouve un peu facile de terminer sur la gloire de la maternité comme étant la clé de tout. « Si tu veux guérir une femme, disait Zarathoustra, fais-lui un enfant. » Arrivera-t-on, et faut-il vraiment, sortir de ces clichés anti-féministes ? 

Un roman qui me pose problème, « Birmane » de C. Ono-dit-Biot

Pendant les 350 premières pages, je lui ai laissé le bénéfice du doute.

Le narrateur un peu con, journaliste raté et méprisant le tourisme, qui cherche la vraie aventure, tel le premier péquenot bobo venu, qui parle de l’Asie comme un monde où une sorte d’authenticité est encore possible, par opposition à l’Occident. Je me disais que c’était une posture esthétique, que le romancier jouait sur les clichés des voyageurs contemporains, reconnaissables à leur bêtise crasse et à leur phobie des touristes.

D’ailleurs, je continue de lui laisser le bénéfice du doute, à ce sujet. Birmane (Plon, Prix Interallié 2007) est une reprise des romans d’aventures tels que les Anglais y ont excellé à la grande époque coloniale. Hommage à Conrad et à Kipling. Et puis c’est un fait, j’ai lu ce livre assez facilement, jusqu’au dernier chapitre qui m’a paru plus ennuyeux, sans doute parce que c’est là que tous les fils narratifs devaient converger et faire sens. Ce roman a donc une certaine puissance envoûtante, malgré, ou grâce à une abondance de lieux communs, dans les personnages et l’écriture.

Le problème est qu’on n’y croit pas. Le lecteur sait toujours tout avant que la narration le dise. On comprend 200 pages à l’avance que la fameuse rebelle mythique des montagnes, c’est la Blonde que le narrateur rencontre à Rangoon. A la fin, quand il fait l’amour avec la Blonde en question, on comprend, avant qu’il ne le dise, qu’il s’agit en fait d’une femme birmane. (Sur ce point, soit il joue très fort sur les clichés, soit il nous prend pour des ignorants, car il est impossible, vous m’entendez bien, impossible de confondre une Asiatique et une Blanche. Pas à cause de ce que vous pensez (car non, les femmes asiatiques n’ont pas le vagin plus étroit que les femmes blanches), mais à cause des cheveux bien sûr. Ils n’ont pas la même consistance, pas la même souplesse. Rien de commun entre des cheveux blonds et des cheveux asiatiques.)

Cette impossibilité de croire à la confusion entre les deux femmes symbolise un peu l’ensemble du roman : c’est un chouette roman, sauf qu’on n’y croit pas. On ne croit pas à l’histoire, on ne croit pas à l’amour que le narrateur ressent pour la Blonde. Ce n’est pas parce qu’il écrit : « Elle était devant moi, magnifique. Ce que j’aimais cette fille ! » que l’on voit une femme magnifique et que le sentiment nous est communiqué. Moi, je n’ai ressenti aucun frisson pour cette femme, pourtant j’ai été amoureux de femmes blondes, je sais ce que c’est. Là, rien. Mais ce n’est pas le plus énervant.

Le plus énervant, c’est quand la Blonde s’éloigne, s’écarte, et va pleurer, cachant son mystère. Cette ficelle narrative qui vise à éveiller l’intérêt du lecteur, moi ça me donne envie de foutre des baffes. C’est la raison pour laquelle j’ai vite arrêté de regarder les épisodes de la série Lost. Trop facile, de laisser imaginer un passé dramatique en faisant pleurer un personnage, ou en lui donnant des regards perdus dans le vide. Les femmes qui font cela dans la vraie vie m’ennuient déjà considérablement, ce n’est pas pour les retrouver dans les livres.

Mais jusqu’au bout, je me demande si Ono-dit-Biot ne joue pas avec les clichés pour faire maniéré. Dans le cinéma, François Ozon le fait excellemment, par exemple. Dans la littérature, Echenoz en est le maître, mais là je n’arrive pas à me décider. Tous ces « Elle a serré les poings », « J’ai cru défaillir », « un monde du fond des âges. Intouché. »,  « Voir des touristes m’a agacé. Vous avez la Thaïlande, les mecs, laissez-moi la Birmanie. », tous ces stéréotypes de la fiction d’aventure, est-ce aussi con que cela en a l’air, ou cela ressortit-il à un projet littéraire référencé ? On atteint le condensé suprême de cette littérature prévisible à la page 430. Je cite in extenso car je pourrais être taxé de manipulation :

« J’ai rassemblé tout mon courage. Tout mon orgueil. J’ai prononcé cette courte phrase, universelle, si souvent foulée aux pieds parce que les adolescents et les chanteurs la murmurent à tour de bras. Sauf que moi, je ne l’avais jamais dite. Sauf peut-être au plus fort de (je coupe un peu parce que, pour le coup, recopier cette prose est une activité véritablement chronophage) … en français, en bon français, en beau français :– Je t’aime. »

Il faut savoir que la nana lui répond : « Pas moi », que nous, les lecteurs, on se dit qu’elle dit cela pour des raisons politiques, qu’avant de sortir, elle se retourne juste assez pour montrer ses larmes. Le problème est que si c’est du maniérisme, je ne vois pas où cela mène. Du pur point de vue musical, cela donne des phrases difficile, sans charme, dont la pire est sans doute, vers la dernière page : « J’aime cette fille à en crever, ma femme tigre blonde, ma Wei Wei humanitaire, ma princesse goldentriangulaire. » Les écrivains contemporains n’ont-ils plus de gueuloir ? Font-ils seulement attention à la sonorité de leurs phrases ?

Quitte à passer pour faux derche, je finirai en affirmant que c’est un roman intéressant pour les raisons suivantes. Il met en situation un pays entier, il permet de comprendre les enjeux de la région, c’est donc un roman à visée journalistique, comme l’indique le prix littéraire qui l’a récompensé. L’impression de ne pas rencontrer de Birmans est aussi une chose réussie, en ceci que le voyage en Asie est, effectivement, souvent réductible à des périples entre Occidentaux, avec des indigènes en paysage de fond. Enfin, des scènes, des lieux et des destins restent extraordinaires. La ville chinoise dédiée à la débauche en pleine jungle, le grand trafiquant de drogue qui se voulait l’égal du président des Etats-Unis, la puissance fictionnelle des entreprises réelles comme Total, ou des administrations comme le Consulat, tout cela donne un roman d’aventure asiatique, qui fait pâle figure devant La condition humaine mais qui se laisse lire, un week-end de printemps.  

Les Femmes asiatiques dans la littérature française

C’est inouï ce que les hommes changent, dans leurs désirs, leurs précaires désirs. Aujourd’hui, il est courant d’entendre dire que les femmes asiatiques sont merveilleuses, mais depuis quand les Occidentaux aiment-ils les femmes d’Extrême-Orient ? Il y eut d’autres époques où les mêmes femmes inspiraient de la répulsion aux mêmes hommes. A travers les romans et les récits de voyage, il possible de parcourir ce désir, et ses intermittences. Depuis combien de temps traînons-nous nos guêtres sur les côtes asiatiques ? Des siècles, mais je ne parlerai que des 150 dernières années.

Avant la première guerre mondiale, l’homme blanc n’aimait pas beaucoup la femme jaune. Pierre Loti, dans Madame Chrysanthème : « Bien laides ces Japonaises, bien laides. » Jules Verne, dans ses Tribulations des Chinois en Chine, ne parle d’une belle femme qu’en précisant qu’elle ressemble à une Européenne. Même Segalen, le grand amoureux de la Chine, écrit dans Equipée de belles lignes sur les femmes, mais qui ne donnent pas envie au voyageur libidineux : « … la Chinoise contemporaine ne peut rien apprendre, ne peut rien transmettre à sa comparse de chez nous, car (…) belle au-delà de toute commune mesure : ses joues se laquent, ses yeux s’immobilisent ; sa poitrine disparaît chastement ; sa bouche est petite, petite, trop petite, trop ronde… et parfaitement belle ainsi… paraît-il… ». J’aime ce « paraît-il », qui signe la gêne du poète, son embarras, comme les gourmands déstabilisés par une cuisine gastronomique trop sophistiqués pour eux.

Après la guerre, les Années folles voient un homme blanc nouveau, qui a peut-être sculpté lui-même une nouvelle femme asiatique. Henri Michaux parle admirablement de « la femme chinoise » qui, si on le suit, dépasse de beaucoup « la femme blanche » et « la femme arabe » sur le ventre de qui on se laisse rouler jusqu’au moment où l’on se rend compte que « l’Arabie nous sépare », (Un barbare en Asie). Les Années folles voient un homme qui se laisse griser par des femmes asiatiques envoûtantes.

Aujourd’hui, il est mal vu d’aimer les femmes d’Asie. Cela rappelle trop le temps où la prostitution était envahissante à Shanghai. Je crois voir deux extrêmes dans la littérature contemporaine. L’incontournable Houellebecq dont les héros de Plateforme jouissent du tourisme sexuel sans arrière-pensée. C’est glauque mais c’est efficace et ça pose parfaitement le décor de la situation des contacts entre les peuples. Ceux qui ont du fric et celles qui veulent une vie meilleure. A l’opposé, le narrateur de Birmane de Christophe Ono-dit-Biot (Plon, 2007) qui tombe amoureux d’une Française au Myanmar, et qui regarde les sublimes Birmanes sans en toucher une seule, ou alors par mégarde. Ce dernier point a son importance : Ono-dit-Biot ne peut se permettre de toucher une belle indigène de crainte d’être accusé de néo-colonialisme sexuel, mais il ne peut quitter la Birmanie sans le faire, alors son héros fait l’amour avec une Birmane dans le noir, pensant aimer une Française.   

On est passé d’un intérêt d’esthète, désexualisé, à un désir nerveux, entaché d’obscénité et suspect de néocolonialisme.   

Egotisme

Quand j’invite les gens à faire des blogs, ils me répondent souvent qu’ils ne veulent pas parler d’eux-mêmes, que cela manque de pudeur, qu’ils ne sont pas assez prétentieux pour cela. Souvent sont cachés deux sentiments derrière ce discours : premièrement il est dégradant d’écrire un blog et de dilapider son génie de cette facon un peu vulgaire ; deuxièmement il est dangereux d’écrire sur soi, dangereux que les gens vous saisissent et comprennent qui vous êtes réellement.

Le blog enseigne le contraire a ceux qui les écrivent. Dire qui l’on est, révéler des choses que l’on voudrait tenir secrètes n’est en fait pas dangereux du tout, car n’étant pas grand chose nous-mêmes, nos secrets ne pèsent pas bien lourd en réalité. Nous n’avons rien à cacher qui soit si important, car lorsque c’est révélé, rien n’a changé dans nos vies, rien n’a changé dans le regard des gens.

Au contraire, tout dire, sans retenue mais avec talent (si possible), avec manière, avec rapidité et avec classe, tout dire est un bon moyen d’échapper aux étiquettes que la puissance sociale aime poser sur les gens.

Stendhal disait tout, il en disait tellement que personne ne le comprend vraiment, personne ne le saisit. Ses romans nous intriguent, sa personnalité tantôt nous agace, tantôt nous illumine. « J’étais amoureux de ma mère, dit-il sans honte dans La vie d’Henri Brûlard. Je voulais couvrir ma mère de baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements. Elle m’aimait à la passion et m’embrassait souvent, je lui rendais ses baisers avec un tel feu qu’elle était souvent obligée de s’en aller. J’abhorrais mon père quand il venait interrompre nos baisers… » Stendhal aurait été passionné par la psychanalyse, s’il avait vécu jusqu’au XXe siècle, mais il ne se serait pas laissé enfermer dedans. Il aurait trouvé des parades pour être lui-meme, avec ses masques et ses pseudonymes, au point qu’en révélant tout, il aurait débordé et pris de vitesse les analystes.

« Le paradoxe de l’égotisme, écrit Gérard Genette, est à peu près celui-ci : parler de soi, de la manière la plus indiscrète, la plus impudique, peut être le meilleur moyen de se dérober. »

Première dame : visions

Si j’étais le président de la république, j’aurais épousé la même femme, je crois. Peut-être pas les autres, car je suis d’un naturel fidèle, mais je n’aurais pas résisté au charme de cette Carla Bruni. Comme le président, je me serais marié trop tôt, sans même réfléchir, en occultant les raisons de la rupture prochaine, d’ici quelques mois ou quelques années. Retomber amoureux, c’est un tel miracle.  

Rien qu’à lire l’interview qu’elle a donnée à L’express, on sent la douceur de sa voix et la franchise troublante de son regard, son pouvoir de séduction, son savoir faire dans l’approche des hommes. Je ne sais pas ce qu’il en est des femmes, mais je crois que les Français, dans leur ensemble, admettront que l’arrivée d’une telle femme près de soi, c’est un événement qui change toute la vie. Il y a des femmes plus ou moins douées pour le bonheur, plus ou moins douées pour en offrir à un homme, plus ou moins douées pour le recevoir d’un homme. Je la crois très douée.

Ce qu’elle a à dire sur la politique ou sur n’importe quoi d’autre, bon, tout le monde s’en fiche, mais un homme qui a des soucis ne demande pas à sa femme de dire des choses intéressantes. Il a Guaino pour cela. Non, l’homme aux soucis amoncelés demande bien plus que cela à une femme : il lui demande d’avoir une présence électrisante et apaisante à la fois. Très peu de gens en sont capables. Sur ce point, le point de la présence physique, je suis sûr qu’elle est bien plus douée que lui et plus douée que bien d’autres femmes.

Pour nous, simples citoyens, cette nouvelle première dame nous offrira enfin la famille royale que nous enviions à l’Angleterre. C’est vrai quoi, la Reine pète de travers, le prince William se fait pécho un joint au bec, et le monde entier en parle, sans même que l’image de l’Angleterre en sorte amoindrie, et c’est là que je tire mon chapeau à la Perfide Albion. Elle est perfide mais elle est rudement rouée. Nous, quitte à en souffrir par une image de république dégradée, nous sommes assurés d’une couverture médiatique internationale constante. Les journaux et les hommes du monde entier vont fantasmer, sans même sans rendre compte, sur notre première dame. C’est au moins une bonne chose pour le business, les fleurons de l’économie française que sont la mode, le luxe, la cosmétique, la chanson mielleuse, la gastronomie, le vin italien, les gondoles, la mozzarella buffala, aromatisée à la sauge séchée et accompagnée d’huile d’olive…

Italie, France, trop de beautés concentrées en un si petit espace.

En ces temps de retour du Moyen-âge, Sarkozy remonte sérieusement dans mon estime avec ce mariage interethnique : je suggère que désormais, nous revendiquions la souveraineté sur l’Italie. Qu’on l’envahisse une fois pour toute, qu’on la ravisse et qu’on l’étreigne. L’Italie nous rend fous d’amour depuis des siècles, laissons libre cours à nos vieilles envies d’union et de domination. 

Une femme française

J’ai vu perdre la France contre l’Angleterre dans un pub anglais, en conversant avec une Française qui détestait le rugby.

A Shanghai, le match en direct était diffusé à trois heures du matin. Pour faire passer les heures, une petite bande de sympathiques Français (au sens large du terme) s’était réunie pour une petite bringue des familles. La jeune femme était là mais n’avait pas l’intention d’aller voir le match, et moi j’avais le devoir de la faire rester avec nous.

Les amis voulaient aller voir le match chez les ennemis, dans un pub qui serait ouvert jusqu’à l’aube, pour les narguer un peu. Ils ne doutaient pas de la victoire des Bleus. La jeune Française n’avait aucune envie de supporter les hordes de supporters, le patriotisme vagissant, les mouvements de foule. Mais j’avais envie qu’elle reste car je savais d’expérience que la défaite de mon équipe avec une présence féminine m’aiderait à me rendre moins grossier, augmenterait ma joie en cas de victoire et adoucirait, voire supprimerait ma tristesse en cas de défaite.

Notre soirée nous entraînait en pente douce jusqu’à l’heure du match, à trois heures du matin. Ses amies et votre serviteur appréciaient sa présence et voulaient la convaincre de ne pas aller se coucher. Elle n’avait pas sommeil, du reste, et aurait volontiers passé la nuit entière à faire des folies dans des voitures, des jardins et sur des plages. Il est vrai qu’on aurait pu partir au bord de la mer, ça nous aurait changé du sport télévisé.

Sa conversation était extrêmement charmante et m’a fait sentir le plaisir de rencontrer des Françaises. Si nous sommes bien souvent, mes compatriotes et moi, pénibles ou arrogants, force est de reconnaître que les femmes françaises possèdent parfois un style, une manière de parler, de regarder, de rire, qui est irremplaçable, inimitable ; il est impossible de résister à ce mélange subtil de douceur, d’intelligence, d’ironie, de sensualité, d’écoute, d’esprit, d’idée et de gentillesse.

Elle a fini par se laisser convaincre, mais jusqu’au bout elle menaçait de rentrer chez elle, où l’attendait je ne sais qui.

Alors que les XV de France dominait sans faire la différence, mon amie passait d’un convive à l’autre. Quand elle commençait à s’ennuyer, je la reprenais sous mon aile et me plongeais dans ses yeux bruns. J’oubliais ainsi Chabal et Wilkinson, Laporte et Blanco (il ne joue plus Blanco, si ?), pour un aller simple dans une rencontre d’où on ne revient jamais. Même passagère, même sans lendemain, la rencontre d’une femme de grande qualité est une richesse irremplaçable. Et cette peau blanche, ce visage si peu rond, si peu caoutchouteux, il y a tant à lire sur le visage d’une Française. J’eus le sentiment qu’on ne pourrait jamais s’ennuyer avec elle.

En sortant du pub, elle convint avec moi que finalement, venir au match avait été une bonne idée. Par dessus tout, nous convînmes que la défaite des Bleus était positive : il n’y aurait pas de finale, et la cote de Sarkozy allait cesser de suivre la cote médiatique des sportifs dépités. Alors que le jour se levait, et que je lui pris la main, oui, nous avions des raisons de nous réjouir.

Le sarkosysme à Shanghai, au petit matin

Le jour était sur le point de se lever. Patrick reprit une de mes réparties idiotes par un tonitruant : « Moi, je suis sarkozyste, à fond, alors tu peux y aller. » Chouette, une conversation politique pour finir la soirée.

Patrick, je ne le connaissais que depuis une heure, et il avait déjà commis un certain nombre d’erreurs, comme de prendre les hôtesses de ce bar pour des putes. Je lui ai lancé le défi d’en ramener une chez lui, à quoi il répondit qu’il était marié.

Sarkozy, Patrick l’adore, c’est simple. Comme rarement on a adoré un homme politique. Que pense-t-il alors de sa façon de creuser la dette ? Patrick nie que son héros ait pu creuser la dette. Il dit : « Quel déficit ? Où vois-tu que le budget a été creusé ? » Le fait même, reconnu par tous, par le gouvernement lui-même, le fait que la dette soit creusée de 15 milliards par an, est mis en doute. S’il parvient à convenir que c’est une réalité, mais ça prend du temps, il dit : « Mais au moins il tente ! Toi tu critiques mais tu ne proposes rien ! »  

Le plus étonnant, chez le sarkozyste du petit matin, c’est qu’il ressemble à Sarkozy, il a la même façon de poser les problèmes, c’est-à-dire de les nier, de les remplacer par des formules, et au besoin, d’ignorer la réalité. J’avais remarqué cela sur des blogs de gens de droite ; la formule marketing remplace l’idée : « libérer les intelligences », « aller chercher la croissance ».

Pendant longtemps, la droite critiquait la gauche car elle se permettait de creuser la dette pour financer ses mesures de relance. L’homme de droite se présentait comme le bon gestionnaire, le père de famille responsable qui ne peut dépenser plus qu’il ne gagne. Aujourd’hui, la droite et ses hommes sont pris de tournis. Ils nous endettent plus que la gauche ne l’a fait (quand elle l’a fait). Ils parient sur l’avenir, sur le retour de la croissance, nous sommes entre les mains de joueurs de poker.

Patrick me dit que je n’ai pas le droit de parler car je ne paie pas d’impôts. « Va payer des impôts en France et après tu viendras discuter. » Il me traite de mauvais Français et se réjouit d’entrer dans un monde où tout le monde galèrera vraiment. De son propre aveu, la boîte qu’il a montée à Shanghai est en train de s’écrouler. « Pas parce que je suis mauvais, mais parce que je ne veux pas que ça marche. » Les cadeaux fiscaux donnés aux plus favorisés ? « C’est très bien, dit Patrick, il en faut des riches. On a besoin de riches, pas de pauvres. »

Il se retourne vers une hôtesse pour lui baragouiner en anglais qu’il est marié et qu’il n’a pas l’intention d’aller au lit avec une autre femme. L’hôtesse est un peu choquée qu’on lui parle sur ce ton, et elle s’éloigne avec une mine d’incompréhension.

Les idées embrouillées, il a fallu se séparer au moment où le jour donne à notre visage une pâleur maladive.  

Prostituée ou entraîneuse ?

Quand on vit à Shanghai et qu’on veut voir un match de football européen, il convient de sortir dans les cafés tapageurs aux lustres éclatants et d’attendre trois heures du matin.

En ce temps de coupe du monde de rugby, plus personne ne s’intéresse au football, donc j’ai failli rater le match de l’Olympique lyonnais contre le Barca en ligue des champions. J’avoue sans honte que je ne m’intéresse à aucun autre sport, car un seul prend suffisamment de temps, et j’ai d’autres choses à faire qu’à regarder des matchs de volley, de handball, de basket et de polo. Et je n’ai aucune joie à regarder courir des gens qui font la course, ni des gens qui sautent, qui plongent, qui tournoient, qui luttent ou qui soulèvent des choses.
Le football me suffit, comme sport. Il se trouve qu’en plus, il met à l’honneur le pied, ce que je trouve philosophiquement sympathique.
Les bars de sport m’annoncèrent que non, ils ne diffuseraient pas le match de Lyon. Alors je me laissais tenter par un bar où des entraîneuses m’encourageaient à entrer pour accompagner leur soirée. Une théorie de jeunes femmes qui ne savaient pas comment s’y prendre avec moi, au début, jusqu’à ce que la plus expérimentée sût me faire desserrer les dents. Je payais un verre aux trois demoiselles qui me faisaient passer le temps. L’une d’elles lut mon avenir dans les lignes de ma main gauche.

Je demandais s’ils diffuseraient le match du Camp Nou, cela dépendait du nombre de clients. Des verres de tequila furent offerts par la patronne, et leur effet ne se fit pas attendre : on commanda d’autres verres payant. La fille plus expérimentée était plus âgée que les autres, elle approchait peut-être de la trentaine, ou l’avait dépassée. Quand elle me fit toucher son ventre, je pouvais imaginer qu’elle avait déjà fait un enfant. Elle avouait très vite qu’elle avait faim et sommeil.

Des amis arrivèrent, peu avant trois heures. Ils doutaient que le match pût être diffusé, et pourtant leur présence seule assurait que le bar resterait ouvert. Entre temps, la jolie trentenaire avait fait de moi son partenaire de soirée. Nous entretenions une relation privilégiée, elle se blottissait contre moi, me donnait de la tendresse, et je lui payais des gin tonic. Quand je m’absentais, d’autres hommes l’approchaient pour obtenir leur part de caresse, car les filles de cet établissement étaient prudes, c’était des étudiantes en relations internationales qui n’avaient aucunement l’intention d’être prises pour des filles de mauvaise vie. Elle mettait de la distance avec ces Apollons et m’attendait fidèlement.

Quand le match eut lieu, j’évaluais enfin l’immense bénéfice qu’il y a à regarder son équipe dans les bras d’une inconnue. Les joueurs de Lyon étaient médiocres, ils se faisaient dépasser dans tous les secteurs du jeu, et, sans ma nouvelle amie, j’aurais été énervé, renfrogné, morfondu. C’est elle, et elle seule, qui m’a aidé à passer la nuit sans amertume. Comme je regardais l’écran de télévision, elle pouvait continuer sa conversation avec ses collègues, qui riaient de nous voir enlacés comme un petit couple. Visiblement, je n’étais pas un client fatigant, les baisers que nous nous prodiguions nous aidaient, elle à se tenir éveillée, moi à supporter l’inanité de l’Olympique lyonnais. A chaque but encaissé, je prenais refuge dans sa chevelure odorante, et elle se pressait contre moi pour me consoler.

Prostituée ou entraîneuse ? La limite est peut-être fine pour beaucoup. Il n’y eut entre nous ni sexualité ni argent. Celui que je dépensais profitait au bar, et elle en obtenait sans doute un pourcentage. Au final, je ne me suis pas fait plumer davantage que lors d’une longue soirée en ville avec des amis. Si je n’avais pas eu à travailler le lendemain matin, je lui aurais peut-être proposé de venir dormir avec moi. Elle aurait peut-être refusé.
Plus tard, je discutais avec une de ses collègues, étudiante dans une grande université de Shanghai. Ses projets d’avenir et ses priorités étaient les mêmes que celles de l’immense majorité de mes étudiantes : donner de l’argent à ses parents, leur acheter une maison. Puis il était l’heure d’aller prendre une douche pour être frais et dispos dans mes salles de classe.
En cours, je regardais mes étudiantes et pensais : « Y en a-t-il, parmi elles, qui se font de l’argent de poche de cette manière ? Si oui, ont-elles seulement la force d’écouter ce que je leur dis ? »

Une nuit avec Flore

Flore a voulu rester dormir chez moi. Je lui ai donné une serviette de bain, un t-shirt pour la nuit. Elle m’a rejoint au lit, les jambes nues sous le t-shirt noir bien trop grand pour elle. Elle était adorable, ses jambes étaient la douceur même.

Il fallait que la nuit reste chaste. Coucher avec Flore revenait à mettre le doigt dans un engrenage de relations qui menait soit au mariage soit à des déceptions inutiles. N’étant pas vraiment amoureux d’elle, et encore moins intéressé à l’idée de lui passer la bague au doigt, je passerais nécessairement pour un salaud. Plusieurs fois, dans la nuit, je me réveillais et sentais son corps près du mien. 

Au réveil, nous ne pûmes empêcher quelques caresses de circonstances ; il est humain de se souhaiter une bonne journée. Pour ne pas me laisser tenter, je me levai, m’habillai et sortis chercher le petit déjeuner.

Ensemble au réveil, ensemble au petit déjeuner, Flore dans ma salle de bains, mes sandales aux pieds, elle évoluait comme si elle était chez elle. Nous répétions une vie de couple, nous prenions nos marques, nos distances. Nous avions des gestes que nous reproduirions plus tard si la vie nous fait vivre ensemble. Elle regardait la télé au salon tandis que je lisais au lit. Je corrigeais des copies pendant qu’elle menait sa vie chez moi. Notre présence l’un à l’autre était naturelle. C’est l’enseignement de cette nuit avec Flore : notre amitié peut se transformer en relation amoureuse, si besoin est, ou si le hasard nous y conduit.